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Décisions

CE, 3e et 8e sous-sect. réunies, 29 mars 2000, n° 205253

CONSEIL D'ÉTAT

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

Fromagerie Le Centurion (Sté), Établissements Schoeffer (Sté), Fromagerie Fromapac (Sté), Montebourg, commune de Pourlans, commune de Lays-sur-le-Doubs, Philipona et Compagnie (SA), Fromagère de Vercel (Sté)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

Mme Aubin

Rapporteur :

Mlle Hédary

Avocats :

SCP Peignot, Garreau, Me Parmentier, SCP Rouvière, Boutet, SCP Lyon-Caen, Fabiani, Thiriez.

CE n° 205253

29 mars 2000

LE CONSEIL D'ÉTAT : - Vu 1°), sous le n° 205253, la requête sommaire et le mémoire complémentaire, enregistrés au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat le 2 mars et 19 avril 1999, présentés pour la société Fromagerie Le Centurion, dont le siège social est situé dans la zone d'activités " Les Portes du Nord", BP 99 à Libercourt (62820), représentée par son président-directeur général, pour la société des Établissements Schoeffer, dont le siège social est situé 7, avenue de Font Couverte, BP 756 à Avignon (84035 cedex), représentée par son président-directeur général, pour la société Fromagerie Fromapac, dont le siège social est situé au lieu-dit "La Galmandière" à Chateaubourg (35220), représentée par son président-directeur général ; les sociétés requérantes demandent que le Conseil d'Etat annule pour excès de pouvoir le décret du 30 décembre 1998 relatif à l'appellation d'origine contrôlée "Comté" ; Vu, 2°) sous le n° 205308, la requête sommaire et le mémoire complémentaire, enregistrés au secrétariat du contentieux du Conseil d'Etat les 4 mars et 22 avril 1999, présentés par M. Arnaud Montebourg, demeurant 7, rue des Vieilles Boucheries à Louhans (71500) ; M. Montebourg demande que le Conseil d'Etat annule pour excès de pouvoir le décret du 30 décembre 1998 relatif à l'appellation d'origine contrôlée "Comté" ; Vu, 3°), sous le n° 205309, la requête sommaire et le mémoire complémentaire, enregistrés les 4 mars et 22 avril 1999, présentés pour la commune de Pourlans, représentée par son maire en exercice ; la commune de Pourlans demande l'annulation pour excès de pouvoir du décret du 30 décembre 1998 relatif à l'appellation d'origine contrôlée "Comté" ; Vu, 4°), sous le n° 205326, la requête sommaire et le mémoire complémentaire, enregistrés les 4 mars et 22 avril 1999, présentés pour la commune de Lays-sur-le-Doubs, représentée par son maire en exercice ; la commune de Lays-sur-le-Doubs demande l'annulation pour excès de pouvoir du décret du 30 décembre 1998 relatif à l' appellation d'origine contrôlée "Comté" ; Vu, 5°) sous le n° 205341, la requête enregistrée le 5 mars 1999, présentée pour la société anonyme Philipona et Compagnie, dont le siège social est situé 4, rue Lanchy à Vercel-Villedieu-le-Camp (25530), représentée par son président et pour la société "Fromagère de Vercel", dont le siège social est situé 4, rue Lanchy à Vercel-Villedieu-le-Camp (25530), représentée par son gérant ; la société Philipona et la société "Fromagère de Vercel" demandent que le Conseil d'Etat : 1°) prononce le sursis à exécution et l'annulation pour excès de pouvoir du décret du 30 décembre 1998 relatif à l'appellation d'origine contrôlée "Comté" ; 2°) condamne l'Etat à leur verser la somme de 30 000 F au titre des frais exposés par elles et non compris dans les dépens ; Vu les autres pièces des dossiers ; Vu le traité du 25 mars 1957 instituant la Communauté européenne ; Vu le règlement (CEE) n° 2081-92 du Conseil du 14 juillet 1992, modifié notamment par le règlement (CE) n° 535-97 du Conseil du 17 mars 1997 ; Vu le règlement (CE) n° 1107-96 de la Commission du 12 juin 1996 ; Vu le Code de la consommation ; Vu le Code rural ; Vu la loi n° 79-587 du 11 juillet 1979 ; Vu l'ordonnance n° 86-1243 du 1er décembre 1986 ; Vu le décret n° 94-418 du 18 mai 1994 ; Vu la loi n° 91-947 du 10 juillet 1991 ; Vu l'ordonnance n° 45-1708 du 31 juillet 1945, le décret n° 53-934 du 30 septembre 1953 et la loi n° 87-1127 du 31 décembre 1987 ;

