Livv
Décisions

Conseil Conc., 7 mars 1995, n° 95-D-21

CONSEIL DE LA CONCURRENCE

Décision

Saisine de la société anonyme Théâtre de la Renaissance concernant des pratiques de la société civile de perception et de distribution des droits des artistes-interprètes de la musique et de la danse (Spedidam)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Délibéré sur le rapport de M. Claude Duboz, par M. Barbeau, président, MM. Blaise, Gicquel, Pichon, Robin, Sargos, Urbain, membres.

Conseil Conc. n° 95-D-21

7 mars 1995

Le Conseil de la concurrence (section II)

Vu la lettre enregistrée le 19 juin 1991 sous le numéro F 416 par laquelle la société anonyme Théâtre de la Renaissance a saisi le Conseil de la concurrence de pratiques mises en œuvre par la Société civile de perception et de distribution des droits des artistes-interprètes de la musique et de la danse (Spedidam) qu'elle estime anticoncurrentielles ; Vu le traité du 25 mars 1957 modifié, instituant la Communauté européenne, et notamment ses articles 85 et 86 ; Vu l'ordonnance n° 86-1243 du 1er décembre 1986 modifiée, et le décret n° 86-1309 du 29 décembre 1986 modifié, pris pour son application ; Vu le Code du travail ; Vu le Code de la propriété intellectuelle ; Vu les observations présentées par les parties et par le commissaire du Gouvernement ; Vu la décision n° 93-D-22 du Conseil de la concurrence en date du 9 juin 1993 ; Vu les autres pièces du dossier ; Le rapporteur, le rapporteur général et le commissaire du Gouvernement entendus, la société Théâtre de la Renaissance ayant été régulièrement convoquée ; Adopte la décision fondée sur les constatations (I) et sur les motifs (II) ci-après exposés:

I - CONSTATATIONS

A - Les caractéristiques du marché

Les droits voisins du droit d'auteur sont définis par la Convention internationale sur la protection des artistes- interprètes ou exécutants, des producteurs de phonogrammes et des organismes de radiodiffusion, signée à Rome le 26 octobre 1961, dont le Parlement français a autorisé la ratification par la loi n° 86-1300 du 23 décembre 1986 et dont l'entrée en vigueur en France a été fixée au 3 juillet 1987. La France avait déjà déterminé les modalités d'exercice de ces droits dans le titre II de la loi n° 85-660 du 3 juillet 1985 relative aux droits d'auteur et aux droits des artistes-interprètes, des producteurs de phonogrammes et de vidéogrammes et des entreprises de communication audiovisuelle ; le titre IV de ladite loi est relatif aux sociétés de perception et de répartition de ces droits. L'ensemble de ces dispositions a été codifié dans le Code de la propriété intellectuelle.

La Spedidam, créée le 22 mai 1959, sous forme de société civile avec pour objet la défense des droits des artistes-interprètes en matière d'enregistrement, de diffusion ou de réutilisation des œuvres, a reçu compétence à la suite de l'entrée en vigueur de la loi du 3 juillet 1985, pour percevoir et répartir les rémunérations des artistes-interprètes autres que ceux dont les noms figurent sur l'étiquette du phonogramnie ou au générique du vidéogramme ou du programme diffusé en direct.

Les droits exercés en l'espèce par la Spedidam trouvent leur fondement dans les dispositions de l'article L. 212-2 du Code de la propriété intellectuelle qui prévoient: " L'artiste-interprète a le droit au respect de son nom, de sa qualité et de son interprétation. Ce droit inaliénable et imprescriptible est attaché à sa personne. Il est transmissible à ses héritiers pour la protection de l'interprétation et de la mémoire du défunt ". L'exercice de ce droit fait l'objet de l'article L. 212-3 du Code de la propriété intellectuelle aux termes duquel : " Sont soumises à l'autorisation écrite de l'artiste-interprète la fixation de sa prestation, sa reproduction et sa communication au public, ainsi que toute utilisation séparée du son et de l'image de la prestation lorsque celle-ci a été fixée à la fois pour le son et l'image. Cette autorisation et les rémunérations auxquelles elle donne lieu sont régies par les dispositions des articles L. 762-1 et L. 762-2 du Code du travail, sous réserve des dispositions du quatrième alinéa de l'article 19 ci-dessous ".

