CA Paris, 1re ch. sect. concurrence, 21 mars 1991, n° ECOC9110039X
PARIS
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Tuileries JP Sturm (SA), Tuileries du Bas-Rhin (SA), Justin Bléger (Sté)
Défendeur :
Ministre de l'Économie, des Finances et du Budget
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Canivet
Avocat général :
M. Jobard
Conseillers :
Mme Mandel, M. Betch
Avoués :
SCP Barrier-Monin, Blin
Avocats :
Mes Alexandre, Brugger.
Par décision délibérée le 11 septembre 1990, relative aux pratiques relevées sur le marché des tuiles et briques en Alsace, le Conseil de la concurrence, saisi par l'entreprise de négoce en matériaux de construction Bleger, à Ilsenhein (Bas-Rhin), a :
Constaté que les sociétés du groupe Sturm avaient, entre 1983 et 1989, par leur système d'attribution des remises de prix ainsi que par le contenu et la mise en œuvre d'un contrat de coopération commerciale, abusé de la position dominante qu'elles occupent sur ledit marché.
Enjoint aux sociétés des tuileries Jean-Philippe Sturm et des Tuileries réunies du Bas-Rhin :
1° D'inclure dans leurs conditions générales de vente des critères précis et objectifs d'attribution des remises sur les prix d'achat par les négociants des tuiles et des briques ;
2° De modifier les "conventions pilote" concernant la commercialisation des briques ISO-S et Isopor, afin de supprimer les clauses relatives à l'engagement de ne pas commercialiser de produits concurrents et de respecter des prix de vente,
Et a ordonné la publication du texte de sa décision.
Les sociétés susvisées ont introduit un recours contre cette décision en prétendant :
- à titre principal, que la société Bleger, qui ne peut se prévaloir d'aucun intérêt personnel et direct à faire sanctionner les pratiques dénoncées, ni de leur effet anticoncurrentiel à son égard, n'était pas recevable à saisir le Conseil de la concurrence qui, en outre, était incompétent dès lors que les conditions d'application de l'article 8 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 ne sont pas réunies ;
- subsidiairement, que le marché de référence pour les produits en cause n'est pas limité à la région Alsace mais qu'il s'étend soit à tout le sillon rhénan, soit à l'ensemble du territoire national, sur lesquels le groupe Sturm n'occupe pas de position dominante ;
- que, même s'il existait un marché alsacien des briques et des tuiles, la pénétration dans cette région de groupes puissants de fabriquants de matériaux de construction les prive de la liberté d'action nécessaire à caractériser la position dominante qu'elles contestent occuper ;
- que l'illicéité des pratiques qui leur sont reprochées n'est pas établie tant en ce qui concerne les remises de prix que la convention dite " ISO-Isopor".
Les requérantes prient en conséquence la cour d'annuler ou de réformer la décision déférée, par un arrêt les déchargeant de toutes injonctions, condamnations et de tous frais, dont elles demandent la publication.
Ayant formé un recours incident, la société Bleger sollicite le rejet du mémoire que lui ont tardivement communiqué les sociétés du groupe Sturm, le rejet du recours principal et la condamnation de ses auteurs à lui payer une somme de 50 000 F par application de l'article 700 du NCPC.
Le Conseil de la concurrence a formulé des observations écrites sur les moyens soulevés par les requérantes principales.
Aux termes de leurs observations respectives, le ministre chargé de l'Economie et le Ministère public concluent au rejet dudit recours.
Sur quoi LA COUR :
Considérant que le recours principal a été formé, déposé et notifié dans les conditions prévues par les articles 2 et suivants du décret du 19 octobre 1987 ; que toutefois les sociétés requérantes, à qui aucun délai n'était imparti pour la communication à l'autre partie de l'exposé des moyens non contenus dans leurs déclarations initiales, n'ont notifié qu'ultérieurement leur mémoire à la société Bleger ;
Que cette dernière ayant néanmoins été en mesure d'y répondre le 14 février 1991, il n'y a lieu d'écarter des débats ledit mémoire dont la production, faite conformément aux textes susvisés, n'a violé ni les garanties de la défense ni le principe du contradictoire ;
Considérant que saisi par une entreprise habilitée à le faire par application de l'article 11 de l'ordonnance du 1er décembre 1986, le Conseil de la concurrence doit apprécier, objectivement, si les faits exposés, lorsqu'ils sont appuyés d'éléments suffisamment probants, sont de nature à caractériser une pratique anticoncurrentielle au regard de l'analyse du marché à laquelle il lui appartient de procéder ;
Qu'il a pu estimer en l'espèce que les conditions de ventes discriminatoires invoquées par la société Bleger entraient dans le champ de sa compétence et, par suite, décider la saisine recevable, dès lors qu'elles étaient susceptibles de constituer, dans les termes de l'article 8 de l'ordonnance susvisée, l'abus d'une éventuelle position dominante du groupe Sturm sur le marché concerné ;
Considérant que l'atteinte à la concurrence provoquée par l'entente ou l'abus de position dominante incriminée doit s'apprécier objectivement sur l'ensemble dudit marché et non seulement eu égard aux seuls intérêts ou au poids économique de l'entreprise qui s'en plaint ;