Considérant que les requêtes susvisées sont dirigées contre le même décret ; qu'il y a lieu de les joindre pour statuer par une seule décision ;

Sans qu'il soit besoin de statuer sur les fins de non recevoir opposées par l'Institut national des appellations d'origine ;

Sur la légalité externe :

- En ce qui concerne la compétence :

- Considérant, en premier lieu, que le règlement (CEE) n° 2081-92 du Conseil du 14 juillet 1992 relatif à la protection des indications géographiques et des appellations d'origine des produits agricoles et des denrées alimentaires, modifié par le règlement (CE) n° 535-97 du Conseil du 17 mars 1997, dispose dans son article 5 : "1- Seul un groupement ( ) est habilité à introduire une demande d'enregistrement. ( ) - 4-La demande d'enregistrement est adressée à l'État membre dans lequel est située l'aire géographique. - 5- L'État membre vérifie que la demande est justifiée et la transmet à la Commission ( ) lorsqu'il estime que les exigences du présent règlement sont remplies. Une protection au sens du présent règlement, au niveau national, ainsi que, le cas échéant, une période d'adaptation, ne peuvent être accordées que transitoirement par cet État membre à la dénomination ainsi transmise à partir de la date de cette transmission ; elles peuvent également être accordée transitoirement, dans les mêmes conditions, dans le cadre d'une demande de modification du cahier des charges. La protection nationale transitoire cesse d'exister à partir de la date à laquelle une décision sur l'enregistrement en vertu du présent règlement est prise ( )" ; qu'aux termes de l'article 6 du même règlement : "1-La Commission vérifie, dans un délai de six mois, par un examen formel, que la demande d'enregistrement comprend tous les éléments prévus ( ). 4- La Commission procède à la publication au Journal officiel des Communautés européennes : des dénominations inscrites au registre, des modifications apportées au registre conformément aux articles 9 et 11 ( )" ; qu'aux termes de l'article 9 du règlement : "L'État membre concerné peut demander la modification d'un cahier des charges, notamment pour tenir compte de l'évolution des connaissances scientifiques et techniques ou pour revoir la délimitation géographique. La procédure de l'article 6 s'applique mutatis mutandis" ;

Considérant qu'il résulte clairement de ces dispositions que les États membres concourent à la mise en œuvre des protections définies par le règlement (CEE) n° 2081-92 du Conseil du 14 juillet 1992 modifié et que les autorités compétentes instruisent, dans chaque État membre, les demandes qui leur sont adressées par des groupements de producteurs pour la protection d'une dénomination ou la modification du cahier des charges d'une dénomination déjà protégée ; que, postérieurement à l'enregistrement en tant qu'appellation d'origine protégée du "Comté" auquel il a été procédé par le règlement (CEE) n° 1107-96 de la Commission du 12 juin 1996, le Premier ministre était compétent pour accorder, par le décret attaqué, à la demande d'un groupement de producteurs, une protection nationale imposant des conditions de production différentes de celles prévues par le cahier des charges transmis dans la demande initiale d'enregistrement, sous réserve que les modifications ainsi apportées fassent l'objet d'une demande d'enregistrement adressée à la Commission ; que la circonstance que cette demande n'a été adressée au secrétariat de la Commission que le 13 janvier 1999, alors que le décret attaqué a été publié au Journal officiel de la République française le 5 janvier 1999, n'a pas eu pour effet d'entacher ce décret d'incompétence mais seulement de différer du jour de sa publication au jour de sa transmission son opposabilité comme seul régime de protection nationale applicable jusqu'à ce que la Commission ait statué ;

Considérant que si l'article L. 115-2 du Code de la consommation prévoit que : "A défaut de décision judiciaire définitive ( ), un décret en Conseil d'État peut délimiter l'aire géographique de production et déterminer les qualités ou caractères d'un produit portant une appellation d'origine ( )", l'application de ces dispositions est expressément exclue par l'article L. 641-2 du Code rural en ce qui concerne les appellations d'origine des produits agricoles ou alimentaires, bruts ou transformés, lesquels sont, aux termes de l'article L. 641-3 de ce Code, définies par décret ; que le moyen tiré de ce que le décret attaqué serait entaché d'incompétence faute d'avoir été pris par décret en Conseil d'État ne peut, dès lors, qu'être écarté ;

