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Décisions

Conseil Conc., 26 avril 1994, n° 94-D-28

CONSEIL DE LA CONCURRENCE

Décision

Pratiques relevées dans le secteur des instruments dentaires

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Délibéré, sur le rapport de M. Xavier Beuzit, par M. Cortesse, vice-président, présidant la séance, M. Bon, Mme Hagelsteen, MM. Marleix, Rocca, Sloan, membres.

Conseil Conc. n° 94-D-28

26 avril 1994

LE CONSEIL DE LA CONCURRENCE (section I),

Vu la lettre enregistrée le 20 octobre 1989 sous le numéro F 279 par laquelle la société Distribution logistique dentaire et médicale (DLM Diadent) a saisi le Conseil de la concurrence de pratiques mises en œuvre par la société Courtage et montage du Saumurois (CMS Dental) ; Vu le traité en date du 25 mars 1957 instituant la Communauté européenne, modifié ; Vu l'ordonnance n°86-1243 du 1er décembre 1986 modifiée, relative à la liberté des prix et de la concurrence et le décret n' 86-1309 du 29 décembre 1986 modifié, pris pour son application ; Vu la décision du Conseil de la concurrence n°92-D-68 du 15 décembre 1992 relative à la saisine de la société Distribution logistique dentaire et médicale ; Vu l'arrêt de la Cour d'appel de Paris en date du 15 septembre 1993 rendu sur les recours formés contre la décision n°92-D-68 du Conseil de la concurrence ; Vu les observations présentées par les sociétés DLM Diadent, Brasseler et CMS Dental et le commissaire du Gouvernement ; Vu les autres pièces du dossier ; Le rapporteur, le rapporteur général, le commissaire du Gouvernement et les représentants des sociétés DLM Diadent, Brasseler et CMS Dental entendus, Adopte la décision fondée sur les constatations (I) et sur les motifs (II) ci-après exposés :

I.- CONSTATATIONS

A.- Les caractéristiques du maché

1. Les produits

Les chirurgiens-dentistes utilisent pour le travail du matériau dentaire naturel ou prothétique, des instruments dentaires rotatifs, spécifiques, dont les particularités s'expliquent en grande partie par les contraintes inhérentes au travail en bouche.

Il existe une gamme étendue d'instruments dentaires rotatifs correspondant à des fonctions et à des modes opératoires différents. Ils se divisent en deux grandes catégories : les fraises qui effectuent l'usinage du matériau par enlèvement de copeaux et les abrasifs au moyen desquels l'usure de la surface du matériau est obtenue par frottement d'un corps dur.

Les fraises se subdivisent en fraises en acier d'une micro-dureté Vickers de 850 HV et en fraises en carbure de tungstène dont la micro-dureté Vickers est de 1 650 HV.

Les abrasifs se répartissent en trois familles principales : les instruments diamantés, les pointes montées et meulettes et les polissoirs souples.

Les instruments diamantés sont constitués, en surface, par des cristaux de diamant synthétique ou naturel ancrés dans un alliage d'acier de nickel et de chrome et sertis avec du nickel dur. Ils présentent une micro-dureté Vickers de 8 000 HV.

2. L'utilisation des produits par les praticiens

Les abrasifs diamantés sont, parmi les instruments dentaires rotatifs, ceux en raison de leur très grande dureté, présentent les fonctions les plus étendues : ils peuvent être employés comme les fraises en acier ou tungstène pour les préparations cavitaires ; ils sont par ailleurs les seuls instruments utilisables pour préparations coronaires périphériques de la dent et pour le travail de l'émail dentaire, substance dure et cristalline, dont la structure se prête mal à l'utilisation des fraises.

3. La distribution des instruments rotatifs diamantés

Tous les instruments utilisés en France sont importés et revendus sous leur marque de fabrication ou sous une marque distincte apposée par l'importateur.

