Livv
Décisions

CA Paris, 1re ch. sect. concurrence, 6 juillet 1994, n° ECOC94110135X

PARIS

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

Total Réunion Comores (Sté), Elf Antar France (Sté), Esso Réunion (Sté)

Défendeur :

Ministre de l'Économie, des Finances et du Budget

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

Mme Montanier

Avocat général :

Mme Thin

Conseillers :

MM. Bargue, Albertini

Avoués :

SCP Fisselier, Chiloux, Boulay, SCP Taze, Bernard, Belfayol Broquet

Avocats :

Mes Saint Esteben, Lazarus, Bellargent

T. com. Paris, du 8 févr. 1993

8 février 1993

Par décision n° 93-D-42 du 19 octobre 1993, le Conseil de la concurrence (le conseil) a infligé une sanction pécuniaire de sept millions de francs à la société ELF Antar France, d'une part, et à la société Total Réunion Comores, d'autre part.

Il a ordonné la publication du texte intégral de sa décision, dans le délai de trois mois à compter de la date de sa notification, dans le journal Les Echos, la revue Aéroports Magazine, ainsi que dans Le Bulletin de l'Industrie du Pétrole.

Les pratiques sanctionnées se rapportent au marché de la distribution du carburéacteur dans le département de la Réunion.

Le 17 janvier 1975, la Chambre de commerce et d'industrie de la Réunion (CCIR) a conclu une convention avec les sociétés Elf Antar France et Total Réunion Comores, relative à l'installation et à l'exploitation d'un dépôt de carburant et de lubrifiants et d'un réseau de distribution pour l'avitaillement en carburant des aéronefs sur l'aéroport de Saint-Denis-Gillot-de-la-Réunion.

Par cette convention, le droit d'occupation d'une partie de cet aéroport en vue de l'installation et de l'exploitation de ces dépôt et réseau a été concédé, pour une durée de trente ans, à ces deux sociétés par la CCIR.

Celle-ci s'est engagée à n'octroyer aucune autre autorisation d'occupation du domaine public, mais s'est réservé la faculté, après agrément du ministre chargé de l'aviation civile, d'" autoriser d'autres sociétés exerçant les mêmes activités à utiliser les installations existantes " (art. 12 de la convention).

Elf Antar France et Total Réunion ont, par ailleurs, constitué deux groupements d'intérêt économique (GIE) :

- le Groupement d'exploitation des installations fixes de l'Aéroport de Saint-Denis-Gillot (GEIAG) ayant pour objet " la mise en œuvre de tous moyens permettant l'exploitation en commun du dépôt d'hydrocarbures et de l'oléoréseau " ;

- le Groupement pétrolier d'avitaillement de Gillot (GPAG) ayant pour objet " la mise en œuvre de tous les moyens permettant l'exploitation en commun des opérations de mise à bord des carburants, lubrifiants et spécialités d'aviation ".

En raison de nouveaux investissements à réaliser sur l'aéroport, les effets de la convention ont été prorogés de douze ans, par avenant en date du 29 novembre 1989 ayant entériné la création des deux GIE.

Alors que la facturation aux exploitants du coût de l'utilisation des installations était stipulée sur la base des charges d'exploitation et d'amortissement, ces installations étant louées aux GIE par Elf Antar France et Total Réunion Comores, les " tiers autorisés " se voyaient, aux termes de l'article 12 de la convention, appliquer un tarif spécial ou " taux de passage " calculé à partir de la formule suivante :

T =[[a + b + 0,10 (a + b)] /L] + c

Dans cette formule :

T = montant des frais de passage par litre ;

a = amortissement des installations fixes au taux de 10 p. 100 l'an, augmenté de l'intérêt sur la partie non amortie du capital investi dans ces installations fixes, le taux de cet intérêt étant celui du découvert bancaire majoré de 2 p. 100 ;

b = les frais d'exploitation ;

L = le litrage total passé par les installations ;

c = majoration égale à 5 p. 100 du prix affiché.

En outre, l'article 13 de la convention prévoyait qu'un opérateur désireux de se joindre aux groupements existants sur l'aéroport devait auparavant distribuer pendant trois ans au moins, à titre de passeur, 10 p. 100 du litrage annuel débité sur l'aéroport.

Entre 1988 et 1990 et dans des circonstances pour lesquelles il est fait référence à la décision entreprise, la société Esso Réunion, filiale du groupe Exxon, a, à diverses reprises, demandé tant à la CCIR qu'à Elf Antar France et à Total Réunion Comores de lui permettre l'accès aux installations de distribution de carburéacteur soit à titre de " passeur ", soit à titre de membre des GIE.