En ce qui concerne la régularité de la procédure préalable à l'intervention du décret attaqué :

- Considérant que les moyens tirés de ce que le décret attaqué n'aurait pas été précédé d'une demande d'un groupement de producteurs et n'aurait pas été pris sur proposition de l'Institut national des appellations d'origine manquent en fait ; que les dispositions de l'article L. 115-3 du Code de la consommation prescrivant une enquête publique sont inapplicables, en vertu de l'article L. 641-2 du Code rural, en matière d'appellation d'origine des produits agricoles ou alimentaires ; que le moyen tiré de l'absence d'enquête publique ne peut, dès lors, être accueilli ;

En ce qui concerne les autres moyens relatifs à la régularité du décret attaqué :

- Considérant que les actes réglementaires ne sont pas soumis à l'obligation de motivation imposée par la loi du 11 juillet 1979 pour certaines catégories de décisions individuelles ;

Considérant que l'absence, dans les visas du décret attaqué, de la mention du décret du 18 novembre 1994 relatif à l'appellation d'origine "Comté" et de la décision du Conseil d'État statuant au contentieux du 30 décembre 1998 qui en a prononcé l'annulation est, en tout état de cause, sans influence sur la légalité du décret attaqué ;

Sur la légalité interne :

- Considérant que, selon le deuxième alinéa de l'article L. 642-2 du Code rural, les produits agricoles ou alimentaires peuvent bénéficier d'une appellation d'origine contrôlée "s'ils répondent aux dispositions de l'article L. 115-1 du Code de la consommation, possèdent une notoriété dûment établie et font l'objet de procédure d'agrément" ; qu'aux termes de l'article L. 115-1 du Code de la consommation : "Constitue une appellation d'origine la dénomination d'un pays, d'une région ou d'une localité servant à désigner un produit qui en est originaire et dont la qualité ou les caractères sont dus au milieu géographique, comprenant des facteurs naturels et des facteurs humains" ; Considérant qu'il ressort des pièces du dossier que le décret du 30 décembre 1998 a entendu limiter le bénéfice de l'appellation d'origine contrôlée "Comté" aux fromages originaires du milieu géographique jurassien, défini par des critères notamment géologiques, climatiques, topographiques, botaniques et agronomiques, en raison des caractères que cette origine confère au produit qui y est fabriqué selon les usages et savoir-faire traditionnels ; qu'ainsi le décret attaqué n'a pas méconnu les dispositions précitées du Code rural et du Code de la consommation ; que les communes requérantes, qui n'ont d'ailleurs pas manifesté au cours de la consultation préalable leur opposition à la délimitation qu'elles contestent, n'établissent ni qu'elles font partie du massif jurassien ni qu'elles accueillent des entreprises qui fabriquent traditionnellement un fromage relevant de l'appellation d'origine contrôlée "Comté" ; que, par suite, elles ne sont pas fondées à soutenir que la délimitation de l'appellation d'origine contrôlée "Comté" serait entachée d'une erreur manifeste d'appréciation ;

Considérant qu'il ressort des pièces du dossier que la disposition du décret attaqué relative à l'obligation pour un atelier de transformation du comté de collecter le lait destiné à la production de ce fromage à l'intérieur d'un cercle de 25 km de diamètre a pour objectifs, d'une part, de limiter le temps écoulé entre la traite et l'arrivée du lait dans les ateliers compte tenu de la fragilité biologique de la matière première et, d'autre part, de conserver la possibilité d'identifier les crus de lait ; que ces objectifs, qui répondent à la volonté de préserver la qualité et l'identité du produit, répondent à la finalité d'une appellation d'origine contrôlée ; que dans les circonstances de l'espèce, et eu égard notamment aux conclusions de l'enquête menée en 1991 conjointement par l'Institut national des appellations d'origine et par le groupement interprofessionnel du gruyère de comté auprès de 243 ateliers de transformation, cette disposition, à laquelle le décret prévoit d'ailleurs que des dérogations peuvent être apportées, ne porte pas, compte tenu de l'objet de la réglementation, une atteinte excessive à la liberté d'entreprendre et à la liberté du commerce et de l'industrie ;

Considérant qu'il ressort des pièces du dossier que la disposition relative au contrôle de l'entrée des laits dans les ateliers de transformation vise à empêcher que des laits ne répondant pas aux normes requises pour l'élaboration du comté puissent être mélangés aux laits utilisés pour la fabrication de ce fromage ; que cette disposition, qui permet de préserver la qualité et l'identité du produit bénéficiant de l'appellation d'origine contrôlée "Comté", n'interdit pas à un atelier de production de comté de fabriquer d'autres produits et ne porte, dès lors, pas atteinte à la liberté d'entreprendre et à la liberté du commerce et de l'industrie ;