Qu'en l'espèce, les arguments développés par les requérants relatifs à l'absence d'incidence du préjudice allégué par l'entreprise Bleger sur le développement de celle-ci ou à son impact négligeable sur l'économie régionale sont dépourvus de pertinence, dès lors qu'examinées en tant qu'abus de position dominante, les pratiques discriminatoires reprochées aux sociétés du groupe Sturm affectent nécessairement le jeu de la concurrence sur l'ensemble du marché des briques et tuiles dans la zone géographique de référence ;
Considérant en conséquence que le Conseil de la concurrence était compétent pour rechercher si les faits dénoncés par l'entreprise Bleger entraient dans le champ d'application de l'article 8 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 ;
Considérant que par une analyse pertinente que la cour adopte, la décision soumise à recours a estimé que le marché des tuiles et des briques, sur lequel doit être examiné le comportement des sociétés du groupe Sturm, est limité à l'Alsace ;
Qu'il résulte en effet des données objectives recueillies par le rapporteur, tenant aux traditions régionales privilégiant la terre cuite aux autres matériaux, notamment pour les constructions individuelles ou de moyenne importance, aux techniques et habitudes des professionnels du bâtiment, à la spécificité architecturale des productions locales et à l'incidence contraignante du coût du transport sur des éléments de construction pondéreux et de faible valeur intrinsèque, que dans la région alsacienne les briques et tuiles fabriquées sur place ne sont pas substituables aux autres ;
Que ces éléments conduisent à admettre la réalité d'un marché de ces produits spécifiquement limité à l'Alsace, tout à la fois distinct d'un prétendu marché " du sillon rhénan " dont les contours géographiques et les caractéristiques économiques ne sont pas déterminés et du marché national ;
Que s'il n'est pas contesté que les entreprises alsaciennes de fabrication de ces matériaux vendent une partie non négligeable de leur production sur les marchés national ou étrangers où elles sont confrontées à d'autres offreurs, il n'en reste pas moins qu'en l'état du comportement des acheteurs dans cette région, elles seules sont en concurrence sur le marché alsacien ;
Considérant qu'il se déduit également des données reproduites dans la notification des griefs et le rapport, puis reprises dans la décision, que, tant par les parts des ventes qu'elles détiennent : en 1988, 81,9 p. 100 pour les briques, 74,43 p. 100 pour les tuiles plates, 86,72 p. 100 pour les tuiles béton, la qualité et la notoriété de leurs produits, la densité et la fidélité de leur réseau commercial et, enfin, l'étendue et la diversification de leur gamme de matériaux, les sociétés du groupe Sturm disposaient sur ce marché, à l'époque retenue, d'une possibilité de s'affranchir des contraintes d'une concurrence effective, caractéristique d'une position dominante ;
Considérant que si l'accès au marché ainsi délimité d'entreprises affiliées à des groupes internationaux importants pourrait à terme réduire la prépondérance des sociétés requérantes et justifier les craintes qui ont déterminé la mise en œuvre des pratiques litigieuses afin de protéger leurs positions, les faibles parts acquises par les fabricants extérieurs entre 1983 et 1989 dans le total des ventes ou les moyens par eux mis en œuvre pour s'implanter n'étaient cependant pas de nature à limiter l'indépendance d'action du groupe Sturm à l'égard de ses concurrents ou des acheteurs ; qu'au contraire la politique de protection qu'il a choisie révèle le pouvoir déterminant qu'il exerce sur ses partenaires commerciaux ;
Considérant que la décision déférée a justement tiré des constatations effectuées et des déclarations des responsables des sociétés du groupe Sturm que leurs conditions générales de vente pratiquées par celles-ci n'indiquaient ni les critères d'attribution et le niveau des remises ni le barème d'écart et que les rabais étaient arbitrairement déterminés, au cas par cas, selon une appréciation subjective de la fidélité du revendeur ou en fonction de l'avantage concurrentiel dont elles entendaient de manière discrétionnaire le gratifier ou le priver ;
Qu'il est encore exactement relevé que la convention ISO-S et Isopor, présentée comme un contrat de coopération commerciale nécessaire à la promotion de produits techniquement innovants, dont une clause obligeait l'intermédiaire à respecter les prix de revente fixés par le fabricant, visait essentiellement à procurer des avantages financiers substantiels à ceux qui s'engageaient à ne pas commercialiser de produits concurrents et a servi en fait de justification purement formelle à l'attribution de remises aux négociants fidèles aux produits du groupe Sturm, qu'ils soient ou non signataires du contrat ;
Considérant que l'instauration et la mise en œuvre durant six années de conditions de vente discriminatoires, par des sociétés occupant ensemble une position dominante sur le marché des briques et des tuiles en Alsace, dans le but de limiter l'accès au marché des produits concurrents, ont eu pour objet et pour effet de fausser le jeu de la concurrence sur le marché concerné ;
Que dès lors qu'elles l'ont affecté dans son ensemble et à l'égard de tous les opérateurs économiques concernés, de telles pratiques ne peuvent être justifiées par la prétendue mauvaise foi ou le comportement anticoncurrentiel, au demeurant nullement établis, de l'entreprise Bleger et de certains de ses fournisseurs ;
Considérant en conséquence que le recours doit être rejeté ;
Que l'équité ne commande pas de faire application de l'article 700 du NCPC ;
Par ces motifs : Rejette le recours ; Dit n'y avoir lieu à application de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile.