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Décisions

CA Paris, 1re ch. H, 28 mars 2000, n° ECOC0000128X

PARIS

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

Ministre chargé de l'Économie

Défendeur :

Financière Granulats (Sté)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

Mme Favre

Conseillers :

Mme Radenne, M. Savatier

Avoués :

SCP Valdelièvre-Garnier, Roubert

Avocat :

Me Utzschneider.

CA Paris n° ECOC0000128X

28 mars 2000

Le 22 décembre 1995, le ministre chargé de l'économie (le ministre) a saisi le Conseil de la concurrence des pratiques mises en œuvre dans le secteur du béton prêt-à-l'emploi dans les régions Bourgogne, Centre et Île-de-France.

Par décision n° 99-D-48 en date du 6 juillet 1999, le Conseil de la concurrence a prononcé un non-lieu à poursuivre sur le fondement de l'article 20 de l'ordonnance du 1er décembre 1986, au bénéfice de la société Redland Granulats Nord, aux motifs, d'une part, que les éléments du dossier ne suffisaient pas à démontrer l'existence d'une entente anticoncurrentielle au regard de l'article 7 de l'ordonnance, le grief d'entente n'ayant pas été retenu par le rapporteur au stade de la notification des griefs, et d'autre part, que la société Redland n'était pas en position dominante sur le marché pertinent, les pratiques litigieuses ne pouvant en tout état de cause constituer un abus au sens de l'article 8 de l'ordonnance.

Le ministre a formé, le 5 novembre 1999, un recours en annulation de cette décision en demandant à la cour de renvoyer l'affaire devant le Conseil de la concurrence aux fins d'instruction complémentaire, aux motifs que les pratiques visées, objet de la saisine du conseil, étaient susceptibles d'être constitutives d'une entente anticoncurrentielle.

Vu le mémoire du ministre chargé de l'économie en date du 6 décembre 1999 ;

Vu le mémoire présenté par la société Financière Granulats, venant aux droits de la société Redland Granulats Nord, en date du 10 janvier 2000, tendant à l'irrecevabilité et au rejet du recours formé par le ministre ;

Vu la lettre, déposée le 17 janvier 2000 par laquelle le Président du Conseil de la concurrence indique qu'il n'entend pas user de sa faculté de présenter les observations écrites ;

Vu les observations du Ministre déposées le 24 janvier 2000 ;

Vu le mémoire complémentaire présenté par la Financière Granulats en date du 24 janvier 2000 ;

Le Ministère public ayant été entendu en ses observations orales tendant au rejet du recours au motif que la phase d'instruction était irrémédiablement révolue ;

Le requérant ayant été entendu en dernier ;

Sur ce, LA COUR

Sur la procédure,

Sur la recevabilité du recours du ministre au regard de l'article 4 du décret du 19 octobre 1987,

Considérant qu'aux termes de l'article 4 du décret du 19 octobre 1987, le demandeur au recours contre une décision du Conseil de la concurrence doit, dans les cinq jours qui suivent le dépôt de la déclaration, à peine d'irrecevabilité du recours, en adresser par lettre recommandée avec demande d'avis de réception une copie aux parties auxquelles la décision du conseil a été notifiée ;

Considérant que la Financière Granulats soutient que ces formalités n'ont pas été respectées par le Ministre, que la copie de déclaration de recours a été reçue après le délai de cinq jours susvisé, et que, dès lors, le recours du Ministre est irrecevable ;

Considérant que les destinataires de la notification de la décision du conseil sont le Ministre chargé de l'économie et la société Redland Granulats Nord ; qu'il ressort des pièces du dossier que le Ministre a bien envoyé à cette dernière, la copie de sa déclaration de recours, dans les délais prévus, à l'adresse figurant dans ladite notification ; que les dispositions prévues à l'article 4 du décret du 19 octobre 1987 ont ainsi été respectées ;

Qu'il s'ensuit que le moyen tiré de l'irrecevabilité doit être rejetée ;

Sur l'irrecevabilité du recours du ministre tirée de l'existence d'une demande nouvelle,

Considérant que la Financière Granulats fait valoir que la demande du Ministre aux fins d'instruction complémentaire par le Conseil de la concurrence est irrecevable car nouvelle et formulée pour la première fois devant la cour ;

Que le ministre réplique que le conseil est saisi in rem, c'est-à-dire, des pratiques effectuées sur un marché donné et qu'en conséquence il n'est lié ni par les termes de la saisine ni par les demandes d'un plaignant, ni par la qualification des faits proposée par les auteurs de la saisine, de sorte que sa demande d'instruction complémentaire ne peut s'analyser en une demande nouvelle.

Mais considérant que l'objet de la demande du Ministre est le renvoi de l'affaire pour instruction complémentaire devant le Conseil de la concurrence ; que, saisi in rem, ce dernier a pour fonction de qualifier les pratiques effectuées sur un marché donné au regard des éléments de preuve qu'il retient ; qu'il n'est lié ni par les termes de la saisine ni par les demandes d'un plaignant ;

Qu'au demeurant le Ministre a présenté une demande de notification d'un grief supplémentaire sur le fondement de l'article 7 de l'ordonnance, dans ses observations en réponse à la notification des griefs et dans celles en réponse au rapport ;

Qu'il s'ensuit que la demande formée par le Ministre, qui n'est pas nouvelle, est recevable ;

Sur l'absence de mise en cause des autres sociétés participantes à la prétendue entente,

Considérant que la demande de renvoi pour instruction complémentaire devant le Conseil de la concurrence se fonde sur une présomption d'entente entre les sociétés Redland Granulats Nord, Unimix, Béton de France et Béton Chantiers de Bourgogne à partir de documents provenant des dites sociétés ;

Considérant que la Financière Granulats prétend que le fait que ces pièces n'ont pas fait l'objet d'un débat contradictoire rend la demande du Ministre irrecevable ;

Mais considérant que les pièces utilisées par le Ministre à l'appui de son recours sont régulièrement versées au dossier et sont opposables à la société Financière Granulats ; que le fait qu'elles n'ont pas été débattues contradictoirement par les sociétés non en cause, résultant de ce qu'aucun grief sur le fondement de l'article 7 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 n'a été notifié par le conseil, ne saurait rendre irrecevable la demande d'instruction complémentaire, laquelle a justement pour objet la mise en œuvre d'un débat contradictoire, portant, le cas échéant, sur les pièces litigieuses ;

Que le moyen d'irrecevabilité soulevé doit donc être rejeté.

Sur le fond,

Sur la demande de renvoi à l'instruction devant le Conseil de la concurrence,

Considérant que le Ministre chargé de l'économie fait valoir qu'il existe un faisceau d'indices révélant des pratiques de concertation sur les prix et de répartition de marché entre les sociétés Redland Granulats Nord, Unimix, Béton de France et Béton Chantiers de Bourgogne présentes dans le secteur du béton prêt-à-l'emploi dans les régions Bourgogne, Centre et Île-de-France ; qu'il soutient également que les pratiques de dénigrement et d'intimidation à l'encontre de la société gérée par Monsieur Boscariol (société B de P), notifiées par le rapporteur comme contraires à l'article 8 de l'ordonnance du 1er décembre 1986, nécessitent leur réexamen sous l'angle de l'article 7 de ladite ordonnance, dans la mesure où le dénigrement fait partie intégrante de la concertation relative à la répartition des marchés ;

Considérant qu'à défaut de documents formalisés, datés et signés, la preuve d'une entente peut résulter d'indices variés, dans la mesure où, après regroupement, ils constituent un ensemble de présomptions suffisamment graves, précises et concordantes;

Considérant que le Ministre soutient que constituent les indices de l'existence de répartitions concertées de marché et de quotas de production, d'une part les déclarations de Monsieur Boscariol, producteur indépendant, consignées dans des procès-verbaux, faisant état de réunions entre les filiales susvisées, d'autre part les mentions portées sur les agendas de Monsieur Sonnet, directeur du secteur Bourgogne Franche-Comté de la société Unimix relatives à des réunions " OPEP ", enfin un document saisi au sein de la société Redland Granulats Nord, intitulés " prévisions 2814 Pithiviers 1993 ", recensant une trentaine de sociétés et présentant en face de chaque nom un nombre pour février, mars, avril et mai, qui concernerait obligatoirement " des répartitions de marchés prévisionnels, instaurant des quotas de production " ; qu'il fait encore état de documents saisis dans les locaux de la société Béton chantiers de Bourgogne mentionnant un maintien des parts de marché et un statu quo avec les grands groupes, des notes manuscrites de Monsieur Sonnet portant l'indication des noms de différentes villes avec les noms des sociétés ayant effectué des chantiers, avec l'expression " pas d'accord " en face de deux de ces villes, d'un tableau saisi dans les locaux de la société Unimix sur lequel figure les mentions " réali " et " couverture " en face du nom de plusieurs entreprises clientes ;

Que le requérant invoque par ailleurs l'uniformité de la politique tarifaire dans les zones où les filiales des grands groupes rencontrent une concurrence des producteurs indépendants (identité des hausses de tarifs), et enfin la mise en œuvre par la société Redland Granulats Nord d'une stratégie d'éviction de marché, s'appuyant sur des manœuvres de dénigrement et d'intimidation, à l'encontre de la société à responsabilité limitée Béton CB ;

Mais considérant que le Conseil de la concurrence a apprécié de manière exhaustive et parfaitement cohérente l'ensemble des éléments présentés par le Ministre comme constitutifs des indices d'une entente ; qu'il a exactement relevé que les documents saisis, s'ils permettaient de constater que chaque société avait constitué ses propres statistiques et procédait à des estimations, ne démontraient ni que les sociétés Unimix, Béton Chantiers de Bourgogne, Redland Granulats Nord et Béton de France se seraient entendues pour établir des quotas de production et pour se répartir les marchés, ni que l'identité des hausses de tarifs qu'elles ont pratiquées et des dates de leur application ne résulterait pas d'un simple alignement mutuel ; qu'enfin rien ne permet de dire que les pratiques de dénigrement et d'éviction invoquées procéderaient d'une politique concertée des sociétés susvisées ;

Qu'ainsi, même appréciés dans leur ensemble, les éléments de fait invoqués par le Ministre ne constituent pas un faisceau d'indices précis, graves et concordants de nature à caractériser l'entente alléguée;

Que, par ailleurs, le requérant n'établit, ni même n'allègue, que d'autres indices seraient susceptibles d'être découverts à l'issue d'une nouvelle instruction ;

Que dès lors la demande de renvoi pour instruction complémentaire devant le Conseil de la concurrence n'est pas justifiée et doit être rejetée ;

Par ces motifs, Rejette le recours formé par le Ministre contre la décision n° 99-D-48 du Conseil de la concurrence, Laisse les dépens à la charge du trésor Public.