Les articles L. 214-1 et suivants du Code de la propriété intellectuelle prévoient une " rémunération équitable" au profit des artistes-interprètes et des producteurs dans le cas où un phonogramme publié à des fins de commerce fait l'objet d'une radiodiffusion, diffusion par câble ou communication directe dans un lieu public, dès lors qu'il n'est pas utilisé dans un spectacle ; d'autre part, une rémunération pour copie privée des phonogrammes et vidéogrammes due aux auteurs, artistes-interprètes et producteurs à raison de la reproduction à usage privé des œuvres fixées sur ces supports (livre III, titre I", du Code de la propriété intellectuelle).

La Spedidam a, en outre, organisé avec le Syndicat national des artistes musiciens de France (SNAM) un système spécifique destiné à assurer le respect du droit des artistes-interprètes dans le cas de l'utilisation de musique enregistrée dans le cadre d'un spectacle " vivant ". Ce système est fondé sur l'émargement d'une feuille de présence par les artistes participant à la création d'une bande-son destinée à la sonorisation d'un spectacle. Cette feuille est signée par tous les artistes désireux d'exercer leurs droits, qu'ils adhèrent ou non à la Spedidam. Cette feuille indique que l'utilisation des bandes enregistrées dans le cadre de la séance est limitée à une seule "destination " ; parmi les onze rubriques à remplir distinguant des destinations, cinq portent la mention selon laquelle l'utilisation est soumise à l'accord préalable du Syndicat national des artistes musiciens de France (SNAM) et de la Spedidam ; il s'agit des rubriques : " spectacle drainatique, spectacle chorégraphique, spectacle son et lumière, spectacle de variétés, autres destinations ". L'intervention de la Spedidam, ainsi que du SNAM en vue de la délivrance de l'accord préalable à l'utilisation de l'enregistrement est fondée sur le mandat reçu des artistes participant à l'enregistrement.

Aucune convention, générale n'existe entre le SNAM et la Spedidam, d'une part, et les syndicats représentatifs des théâtres ou lieux de spectacles, d'autre part ; à chaque utilisateur est donc proposé un accord dit " accord collectif " portant autorisation "au nom et pour le compte des artistes-interprètes ayant participé" à l'enregistrement de procéder à la sonorisation du spectacle en utilisant la bande-son en cause. Ces accords définissent les modalités du calcul de la rémunération due en contrepartie de cette autorisation en se référant à un tarif établi par le conseil d'administration de la Spedidam du 9 février 1989.

Après déduction des frais généraux de la Spedidam (soit 17 p. 100 du total en 1991), les sommes perçues sont ensuite réparties entre les artistes-interprètes ayant participé à l'enregistrement en cause, et cela proportionnellement à leur participation à cet enregistrement telle que concrétisée par leur cachet initial.

Alors que les artistes-interprètes seraient dans l'incapacité pratique de faire respecter les droits que leur a reconnus la loi du 3 juillet 1985, le mandat donné à la Spedidam, lors de leur adhésion ou de façon ponctuelle à l'occasion de la signature de la feuille de présence, institue cette société de perception comme interlocuteur unique à l'égard des utilisateurs, c'est-à-dire les organisateurs de spectacles vivants. La Spedidam dispose ainsi d'un monopole de fait sur ce marché, qui ne pourrait être remis en cause que dans l'hypothèse où les musiciens négocieraient directement avec les utilisateurs afin de leur céder le droit exclusif qu'ils possèdent sur leur interprétation, ce qui ne se vérifie pas dans la quasi totalité des cas.