Huit importateurs se partageaient, en 1989, 95 p. 100 du marché. La société CMS Dental, agent exclusif des produits de marque Komet fabriqués en Allemagne par la société Brasseler, occupait une position de leader, sa part de marché représentant 56 p. 100 en volume et plus de la moitié en valeur. Quatre importateurs (Dental-Emco, GACD, Alpha et Diama International) réalisaient 36 p. 100 des parts de marché en volume, la première atteignant 12,45 p. 100 en volume et giton 20 p. 100 en valeur, les trois autres se situant entre 9,38 et 6,14 p. 100 en volume. En outre, trois importateurs occupaient chacun moins de 1 p. 100 du marché, les 5 p. 100 restants se répartissant entre des importateurs non identifiés par la profession.

La fourniture des instruments dentaires aux praticiens est assurée par trois circuits de distribution : les dépôts dentaires, au nombre de 230, dont certains constitués en réseaux d'importance nationale (Health Co et Diffusion dentaire française) et qui assurent la plus grande part de la distribution, les entreprises de vente par correspondance apparues dans les quinze dernières années, qui réalisent 15 p. 100 environ des ventes, la vente directe pratiquée par un seul importateur, Dental-Emco.

B.- Les pratiques relevées

Les sociétés Brasseter et CMS Dental ont conclu le 14 décembre 1976 un contrat d'exclusivité de distribution en France des produits de marque Komet. Le 15 janvier 1980, une clause additionnelle à ce contrat stipulait que CMS Dental ait respecter les consignes de distribution de la société Brasseler qui demandait que ses produits soient diffusés par des commerçants spécialisés pouvant apporter une information directe sur le produit.

Le 18 juillet 1988, le gérant de la société Brasseler adressait une lettre à CMS Dental demandant que les produits Komet soient " distribués en France uniquement par le négoce autorisé ", soulignant que les maisons de vente par correspondance ne pouvaient être assimilées à cette catégorie. Se référant à leurs accords commerciaux, le gérant de la société Brasseler enjoignait à CMS Dental de cesser ses relations avec ce type de distribution.

Par lettre du 16 décembre 1988, la société CMS Dental informait la société DLM Diadent de sa décision qu'elle cessait de lui livrer les instruments de marque Komet à partir du 1er janvier 1989, mettant ainsi un terme aux relations commerciales existant entre les deux sociétés depuis 1982. A la suite de la procédure judiciaire intentée par DLM Diadent pour refus de vente, des mesures provisoires étaient prises ultérieurement par le juge des référés.

C.- La procédure antérieure

Le Conseil de la concurrence, saisi par la société DLM Diadent des pratiques mises en œuvre par la société CMS Dental, considérait dans sa décision du 15 décembre 1992 que les entreprises Brasseler et CMS Dental avaient contrevenu, durant la période non prescrite et jusqu'au jour de 1990 où la seconde entreprise est devenue filiale de la première, aux dispositions de l'article 7 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 relatives aux ententes anticoncurrentielles. En outre, le conseil ordonnait qu'une notification de griefs fondée sur les dispositions de l'article 8 de la même ordonnance et de l'article 86 du traité instituant la Communauté économique européenne soit établie et adressée à ces deux entreprises.

La Cour d'appel de Paris saisie sur recours des sociétés Brasseler et CMS Dental déclarait ces recours irrecevables et les rejetait pour le surplus.

II.- SUR LA BASE DES CONSTATATIONS QUI PRÉCÈDENT, LE CONSEIL

Sur la compétence :

Considérant que la société Brasseler dont le siège est en Allemagne prétend qu'elle ne peut être citée devant le Conseil de la concurrence, la convention de Bruxelles dont l'Allemagne et la France sont signataires ne permettant d'attraire les personnes domiciliées sur le territoire d'un autre Etat contractant qu'en matière civile et commerciale ;

Mais considérant que le Conseil de la concurrence, autorité administrative indépendante, est compétent, comme l'a jugé la Cour d'appel de Paris dans l'arrêt du 15 septembre 1993 susvisé, pour examiner des pratiques relevant des articles 7 et 8 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 dès lors qu'elles ont pour objet ou peuvent avoir pour effet de restreindre la concurrence sur un marché situé dans le champ d'application territorial de ce texte; que la circonstance que la société Brasseler a son siège à l'étranger ne fait pas obstacle à ce que le conseil connaisse des conséquences sur le territoire français des contrats de distribution existant entre cette société et la société CMS Dental et de l'application de ces contrats;