Par lettre en date du 4 janvier 1990, elle a demandé à la CCIR de supprimer, de la tarification appliquée aux passeurs, le paramètre qu'elle estimait discriminatoire et d'envisager par la suite la suppression du délai d'attente de trois ans.

En réponse, le 26 mars 1990, la CCIR a informé Esso Réunion qu'elle n'entendait pas " modifier les termes du contrat " passé avec les sociétés Elf Antar France et Total Réunion Comores et qu'elle lui laissait le soin de " négocier " le montant des paramètres directement avec les titulaires du contrat.

La société Esso Réunion a saisi le Conseil de la concurrence le 5 mars 1991.

Le 18 juin 1991, Esso Réunion Comores a adressé à la CCIR une demande d'agrément en vue de son implantation sur l'aéroport.

Le 20 octobre 1991, la CCIR invitait le GEIAG à examiner, avec Esso Réunion et Shell International, " les conditions techniques et financières selon lesquelles un accord de partenariat pourrait être éventuellement conclu " ; le 13 novembre 1991, elle adressait la même invitation à Esso Réunion.

Le 13 janvier 1992, la société Total Réunion Comores informait la CCLR qu'elle étudiait avec son partenaire les conditions dans lesquelles une troisième compagnie pétrolière pourrait être admise à opérer sur l'aéroport de Gillot, tout en faisant remarquer qu'il lui semblait qu'admettre un quatrième opérateur risquerait d'" alourdir prématurément les coûts de structure qui seraient à répercuter sur la clientèle ".

Le 6 juillet 1992, les griefs étaient notifiés aux sociétés Elf Antar France et Total Réunion Comores.

Aux motifs de sa décision, le conseil a relevé que :

- le marché de référence est celui de la distribution du carburéacteur sur l'aéroport de Saint-Denis-de-la-Réunion ;

- les deux sociétés Elf Antar France et Total Réunion Comores, propriétaires des installations de stockage et manutention qu'elles gèrent par l'intermédiaire de deux GIE, constituent un groupe d'entreprises disposant d'une position dominante sur ledit marché ;

- elles se sont abstenues de répondre à la demande faite par la société Esso Réunion d'utiliser les installations de stockage et de mise à bord en tant que " passeur " ou en tant que membre des groupements ;

- elles sont intervenues, auprès de la CCIR, pour l'inciter à s'opposer à l'entrée d'un nouvel avitailleur sur le marché ;

- elles se sont abstenues, par des manœuvres dilatoires, d'entamer des négociations avec la société Esso Réunion sur la demande de modification du paramètre " c " et qu'elles ont de la sorte délibérément fait obstacle à l'entrée de cette société sur le marché considéré.

Estimant que ces pratiques tombaient sous le coup des articles 7 et 8 de l'ordonnance du 1er décembre 1986, le conseil a, par application de l'article 13, prononcé les sanctions pécuniaires contestées par les moyens suivants :

La société Elf Antar France demande tout d'abord qu'il soit fait injonction au conseil de produire le procès-verbal de la séance du 19 octobre 1993 ainsi que le rapport lu par le rapporteur en cette séance.

A titre principal, elle sollicite l'annulation de la décision aux motifs que :

- les droits fondamentaux de la défense n'ont pas été respectés lors de la séance du Conseil de la concurrence ;

- la saisine d'Esso, ne s'appuyant sur aucun élément probant et n'entrant pas dans le champ de la compétence du conseil, aurait dû faire l'objet d'une décision d'irrecevabilité ;

- le conseil ne s'est pas livré à un examen des pratiques incriminées sur le marché pertinent ;

- le conseil n'a pas respecté l'article 13 de l'ordonnance du 1er décembre 1986, en n'appréciant pas de manière concrète s'il existait une proportionnalité entre la peine prononcée, la gravité des faits et le dommage à l'économie.

En conséquence, elle prie la cour d'ordonner le remboursement immédiat à Elf des sommes versées au titre de la sanction pécuniaire, avec intérêts au taux légal à compter du paiement de la sanction et capitalisation à compter du 7 janvier 1994.

Subsidiairement, elle conclut à la désignation d'un expert ayant mission de décrire la politique des compagnies aériennes en matière d'avitaillement du carburéacteur, notamment, d'une part, la technique des emports, d'autre part, la spécificité éventuelle de l'aéroport de Saint-Denis-de-la-Réunion.

Toujours à titre subsidiaire, elle sollicite la réformation de la décision et la suppression de la sanction pécuniaire ou, à défaut, le prononcé d'une sanction proportionnée à la gravité des faits et au dommage causé à l'économie du marché de référence, aux motifs que :

- l'aéroport de Saint-Denis-de-la-Réunion ne constitue pas un marché en soi ;

- le conseil n'a pas établi la position dominante conjointe d'Elf et de Total ;

- le conseil n'a tenu aucun compte des écritures d'Elf relatives à l'absence de barrière à l'entrée ;

- la sanction infligée à Elf est disproportionnée compte tenu de la gravité des faits relevés et du dommage causé à l'économie du marché de référence.

Elle conclut en conséquence au remboursement du " trop-perçu " des sommes versées au titre de la sanction pécuniaire, selon les modalités ci-dessus précisées.

En toute hypothèse, elle réclame la condamnation d'Esso Réunion Comores au paiement de la somme de 50 000 F au titre de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile, celle solidaire de ladite société et de l'Etat français au remboursement des frais de publication.

La société Total Réunion Comores, qui invoque les mêmes moyens, exceptés ceux tirés des conditions dans lesquelles le rapporteur a présenté son rapport et de l'inexistence de la position dominante, demande à la cour :

- a titre principal, d'annuler la décision en ce qu'elle a violé le principe du contradictoire ;

- à titre subsidiaire, de dire et juger que les pratiques ne sont pas établies en fait comme en droit, en conséquence de réformer la décision du conseil et de supprimer, ou à tout le moins de réduire substantiellement, la sanction prononcée et de condamner Esso à tous les dépens.

En revanche, la société Esso Réunion fait valoir que :

- le conseil n'a pas méconnu le principe du contradictoire, en procédant, comme l'article 25 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 lui en réserve le pouvoir discrétionnaire, à l'audition du témoin en présence des parties autorisées à poser leurs propres questions et à faire valoir leurs observations ;

- le rapporteur a régulièrement présenté son rapport ;

- le conseil était compétent pour connaître des pratiques anticoncurrentielles mises en œuvre, s'agissant de prestations de service relatives à l'exécution d'un service public industriel et commercial, le simple fait d'avoir conclu un contrat d'occupation du domaine public ne pouvant aboutir à écarter l'application du droit de la concurrence par le conseil ;

- la chronologie des faits suffit à établir l'absence de pertinence de l'argumentation de ses adversaires, lesquelles se sont abstenues délibérément de répondre aux demandes réitérées d'Esso, en cette circonstance que la CCIR ne s'était pas opposée à ce qu'il leur fut donné une suite favorable ;

- le marché à retenir est bien celui de la distribution du carburéacteur sur l'aéroport de Saint-Denis-de-la-Réunion ;

- Elf Antar France et Total Réunion Comores se trouvent en situation de position dominante conjointe sur cet aéroport ;

- en raison du paramètre " c ", les conditions d'accès des tiers aux installations de stockage et de distribution, dépourvues de transparence et d'objectivité, étaient discriminatoires et de nature à entraîner un surenchérissement de la fourniture du carburant par Esso.

En conséquence, la société Esso prie la cour de confirmer la décision entreprise de rejeter les prétentions des parties requérantes et de leur faire injonction d'entamer des négociations avec Esso en lui offrant un taux de passage qui ne soit pas abusif, non fixé par référence à des éléments artificiels et qui ne revête pas un caractère discriminatoire en reposant sur des éléments sans rapport direct avec le coût du service rendu.

Usant de la faculté qui lui est offerte par l'article 9 du décret n° 87-849 du 19 octobre 1987, le conseil a présenté des observations écrites sur le grief élevé de la violation du principe de contradictoire et sur la notion de position dominante conjointe.

Sur chacun des moyens développés par les parties, le ministre de l'Economie a présenté des observations écrites qu'il a développées à l'audience et tendant à la confirmation de la décision.

Le ministère public a oralement conclu au rejet des recours ;

Sur quoi LA COUR :

Sur les recours en annulation de la décision pour violation des droits fondamentaux de la défense:

Considérant qu'il résulte des dispositions de l'article 18 de l'ordonnance n° 86-1243 du 1er décembre 1986 que l'instruction et la procédure devant le conseil de la concurrence sont pleinement contradictoires ;

Considérant en outre que pouvant aboutir au prononcé de sanctions, la procédure doit satisfaire aux garanties d'équité et d'impartialité prévues par la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme ;

Considérant qu'il importe de vérifier si ces principes ont été suivis au présent cas d'espèce ;

1° Sur l'audition par le conseil du directeur du développement de la compagnie Air outre-mer

Considérant qu'en vertu de l'article 25 de l'ordonnance n°86-1243 du 1er décembre 1986, le Conseil de la concurrence peut entendre toute personne dont l'audition lui paraît susceptible de contribuer à son information ;

Considérait qu'usant de ce pouvoir le conseil a, en sa séance du 19 octobre 1993, recueilli le témoignage du directeur du développement de la compagnie Air outre-mer ;