Considérant que le décret attaqué impose, en son article 7, que les meules destinées à être découpées en vue du préemballage soient conservées à une température comprise entre 4°c et 8°c et à une hygrométrie au moins égale à 85 % pendant un délai inférieur à quinze jours francs après la sortie de la cave d'affinage, que les meules ainsi conservées fassent l'objet d'un tri en vue d'éliminer celles qui présentent un croûtage suiffeux, trop humide ou détérioré, et que les portions découpées présentant une pâte trop humide, un excès d'ouvertures, des lainures continues, un taux de matière grasse ou sèche trop élevé ne soient pas préemballées ; qu'ainsi, l'opération consistant à découper et placer sous emballage plastique référencé des portions de comté se situe dans le prolongement de l'affinage, requiert un savoir-faire traditionnel et a un effet direct et certain sur la qualité du produit commercialisé ; que, dès lors, en imposant que le "préemballage" soit effectué dans l'aire de production, le décret attaqué n'a pas méconnu les dispositions relatives à la protection des appellations d'origine ;

Considérant que l'article 10 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 dispose que ne sont pas soumises à la prohibition de l'abus de position dominante, défini par l'article 8 de cette même ordonnance, les pratiques "qui résultent de l'application d'un texte législatif ou réglementaire pris pour son application" ; que le décret relatif à l'appellation d'origine contrôlée "Comté" ayant été pris sur le fondement des dispositions législatives codifiées notamment à l'article L. 115-1 précité du Code de la consommation, les requérants ne peuvent, en tout état de cause, prétendre que la disposition relative au préemballage fixée par le décret du 30 décembre 1998 méconnaîtrait les règles de la concurrence définies par ladite ordonnance ;

Considérant que les règles tant nationales que communautaires qui régissent la protection des appellations d'origine ont pour objectif de valoriser la qualité des produits bénéficiant d'une dénomination enregistrée, notamment en imposant que la production, la transformation et l'élaboration de ces produits soient réalisées dans l'aire délimitée ; que ces règles ne font pas obstacle à ce que les produits ainsi élaborés soient ensuite librement commercialisés ; que, par suite, les requérantes ne sauraient soutenir que la liberté des échanges intracommunautaires s'en trouverait affectée ;

Considérant que le détournement de pouvoir allégué n'est pas établi ;

Considérant qu'il résulte de tout ce qui précède que les requérants ne sont pas fondés à demander l'annulation du décret du 30 décembre 1998 relatif à l'appellation d'origine contrôlée "Comté" ;

Sur les conclusions tendant à l'application des dispositions de l'article 75-I de la loi du 10 juillet 1991 :

- Considérant que ces dispositions font obstacle à ce que l'État, qui n'est pas dans la présente instance la partie perdante, soit condamné à verser à la SA Philipona et la société Fromagère de Vercel la somme qu'elles demandent au titre des frais exposés par elles et non compris dans les dépens ; qu'il n'y a pas lieu, dans les circonstances de l'espèce, de faire application de ces dispositions et de condamner la commune de Lays-sur-le-Doubs, la commune de Pourlans, M. Montebourg, la société Fromagère de Vercel, la société Fromapac, la société Le Centurion, la société Philipona et Compagnie et les établissements Schoeffer, à verser à l'Institut national des appellations d'origine une somme au titre des frais exposés par lui et non compris dans les dépens ;

Décide :

Article 1er : Les requêtes de la société Fromagerie le Centurion et autres, de M. Montebourg, de la commune de Pourlans, de la commune de Lays-sur-le-Doubs, de la société Fromagerie Philipona et autre sont rejetées.

Article 2 : Les conclusions de l'Institut national des appellations d'origine tendant à l'application de l'article 75-I de la loi du 10 juillet 1991 sont rejetées.

Article 3 : La présente décision sera notifiée à la commune de Pourlans, à la commune de Lays-sur-le-Doubs, à M. Arnaud Montebourg, à la société Fromagère de Vercel, à la société Fromapac, à la société Fromagerie le Centurion, à la société anonyme Philipona et Compagnie, aux établissements Schoeffer, à l'Institut national des appellations d'origine, au ministre de l'agriculture et de la pêche et au ministre de l'économie, des finances et de l'industrie.