Sur l'application de l'article 8 de l'ordonnance de 1986 :

Considérant que si, pour la plupart des travaux dentaires, les praticiens font usage d'instruments rotatifs en tungstène, en carbure de silicium ou diamantés, les instruments rotatifs diamantés sont les seuls à être utilisés pour les préparations coronaires périphériques de la dent et pour le travail de l'émail dentaire ; que, pour ces travaux, il n'existe donc pas de substituabilité entre les divers instruments rotatifs et les instruments rotatifs diamantés permettant de les regarder comme appartenant à un seul marché ; qu'il y a donc lieu, en conséquence, d'examiner les pratiques dénoncées sur le marché spécifique des instruments rotatifs diamantés ;

Considérant qu'il résulte de l'enquête administrative que les instruments rotatifs diamantés de marque Komet dont la société CMS Dental détient la distribution exclusive sur le territoire national représentaient en 1989 plus de la moitié en valeur des produits vendus sur le marché ; que l'offre concurrente était elle-même fractionnée, sept autres distributeurs se partageant la quasi-totalité du reste du marché et le premier d'entre eux réalisant un chiffre d'affaires plus de deux fois inférieur à celui de CMS Dental ;

Considérant que les instruments de marque Komet bénéficient d'une forte notoriété; que les instruments rotatifs diamantés de cette marque figurent dans une gamme d'instruments qui est la plus large du marché; que ces produits sont, en outre, diffusés sur l'ensemble du territoire par l'intermédiaire des dépôts dentaires;

Considérant que l'ensemble de ces éléments conférait aux sociétés Brasseler CMS Dental, au moment des faits relevés, une position dominante qui leur donnait les moyens de s'abstraire des pressions de la concurrence des autres entreprises présentes sur le marché;

Considérant qu'il ressort des constatations effectuées au I de la présente que par lettre du 18 juillet 1988, la société Brasseler a demandé à la société CMS Dental que les produits Komet soient "distribués en France uniquement par le négoce autorisé ", en soulignant que les entreprises de vente par correspondance ne pouvaient être assimilées à cette catégorie ; que la société CMS Dental, faisant valoir ses engagements contractuels, a cessé ses livraisons auprès des entreprises de vente par correspondance ; que l'éviction d'une forme de distribution et l'exclusivité ainsi réservée aux dépôts dentaires dans la commercialisation des abrasifs diamantés de la marque Komet a eu pour effet de restreindre la concurrence sur ce marché ;

Considérant que les sociétés Brasseler et CMS Dental soutiennent qu'étant donné que les produits Komet sont les seuls à constituer des gammes complètes d'instruments dentaires rotatifs, leur diffusion, en raison de leur technicité, ne peut être assurée dans des conditions satisfaisantes que par un réseau commercial offrant la totalité de cette gamme et assurant un contact direct avec les praticiens pour leur fournir l'information nécessaire ; que la vente par correspondance qui n'offre que quelques centaines de références dans le milieu de la gamme sur les milliers que contient le catalogue, mettrait en péril l'innovation technique en faisant obstacle à sa diffusion parmi les chirurgiens-dentistes ; que les deux sociétés font encore valoir qu'à l'époque des faits, aucune information n'était fournie aux praticiens par les entreprises de vente par correspondance, si ce n'est par l'intermédiaire d'une " vague permanence téléphonique " ;

Mais considérant qu'il n'est pas établi que les entreprises de vente par correspondance, exclues de la distribution des produits de marque Komet, soient inaptes à exercer la fonction de conseil auprès d'utilisateurs avertis et à rendre des services comparables à ceux habituellement fournis par des négociants traditionnels; qu'il n'est pas davantage établi que tous les dépôts dentaires sont dans l'obligation de détenir et de présenter la totalité de la gamme des produits de marque Komet;

Considérant, par ailleurs, qu'il n'est pas établi que la pratique d'exclusion visant les entreprises de vente par correspondance serait nécessaire à la réalisation l'objectif d'une distribution de qualité assurant le bon usage des instruments diamantés ou du maintien d'un courant d'innovation ;

Considérant qu'il résulte de ce qui précède que la pratique mise en œuvre les sociétés Brasseler et CMS Dental est visée par l'article 8 de l'ordonnance du 1er décembre 1986, sans qu'aucun fait ne la justifie au regard de l'article 10 de ce même texte;

Sur l'application de l'article 86 du traité instituant la Communauté européenne :

Considérant que la société Brasseler, qui a déclaré être " premier fabricant européen, voire mondial d'instruments rotatifs dentaires ", dispose avec son distributeur exclusif en France CMS Dental d'une position dominante sur une partie substantielle du marché commun; que les pratiques par lesquelles ces sociétés ont exclu de la distribution des produits de marque Komet les entreprises pratiquant la vente par correspondance sont susceptibles d'affecter le commerce entre Etats membres; que, dès lors, cette pratique concernant des acteurs économiques réalisant environ 15 p. 100 de la distribution des instruments rotatifs diamantés en France tombe sous le coup des dispositions de l'article 86 du traité ci-dessus visé;

Sur les sanctions :

Considérant qu'aux termes de l'article 13 de l'ordonnance du 1er décembre 1986, le Conseil de la concurrence " peut infliger une sanction pécuniaire applicable soit immédiatement, soit en cas d'inexécution des injonctions. Les sanctions pécuniaires sont proportionnées à la gravité des faits reprochés, à l'importance du dommage causé à l'économie et à la situation de l'entreprise ou de l'organisme sanctionné et de façon motivée pour chaque sanction. Le montant maximum de la sanction est, pour une entreprise, de 5 p. 100 du montant du chiffre d'affaires hors taxes réalisé en France au cours du dernier exercice clos " ;

Considérant que les sociétés Brasseler et CMS Dental ont mis en œuvre des pratiques d'entente prohibées par l'article 7 de l'ordonnance du 1er décembre 1986, telles que qualifiées par le conseil dans sa décision du 15 décembre 1992 ci-dessus visée ; qu'elles ont également, en violation de l'article 8 du même texte, abusé de leur position dominante sur le marché des instruments rotatifs diamantés en excluant les entreprises de vente par correspondance de la commercialisation des produits de marque Komet ;

Considérant que pour apprécier l'importance du dommage causé à l'économie et la gravité des faits examinés, il y a lieu de tenir compte, d'une part, de l'importance des sociétés Brasseler et CMS Dental sur le marché et, d'autre part, de l'incidence de l'absence des produits de marque Komet dans les catalogues des sociétés de vente par correspondance ;

Considérant que la circonstance que la société CMS Dental a été contrainte de respecter l'injonction adressée par son unique fournisseur est sans incidence sur la qualification des pratiques ; qu'il y a lieu de tenir compte, toutefois, de la situation dans laquelle se trouvait cette société, pour apprécier le montant de la sanction ;

Considérant que la société Brasseler s'est refusée à déclarer le chiffre d'affaires qu'elle a réalisé en France au cours du dernier exercice clos ; que son représentant a déclaré en séance que le conseil disposait de cette information à travers les comptes produits par la société CMS Dental ; qu'il y a donc lieu de prendre en compte le montant des achats de marchandises réalisés par la société CMS Dental, soit 17 492 052 F ; que la société CMS Dental a réalisé, en France, au cours du même exercice un chiffre d'affaires de 30 651 255 F ; qu'il y a lieu, au vu des éléments d'appréciation généraux et individuels ci-dessus indiqués, d'infliger une sanction pécuniaire de 500 000 F à la société Brasseler et de 400 000 F à la société CMS Dental,

Décide :

Article 1er

Sont infligées les sanctions pécuniaires suivantes :

- 500 000 F à la société Brasseler ;

- 400 000 F à ta société CMS Dental.

Article 2

Dans un délai maximum de trois mois suivant sa notification, le texte intégral de la présente décision sera publié aux frais de la société Brasseler et de la société CMS Dental, à frais communs et à proportion des sanctions pécuniaires qui leur sont infligées, dans les revues Le Chirurgien-dentiste de France et Dentaire Hebdo.