Dans son avis du 17 novembre 1981 relatif à des pratiques suivies par la SACEM dans ses relations avec des discothèques, la Commission de la concurrence a assimilé l'activité des sociétés de perception de droits à celle d'un prestataire de services ou d'un intermédiaire entre deux catégories de " clientèles ", d'une part, les utilisateurs d'œuvres, d'autre part, les auteurs et exécutants de ces œuvres.

Le marché à prendre en considération est, en l'espèce, celui de la perception des droits des artistes-interprètes ou exécutants, autres que les solistes, ayant participé à l'enregistrement d'une bande-son ou d'un phonogramme du commerce utilisé par la suite dans le cadre d'un spectacle "vivant ".

B. - Les pratiques dénoncées

La société anonyme Théâtre de la Renaissance, qui a fait procéder en septembre 1990 à l'enregistrement d'un morceau de musique de scène, a depuis lors opposé une fin de non-recevoir aux demandes pécuniaires de la Spedidam et du SNAM, qui se fondent sur l'émargement de la feuille de présence par quarante quatre musiciens ayant pris part à l'enregistrement.

Parallèlement au contentieux judiciaire opposant les parties, le Théâtre de la Renaissance a saisi le Conseil de la concurrence des pratiques de la Spedidam qu'il qualifie d'abus de position dominante en ce que cette société profiterait d'un monopole pour imposer des conditions discriminatoires et arbitraires. Il caractérise l'abus invoqué par les éléments suivants :

1° La Spedidam imposerait par un acte unilatéral les conditions de son autorisation alors même que l'utilisateur n'a pas la possibilité de les discuter ;

2° La Spedidam imposerait des tarifs calculés indépendamment de l'utilisation effective des musiques enregistrées ;

3° Les conditions tarifaires imposées par la Spedidam conduiraient à une rémunération sans rapport raisonnable avec l'utilité que retire l'utilisateur de la musique de scène. A cet égard, le tarif de la Spedidam, pour les artistes interprètes, serait environ dix fois supérieur à celui de la SACEM, pour les auteurs de la musique ;

4° En outre, ce tarif serait anormalement supérieur à celui pratiqué dans les autres pays de la Communauté européenne, ce qui caractériserait un comportement abusif au sens de l'article 86 du traité de Rome, en imposant aux cocontractants des conditions de transaction non équitables.

Le Théâtre de la Renaissance en tire la conclusion que les pratiques de la Spedidam entravent le fonctionnement de la concurrence de telle sorte qu'aucun compétiteur ne peut offrir en face d'elle une alternative significative aux producteurs de spectacles.

C - Les demandes d'information complémentaires

Par sa décision susvisée du 9 juin 1993, le Conseil a ordonné un complément d'instruction, qui a donné lieu à une consultation de la Commission européenne et à une demande d'information au Théâtre de la Renaissance.

a) La consultation de la Commission européenne

La Commission européenne a été consultée, par lettre en date du 19 juillet 1993, aux fins de savoir si la protection des droits voisins du droit d'auteur issus de la convention de Rome était effectivement assurée dans les Etats membres de la Communauté européenne et, dans l'affirmative, de connaître toute étude comparative qui existerait sur le niveau de prélèvement effectué sur le chiffre d'affaires des organisateurs de spectacles ainsi que sur le niveau de la rémunération versée aux artistes-interprètes.

La Commission européenne n'a communiqué aucun renseignement, et notamment aucune étude comparative sur les tarifs.

b) La demande adressée à la société Théâtre de la Renaissance

Par ailleurs, dans le cadre des pouvoirs qui lui sont conférés par les articles 45 et suivants de l'ordonnance du 1er décembre 1986, le rapporteur a demandé à la société saisissante, par lettre en date du 23 juin 1993, de bien vouloir lui communiquer tout élément dont elle pourrait disposer à l'appui de son allégation selon laquelle le tarif de la Spedidam pour les artistes-interprètes serait environ dix fois supérieur à celui de la SACEM pour les auteurs de musique.

II - SUR LA BASE DES CONSTATATIONS QUI PRÉCÈDENT, LE CONSEIL

Considérant qu'il est constant que la Spedidam, en raison du choix que font les artistes-interprètes de lui remettre mandat en vue de la défense de leurs intérêts professionnels, dispose d'un monopole de fait sur le marché de la perception des droits des artistes-interprètes ou exécutants ayant participé à l'enregistrement d'une bande-son ou d'un phonogramme utilisé par la suite dans le cadre d'un spectacle " vivant " ; que ce monopole de fait se traduit par le versement à la charge de l'organisateur du spectacle " vivant " d'une rémunération dont le principe se déduit des dispositions de l'article L. 212-3 du Code de la propriété intellectuelle et dont la perception par les artistes ne pourrait être facilement mise en œuvre de manière individuelle;

Considérant que dans le cadre du mandat qu'elle détient de la part des artistes-interprètes, la Spedidam fait application, dans l'accord collectif qu'elle propose à l'utilisateur, d'un tarif arrêté par son conseil d'administration, conformément à ses statuts et dont il n'est pas allégué qu'il ne correspondrait pas aux usages de la profession ; qu'il n'est pas établi par l'instruction que ce tarif aurait fait l'objet d'une application discriminatoire à l'égard des utilisateurs potentiels de musique enregistrée ; qu'au surplus, eu égard aux différents éléments sur lesquels il est fondé, il tend à favoriser la conclusion d'accords de cinq ans plutôt que d'accords par spectacle, prend en compte la capacité des salles et le prix des places et accorde des conditions plus favorables dans le cas d'emploi de musiciens dans le spectacle ainsi que dans le cas où une bande originale est enregistrée de préférence à l'utilisation d'un phonogramme vendu dans le commerce ; que tous ces paramètres sont de nature objective ou correspondent à la volonté de promouvoir la musique vivante dans un spectacle, conformément à la vocation d'aide à la création et à la diffusion du spectacle " vivant " définie par le législateur s'agissant des sociétés de perception et de répartition des droits ; que, dès lors, il n'est pas établi qu'en appliquant ces modalités de fixation du tarif des droits voisins, dont le principe résulte d'un texte législatif, la Spedidam aurait fait une exploitation abusive de sa position dominante;

Considérant, en outre, que le Théâtre de la Renaissance ne saurait utilement invoquer le fait que les tarifs pratiqués seraient imposés par la Spedidam indépendamment de l'utilisation effective de la musique enregistrée, dès lors que le mode de fixation de ces tarifs tient compte du nombre de représentations et de la durée de l'œuvre musicale utilisée ; que la circonstance que le tarif appliqué par la Spedidam, à la supposer établie, aboutirait à un prélèvement environ dix fois supérieur à celui opéré par la SACEM est sans portée, dès lors que ces deux tarifs concernent la rémunération de prestations de nature différente;

Considérant, enfin, que si la société Théâtre de la Renaissance soutient que les pratiques de la Spedidam seraient également prohibées par les dispositions de l'article 86 du traité instituant la Communauté européenne, l'instruction n'a pas permis d'établir le caractère excessif du tarif appliqué par la Spedidam en France par rapport aux tarifs pratiqués dans les autres pays de la Communauté européenne;

Considérant qu'il résulte de l'ensemble de ce qui précède que les pratiques dénoncées par la société Théâtre de la Renaissance ne peuvent être regardées comme constitutives d'un abus de position dominante ni au sens de l'article 8 de l'ordonnance du 1er décembre 1986, ni au sens de l'article 86 du traité instituant la Communauté européenne,

Décide:

Article unique

Il n'est pas établi que la Spedidam ait enfreint les dispositions de l'article 8 de l'ordonnance du 1" décembre 1986 ou de l'article 86 du traité instituant la Communauté européenne.