CA Paris, 1re ch. sect. concurrence, 17 mai 1990, n° ECOC9010075X
PARIS
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Plurimédia (SA), Agence France Presse
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Gourlet
Conseillers :
MM. Guerin, Canivet, Bargue, Favre
Avoué :
SCP Fanet
Avocats :
Me Martin, SCP Augendre-Renard-Fourment
Faits et procédure :
L'entreprise de presse Plurimédia a saisi le Conseil de la concurrence, par lettre du 29 janvier 1988 enregistrée le 26 avril 1988, du refus de l'Agence France Presse (ci-après AFP) de l'abonner à son service "Evènement".
Par décision n° 89-D-38 rendue le 14 novembre 1989, le Conseil de la concurrence :
- a considéré que l'AFP disposait d'une position dominante tant sur le marché de la fourniture aux professionnels des dépêches d'information brute que sur celui des journaux télématiques,
- a exposé que Plurimédia s'était abonnée en février 1987 au service Evènement de l'AFP en tant qu'éditeur d'un journal écrit qu'elle avait unilatéralement remplacé par un journal télématique et que ce changement d'utilisation avait, avec d'autres manquements contractuels, conduit l'AFP à reprendre son téléscripteur,
- a estimé que la rupture des relations commerciales relevait du juge du contrat et ne constituait pas une exploitation abusive d'une position dominante, mais que le fait par l'AFP de n'avoir pas répondu à deux courriers des 5 novembre et 31 décembre 1987 de Plurimédia sollicitant une reprise des discussions et un nouvel abonnement pouvait être assimilé à un refus de vente,
- a relevé que :
la demande de Plurimédia revêtait un caractère singulier dans la mesure où les autres éditeurs télématiques avaient choisi de s'abonner au produit télématique spécifique de l'AFP plutôt qu'à son service général,
l'abonnement au service général d'une agence de presse pouvait exposer celle-ci au risque d'une reprise directe et instantanée des dépêches sur minitel, donc d'un détournement de clientèle,
l'AFP pouvait d'autant plus craindre d'être exposée à ce risque que Plurimédia formulait sa demande en termes généraux, ne donnait aucune assurance sur l'utilisation de l'abonnement sollicité, n'avait pas précédemment respecté son contrat et avait (ainsi qu'il résulte d'un constat d'huissier) repris en 1987 dans sa publication télématique la première ligne de ses dépêches générales,
- a retenu qu'il n'était pas établi que l'absence de réponses de l'AFP dont il était saisi constituait, dans les circonstances de l'espèce, une exploitation abusive de sa position dominante au sens des dispositions de l'article 8 de l'ordonnance n° 86-1243 du 1er décembre 1986 et a, en conséquence, dit n'y avoir lieu à poursuivre la procédure.
La société Plurimédia a formé contre cette décision un recours en réformation, au soutien duquel elle fait valoir :
a) que c'est de façon non convaincante que le Conseil de la concurrence a admis qu'existait pour l'AFP le risque de voir son service général être repris pour une diffusion, télématique et la clientèle de ce service être détournée ; qu'en effet :
- le service général de l'AFP est distribué à la presse et aux média audiovisuels sous forme de dépêches qui peuvent être reprises, mixées avec d'autres sources et diffusées immédiatement ou en différé ; cette reprise est une pratique normale autorisée tant par les relations contractuelles que par les usages professionnels ; elle ne peut donc être considérée comme un risque justifiant le refus de vente ;
- le détournement de clientèle est sans réalité comme l'a reconnu l'AFP en proposant un abonnement le jour même de l'audience du Conseil, proposition elle-même abusive par le tarif fixé ;
- le risque peut par ailleurs être écarté par des stipulations contractuelles adaptées ;
- l'AFP a en réalité utilisé sa position dominante sur les deux marchés concernés pour empêcher un éditeur télématique indépendant de concurrencer son propre service télématique ;
b) que c'est aussi à tort que le Conseil a regardé le prétendu risque comme étant aggravé par la survenance d'un incident dans les relations contractuelles antérieures et par le fait qu'en cours d'abonnement la première ligne des dépêches générales a été utilisée sur service télématique, alors que ces circonstances sont indifférentes :
- sa bonne foi est démontrée par ses démarches,
- l'AFP a contesté qu'un service télématique est une publication de presse mais la loi du 1er août 1986 intègre dans cette notion l'ensemble des modes de communication, répondant à des critères de contenu et de périodicité auxquels répond bien son service télématique,
- la reprise de la première ligne des dépêches du service général sur un écran de minitel à capacité extrêmement réduite ne peut constituer un risque de concurrence et de détournement de clientèle justifiant un refus de vente.
La société Plurimédia sollicite en conséquence de la Cour qu'elle dise qu'il y a lieu de poursuivre la procédure en raison de l'abus de position dominante constaté.
Le ministre chargé de l'économie a présenté les observations suivantes :
a) sur les arguments de Plurimédia
on peut admettre que le risque d'un détournement de clientèle n'est pas un motif convaincant du refus de vente puisque la reprise d'une première phrase des dépêches n'offre guère d'intérêt pour les utilisateurs professionnels de l'information, qu'une reprise intégrale est techniquement difficile en raison des contraintes du support, que le risque peut être réduit par voie contractuelle et que la différence des tailles des deux entreprises permet d'affirmer que l'AFP n'était pas soumise à une menace grave ou immédiate,
on peut également relever que, si les relations commerciales ont été entachées par un incident, la modification, du contrat pour une utilisation télématique avait été demandée avant leur rupture et émettre l'hypothèse (la plus vraisemblable faute d'explications données au rapporteur par l'AFP) que le refus réitéré de répondre peut indiquer qu'une telle utilisation ne convenait pas à l'agence ;
b) sur la qualification de la pratique dénoncée :
Plurimédia soutient que le refus de vente ne pouvait être légitimé par la crainte d'un détournement de clientèle, mais sa démonstration est insuffisante pour dire le refus illégitime et l'abus de position dominante constitué,
le Conseil a quant à lui estimé le refus de vente justifié par ce risque mais, quand bien même ce refus serait-il légitime au regard des usages commerciaux, il n'en pourrait pas moins constituer un usage abusif de position dominante dès lors qu'il aurait eu pour effet de renforcer cette position par une élimination durable de la concurrence,
l'abus de position, dominante n'est pas prouvé en l'état actuel de la procédure ;
Aussi le ministre suggère-t-il, si la Cour ne s'estime pas suffisamment informée, qu'il soit procédé à des investigations complémentaires aux fins de recueillir et vérifier les motifs de l'AFP ainsi que les déclarations de Plurimédia sur la nature de son projet télématique et sur le caractère incontournable de l'accès au service général de l'AFP, de s'assurer du niveau réel de domination de l'AFP sur le marché de l'information brute et surtout sur celui de l'information générale télématique et de vérifier le cas échéant que le refus de vente a eu pour objet ou pour effet de renforcer cette situation de domination en en analysant le degré.
Le Conseil de la concurrence n'a pas usé de sa faculté de présenter des observations.
Le ministère public a déposé des conclusions écrites.
L'AFP a conclu en tant que "défenderesse".
En ouverture de l'audience, il a été débattu contradictoirement de la recevabilité de son intervention et l'examen de cette question a été joint à celui du fond.
Cela exposé, LA COUR :
I. - Sur la recevabilité de l'intervention de l'Agence France-Presse :
Considérant que, conformément aux dispositions de l'article 22-2,3° du décret n° 86-1309 du 29 décembre 1986 modifié, la décision du Conseil de la concurrence prise en application des dispositions de l'article 20 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 a été notifiée le 4 décembre 1989 à l'AFP en tant que personne dont les agissements ont été examinés par le rapporteur au regard des articles 7 et 8 de l'ordonnance ;
Que, conformément aux dispositions de l'article 4 du décret n° 87-849 du 19 octobre 1987, le demandeur au recours a dénoncé à l'AFP son recours déposé au greffe de la Cour le 2 janvier 1990 par lettre recommandée avec demande d'avis de réception du 3 janvier 1990 parvenue au destinataire le 5 janvier 1990 ;
Que l'article 7 du même décret permet, lorsqu'un recours risque d'affecter les droits ou les charges d'autres personnes qui étaient parties en cause devant le Conseil de la concurrence, à ces personnes de se joindre à l'instance devant la cour d'appel par déclaration écrite et motivée dans les conditions prévues à l'article 2 du décret, ce dans le délai d'un mois après réception de la lettre de dénonciation ;
Considérant que le Conseil de la concurrence a suivi à l'égard de l'AFP les règles de procédure fixées par les dispositions de l'ordonnance du 1er décembre 1986 et son décret d'application lorsqu'il décide qu'il n'y a pas lieu de suivre la procédure ;
Considérant que, devant la Cour, les principes généraux qui gouvernent l'instance permettent l'intervention des personnes qui ont figuré devant le Conseil en une autre qualité que celle de partie (ici en qualité de témoin) si elles y ont intérêt ;
Que toutefois ces personnes doivent se conformer aux dispositions spéciales impératives de l'article 7 du décret du 19 octobre 1987 ci-dessus rappelées ;
Qu'en l'occurrence l'AFP, qui avait bien intérêt à intervenir, l'a fait par voie de constitution d'avoué le 28 février 1990, soit après l'expiration du délai prévu par ce texte ; que sa déclaration n'a pas été motivée ni sont objet précisé ; que ses observations et pièces n'ont été déposées que le 26 mars 1990 ;
Que l'AFP est dès lors irrecevable en son intervention volontaire;
Considérant qu'il n'y a pas lieu de faire application, des dispositions du second alinéa de l'article 7 du décret du 19 octobre 1987, la réponse aux questions soumises à la Cour ne nécessitant pas la présence de l'AFP aux débats ;
Qu'il sera observé à titre surabondant qu'une requête de l'AFP tendant à sa mise en cause d'office a été déposée au greffe de la Cour le 3 avril 1990 pour l'audience du 5 avril, dans des conditions rendant impossible en temps utile la notification par le greffe d'une éventuelle décision de mise en cause par lettre recommandée avec demande d'avis de réception ;
II. - Sur le fond :
Considérant que l'agence de presse AFP occupe sur le marché français de l'information générale brute destinée à être retraitée par les professionnels de l'informations une place prépondérante que lui assurent son réseau national et international de collecte, ses moyens de transmission rapide, son autonomie juridique et financière, son histoire et sa réputation,
Qu'elle fournit à ses clients par voie d'abonnement, entre autres produits plus spécifiques, un service général d'informations que les utilisateurs choisiront et présenteront et un service Evénement qui en est un condensé ; qu'elle transmet ses dépêches aux clients par l'intermédiaire d'un téléscripteur,
Qu'elle propose également un produit télématique de nouvelles brèves actualisées en continu que la quasi-totalité des éditeurs télématiques utilisaient en 1987 et qu'elle diffuse elle-même sur le minitel kiosque sous le code 36 15 AFP ;
Considérant que la société Plurimédia s'est abonnée au service Evénement de l'AFP le 4 février 1987 et a acquis le droit d'utiliser à partir du 1er avril 1987 les informations extraites de ce service pour la rédaction, de son journal mensuel imprimé "Les Infos" ; qu'aux termes du contrat passé entre les deux entreprises, Plurimédia s'est notamment interdit d'utiliser ces informations à une autre fin que les besoins propres du journal et s'est engagée, d'une part à adresser à l'AFP cinq exemplaires du journal à sa parution, d'autre part à restituer en cas de cessation de parution les appareils de transmission avec leurs équipements et accessoires ;
Que le journal écrit n'a jamais paru et que Plurimédia lui a substitué un journal télématique de même nom ; que cette société prétend en avoir avisé l'AFP le 15 avril 1987 par lettre simple dans laquelle elle s'informait de nouvelles conditions d'abonnement ; que l'AFP a dénié avoir reçu ce courrier ;
Que les relations entre les deux parties, déjà perturbées par des retards dans le règlement du prix de l'abonnement, se sont rapidement détériorées, l'AFP menaçant le 21 octobre 1987 d'interrompre son service faute de recevoir les exemplaires du journal et rappelant que le contrat excluait toute utilisation sur un service vidéotex ;
Que, le 5 novembre 1987, Plurimédia se référant à sa lettre du 15 avril 1987 demandait à l'AFP de préciser ses intentions au sujet de l'abonnement à sont service télex et se disait prête "à toute discussion sur un changement éventuel de contrat correspondant à la forme nouvelle donnée à la publication" ;
Que l'AFP répondait le 16 novembre que le contrat n'était pas respecté, tout en ajoutant qu'elle commercialisait elle-même un journal d'informations spécialement conçu pour des éditeurs informatiques ; qu'elle écrivait encore à Plurimédia dans le même sens le 4 décembre 1987 en l'informant qu'elle interrompait son service ; qu'elle faisait enlever son téléscripteur le 9 décembre ;
Que Plurimédia lui adressait le 31 décembre 1987 un courrier dans lequel elle faisait le point de la situation, indiquait que sa publication télématique n'était nullement une édition des informations de l'AFP mais qu'elle disposait d'autres sources et de son propre réseau de correspondants, exposait que le service AFP Télématique ne répondait pas au traitement rédactionnel qui était le sien et sollicitait enfin à nouveau l'abonnement au service Evénement ;
Considérant que, cette dernière lettre étant restée sans réponse, Plurimédia a saisi le Conseil de la concurrence par une lettre du 23 janvier 1988 dont la Cour ignore pour quelle raison elle ne parviendra à destination que le 26 avril ;
Que Plurimédia reproche à l'AFP d'avoir abusé de sa position dominante sur le marché de la fourniture des informations brutes pour s'opposer à la concurrence et renforcer sa position sur le marché de l'information télématique ;
Qu'à l'appui de sa thèse, elle produit devant la Cour une lettre du 13 novembre 1989 de l'AFP qui, se référant à des discussions antérieures, se dit disposée sous réserve d'une précision complémentaire à conclure un accord ; qu'elle estime en effet abusives les conditions financières qui lui sont proposées ;
Considérant que Plurimédia ne conteste pas qu'elle n'a pas respecté ses engagements contractuels et que sa conduite est à l'origine de la rupture des relations commerciales dont l'AFP a pris l'initiative ;
Que le comportement ultérieur de l'AFP s'analyse en un refus de reprendre ces relations sur-le-champ et dans un autre contexte ;
Qu'un tel refus, dans le court laps de temps qui sépare la réception de la lettre du 31 décembre 1987 de la saisine du Conseil de la concurrence, répond à 1'attitude de prudence que doit avoir un fournisseur dont le contrat vient d'être dévoyé par son partenaire et qui de surcroît ne dispose pas dans l'immédiat d'éléments suffisants de réponse, l'AFP, comme l'indique le rapporteur au Conseil (p. 28 de son exposé) n'ayant pas jusqu'alors eu à étudier une tarification propre à la fourniture du service général à un journal purement télématique ;
Que, dans ces circonstances de temps, il n'est pas établi que l'AFP a exploité abusivement, par un comportement dont l'objet a été d'empêcher, de restreindre ou de fausser le jeu de la concurrence ou qui a pu avoir cet effet, une position supposée dominante soit par un refus de vente (ici invoqué), soit par la rupture de relations commerciales établies (à laquelle doit être assimilé le refus ici retenu de reprendre de telles relations), au seul motif que le partenaire refuse de se soumettre à des conditions commerciales injustifiées ;
Que ces circonstances de fait ayant maintenant disparu, il appartiendra à Plurimédia si elle l'estime opportun de saisir à nouveau le Conseil de la concurrence de la pratique qu'elle critique relative à une tarification exagérée du service que l'AFP se dit prête à fournir ;
Qu'en conséquence, le recours de Plurimédia sera rejeté ;
Par ces motifs : Reçoit le recours formé par la société Plurimédia contre la décision n° 89 D 38 du 14 novembre 1989 du Conseil de la concurrence ; Dit irrecevable l'intervention volontaire de l'Agence France-Presse ; dit n'y avoir lieu à sa mise en cause d'office ; Rejette le recours ; Condamne la société Plurimédia aux dépens.