CA Paris, 1re ch. sect. concurrence, 27 janvier 1995, n° ECOC9510019X
PARIS
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Brasseler (Sté), CMS Dental (Sté)
Défendeur :
Ministre de l'Économie
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Feuillard
Avocat général :
Mme Thin
Conseillers :
Mmes Pinot, Kamara
Avoué :
SCP Varin-Petit
Avocats :
SELAFA Le Pen-Navarre-Stebel, SCP Lévy, associés
Saisi par la société Distribution logistique dentaire et médicale (DLM Diadent), entreprise de vente par correspondance de matériel dentaire, de pratiques anticoncurrentielles reprochées à la société Courtage et Montage du Saumurois (CMS Dental), importateur exclusif en France d'instruments de marque Komet fabriqués par la société de droit allemand Brasseler, le Conseil de la concurrence (le conseil) a, le 26 avril 1994, par décision n° 94-D-28 :
- estimé que, pour les préparations coronaires périphériques de la dent et pour le travail de l'émail dentaire, les instruments rotatifs diamantés sont les seuls à être utilisés par les praticiens ; qu'il n'existe donc pas de substituabilité entre les divers instruments rotatifs en tungstène ou en carbure de silicium et les instruments rotatifs comportant une surface de cristaux de diamant leur conférant une " micro-dureté Vickers de 8000 IIV " qui constituent un marché spécifique sur lequel les pratiques incriminées sont à examiner ;
- décidé que, en excluant la vente par correspondance de la commercialisation des instruments dentaires rotatifs diamantés de la marque Komet, les sociétés CMS Dental et Brasseler ont, jusqu'en 1990 (date à laquelle la première est devenue filiale de la seconde), contrevenu aux dispositions de l'article 8 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 sans pouvoir se prévaloir des dispositions exonératoires de l'article 10-2 ;
- retenu que Brasseler, disposant avec son distributeur exclusif en France, CMS Dental, d'une disposition dominante sur une partie substantielle du marché commun, a, en usant de la pratique d'exclusion concernant des acteurs économiques réalisant environ 15 % de la distribution des instruments rotatifs diamantés en France, enfreint les dispositions de l'article 86 du traité instituant la Communauté européenne ;
- infligé, par application de l'article 13 de l'ordonnance susvisée, dans la limite de l'alinéa 2 de l'article 22, les sanctions pécuniaires suivantes :
* 500 000 F à Brasseler ;
* 400 000 F à CMS Dental ;
- ordonné une mesure de publication.
Les sociétés CMS Dental et Brasseler ont formé un recours contre cette décision au soutien duquel elles font valoir :
Que le conseil n'a pas exactement défini le marché en cause, lequel doit être défini à travers des données techniques, économiques et commerciales, dès lors que les abrasifs diamantés ne sont pas insubstituables à d'autres instruments rotatifs, d'une part, et sont également utilisés par les prothésistes, d'autre part ;
Que la preuve n'est pas rapportée d'un lien de causalité entre le refus de vente dont s'est plainte DLM Diadent et la position dominante de CMS Dental et Brasseler sur le marché en cause dont seule l'exploitation abusive, est répréhensible ;
Que l'article 86 du traité instituant la Communauté européenne est inapplicable dès lors que les pratiques incriminées ne sont pas susceptibles d'affecter le commerce entre les Etats membres.
Les sociétés requérantes concluent à la réformation de la décision du conseil en ce qu'elle a retenu comme marché spécifique le marché des instruments rotatifs diamantés et demandent à la cour de constater qu'elles n'ont pas commis d'abus de leur position dominante sur le marché.
Usant de la faculté qui lui est offerte par l'article 9 du décret du 9 octobre 1987, le conseil a présenté des observations écrites pour préciser que l'absence de substituabilité entre les instruments rotatifs et les instruments rotatifs diamantés, dont il est fait un usage exclusif pour les travaux relatifs aux préparations coronaires périphériques de la bouche et pour le travail de l'émail dentaire, ne permet pas de retenir leur appartenance à un même marché.
Aux termes des observations écrites qu'il a oralement développées à l'audience, le ministre de l'économie expose que, quelle que soit la délimitation du marché pertinent, la question est, en l'espèce, secondaire en raison de la position dominante détenue par Brasseler et CMS Dental et conclut au rejet de tous autres moyens invoqués par les requérantes.
Mises en mesure de répondre aux observations du conseil et du ministre de l'économie dans les conditions prévues par l'ordonnance prise par le magistrat délégué du premier président le 12 septembre 1994, CMS Dental et Brasseler ont maintenu leurs moyens et ont sollicité la réduction des sanctions infligées en invoquant la faible importance de l'atteinte au marché.
Intervenante, DLM Diadent a déposé, le 16 novembre 1994, un mémoire aux termes duquel elle conclut à la confirmation de la décision du conseil en insistant, en ce qui concerne la délimitation du marché, sur la contrainte technique absolue nécessitant l'utilisation d'instruments diamantés pour le travail de l'émail, en relevant que l'abus de position dominante a été mis en évidence par la décision rendue le 15 septembre 1993 par la cour, en retenant que le commerce intracommunautaire se trouve affecté par la pratique incriminée au regard de la place sur le marché en cause des entreprises concernées par le refus d'approvisionnement.
Les requérantes ont conclu au rejet des débats des écritures susvisées et des pièces qui y sont annexées, faute par l'intervenante d'avoir respecté, d'une part, les délais de procédure fixés en application du décret susmentionné, d'autre part, le principe de la contradiction.
A l'audience, le ministère public a oralement développé des conclusions visant au rejet du recours, en estimant toutefois que le marché en cause ne peut être restreint aux instruments diamantés.
Sur quoi, LA COUR,
Sur la procédure :
Considérant qu'aux termes de l'article 7 du décret du 19 octobre 1987 une personne, partie en cause devant le conseil, dont les droits et charges risquent d'être affectés par le recours, peut se joindre à l'instance selon une déclaration écrite et motivée dans les conditions prévues par l'article 2 dans le délai d'un mois après la réception de la lettre prévue par l'article 4 ;
Qu'il en résulte que l'intervention volontaire par jonction à l'instance est soumise aux mêmes règles de forme et de recevabilité que les recours principal ou incident ; qu'en particulier elle doit être formée dans le délai d'un mois après la notification de la décision et motivée dans les deux mois de cette notification ;
Qu'il s'ensuit que l'intervention formée par DLM Diadent doit être déclarée irrecevable pour avoir fait l'objet d'une déclaration, le 14 novembre 1994, au greffe de la cour, soit plus d'un mois après la notification du recours qui lui a été adressée le 18 juillet précédent, étant encore précisé que ladite intervention n'a pas été motivée dans les deux mois de cette notification, le mémoire n'ayant été déposé que le 16 novembre 1994 ;
Sur la pratique incriminée :
Considérant qu'à partir du mois de décembre 1988, faisant application d'un protocole du 15 janvier 1980 additionnel au contrat d'exclusivité pour la distribution en France des instruments dentaires de marque Komet conclu le 8 décembre 1976 avec Brasseler, CMS Dental, agissant à la demande expresse de son fournisseur, a refusé la vente desdits produits aux entreprises spécialisées dans le négoce par correspondance de fournitures médicales aux chirurgiens-dentistes, notamment DLM Diadent, qui a saisi le conseil ;
Considérant que les moyens visant à contester la pertinence du marché défini par le conseil sont en l'espèce sans portée réelle dans la mesure où il est établi, et d'ailleurs non sérieusement contesté, que CMS Dental, agent exclusif des produits de marque Komet fabriqués en Allemagne par Brasseler, occupe une position dominante tant sur le marché des instruments rotatifs que sur le segment de marché des instruments rotatifs diamantés sur lequel sa part de marché représente 56 p. 100 en volume et plus de la moitié en valeur;
Qu'au demeurant les instruments rotatifs diamantés sont une partie significative du marché des instruments rotatifs en général et leurs qualités spécifiques ainsi que leur notoriété font que les instruments rotatifs non diamantés ne sont pas substituables aux instruments rotatifs diamantés ;
Considérant qu'il résulte encore de l'enquête administrative que la position dominante des requérantes ressort, outre de la notoriété de la marque, de l'importance de la gamme des produits présentés (près de 4 000 articles), de leur diffusion sur le territoire national et d'une structure atomisée de la concurrence, puisque seul un autre distributeur dépasse un volume de 10 p. 100 (12,45 p. 100), trois autres entreprises occupant moins de 1 p. 100 du marché ;
Que ces avantages ont permis à CMS Dental et à son fournisseur de se dégager des conditions de la concurrence ;
Considérant que la mise en œuvre de la clause contractuelle, qui exclut les entreprises de vente par correspondance de la commercialisation des produits en cause, s'analyse en un abus de position dominante en l'absence d'éléments objectifs justifiant l'exclusion sans qu'il soit besoin, comme le soutiennent à tort les requérantes, d'établir un lien de causalité entre la position dominante et le refus de vente ;
Qu'il n'est pas démontré en effet que les dépôts dentaires étaient seuls capables, d'une part, d'assurer une distribution dans les conditions conformes à l'image " haut de gamme " dont jouissent les produits en cause et de permettre la présentation de la totalité des instruments sophistiqués fabriqués par Brasseler, d'autre part, de fournir aux praticiens les informations directes sur leurs caractéristiques et leur domaine d'application ; que, sur ce point notamment, il n'est pas justifié que l'ensemble des dépôts dentaires disposent d'un personnel spécialisé, apte à fournir les informations techniques appropriées sur toutes les catégories d'instruments de la marque Komet ;
Qu'il n'est pas justifié, à l'inverse, que la vente par correspondance soit inapte à répondre à l'exigence de conseil au consommateur voulue par les requérantes selon les moyens appropriés à cette forme de commercialisation ; qu'en particulier il n'est pas démontré que l'information sur les produits ne figurant pas sur les catalogues de vente par correspondance, qui visent les produits les plus courants, ne puisse être fournie par d'autres procédés tels que l'envoi de documents supplémentaires, une assistance téléphonique par des professionnels qualifiés ou l'accueil dans des points de vente, mis en œuvre par DLM Diadent ;
Considérant enfin qu'il n'est pas établi que la pratique incriminée est indispensable à l'objectif de progrès que prétendent atteindre les requérantes dès lors qu'il n'est pas acquis que les entreprises exclues seraient incapables de fournir une information appropriée sur les produits en cause et que le conseil à la vente serait le seul moyen propre à faire connaître la totalité des produits de la gamme :
Sur l'application de l'article 86 du traité de la Communauté européenne :
Considérant que les requérantes ne peuvent sérieusement prétendre que le commerce intracommunautaire n'est pas affecté par l'exclusion de vente opposée par une entreprise française à une autre société française, dès lors que l'exclusion porte sur des produits fabriqués en Allemagne par Brasseler, laquelle détient une position dominante sur une partie substantielle du territoire communautaire et vise les sociétés de vente par correspondance détenant 15 % du marché français des instruments rotatifs diamantés;
Que la pratique incriminée entre dans le champ d'application des dispositions susvisées ;
Sur les sanctions :
Considérant que le conseil a exactement apprécié la gravité des faits reprochés aux requérantes et le dommage causé à l'économie en relevant, d'une part, l'importance de Brasseler et CMS Dental sur le marché, ainsi qu'il a été dit, d'autre part, l'incidence, fût-ce de manière potentielle, de l'absence de produits de la marque Komet dans les catalogues des sociétés de vente par correspondance ;
Que c'est donc vainement que Brasseler et CMS Dental font valoir que l'atteinte au marché a été faible dans la mesure où les entreprises visées par la clause d'exclusion ont pu s'approvisionner, les livraisons ayant été maintenues ;
Que les mesures annoncées par CMS Dental pour l'année 1995 sont sans incidence sur le montant des sanctions pécuniaires ;
Que, sur ce point, il n'est pas discuté par les requérantes que les sanctions prononcées représentent moins de 5 p. 100 du chiffre d'affaires de leur dernier exercice clos ; que, compte tenu des éléments individuels et généraux retenus, le conseil, au vu des informations résultant des comptes produits, a fait une exacte appréciation du montant des sanctions pécuniaires infligées ;
Par ces motifs : Dit irrecevable l'intervention volontaire formée par DLM Diadent ; Rejette le recours formé par les sociétés Brasseler et CMS Dental contre la décision du Conseil de la concurrence n° 94-D-28 du 24 avril 1994 ; Met les dépens à la charge des requérantes.