Considérant que l'article ci-dessus rappelé ne fait pas obligation au conseil d'informer préalablement les parties de son intention de recourir à cette mesure d'instruction ;

Qu'il n'ouvre pas à celles-ci la possibilité de faire entendre leurs propres témoins ;

Considérant qu'il est constant que l'audition critiquée a eu lieu en présence des parties, après les interventions du rapporteur, du rapporteur cénéral et du commissaire du Gouvernement ;

Que les sociétés requérantes ne contestent pas avoir été invitées à poser leurs propres questions au témoin ;

Considérant qu'il n'est pas soutenu que le témoignage ainsi recueilli a introduit dans le débat des éléments jusqu'alors ignorés des parties et sur lesquels elles n'auraient pas eu la possibilité de faire valoir leurs observations ;

Considérant qu'il n'est pas allégué que la société Esso Réunion a bénéficié d'un traitement plus avantageux ;

Considérant en conséquence que les sociétés requérantes ne peuvent être admises à soutenir que le principe du contradictoire a été violé ni qu'ont été méconnues les garanties d'équité et d'impartialité prévues par la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme ;

2° Sur la présentation du rapport :

Considérant que la société Elf Antar France soutient qu'en se livrant à une " critique en règle " de son mémoire en réponse le rapporteur a, de fait, présenté oralement un nouveau rapport sans notification préalable ;

Or considérant qu'il n'est pas allégué qu'en se livrant à cette critique le rapporteur ait introduit de nouveaux griefs qui eussent dû faire l'objet d'une nouvelle notification ; que le conseil a statué dans les limites de sa saisine sur les seuls griefs initialement notifiés ;

Considérant qu'il s'ensuit qu'il n'a pas été porté atteinte aux principes ci-avant énoncés ;

Considérant qu'il n'y a lieu dès lors ni d'ordonner la production du procès-verbal de la séance du 19 octobre 1993 ni celle du rapport lu par le rapporteur ;

Considérant qu'il convient en conséquence de rejeter les recours en ce qu'ils tendent à l'annulation de la décision pour violation des droits fondamentaux de la défense ;

Sur les recours en annulation pour irrecevabilité de la saisine

Considérant qu'aux termes des dispositions de l'article 19 de l'ordonnance du 1er décembre 1986, " Le Conseil de la concurrence peut déclarer, par décision motivée, la saisine irrecevable s'il estime que les faits invoqués n'entrent pas dans le champ de sa compétence ou ne sont pas appuyés d'éléments suffisamment probants " ;

1° Sur la compétence du conseil

Considérant qu'il est soutenu en premier lieu que la saisine n'entre pas dans le champ de la compétence du conseil, dès lors que la convention signée le 17 janvier 1975 entre les sociétés Elf Antar France, Total Réunion Comores et la CCIR, comportant la formule du taux de passage, constitue soit un contrat d'occupation du domaine public, soit un contrat de concession de service public ;

Mais considérant que les règles définies par l'ordonnance du 1er décembre 1986 s'appliquent, en vertu des dispositions de son article 53, à toutes les activités de production, de distribution ou de services, y compris celles qui sont le fait des personnes publiques ;

Considérant quel'exploitation du service public industriel et commercial de la distribution du carburéacteur est, au sens de ces dispositions, une activité de prestation de services ;

Considérant que le conseil s'est prononcé sur les pratiques mises en œuvre par les entreprises bénéficiaires de l'autorisation d'occupation du domaine public ;

Que ces pratiques, indépendantes des modalités d'organisation de la concession consentie par la CCIR dans le cadre de ses prérogatives de puissance publique, relèvent des pouvoirs accordés au Conseil de la concurrence par les dispositions de l'ordonnance du 1er décembre 1986 ;

Considérant qu'il s'ensuit que le conseil s'est, à juste titre, estimé compétent ;

2° Sur l'absence d'éléments probants

Considérant qu'il est soutenu en second lieu que la saisine n'étant pas appuyée d'éléments suffisamment probants, le conseil aurait dû la déclarer irrecevable ;

Considérant que le conseil a été saisi le 20 février 1991 ;

Considérant qu'à cette date, contrairement à ce qu'affirment les auteurs des recours, Esso Réunion s'était déjà heurtée à la réticence d'Elf Antar France et de Total Réunion Comores ;

Considérant qu'en effet Esso Réunion avait, dès le 5 septembre 1988, informé la CCIR qu'elle était intéressée par l'utilisation des installations de stockage et de distribution de carburéacteur sur l'aéroport de Saint-Denis-de-la-Réunion ;

Considérant que, le 22 juin 1989, elle avait demandé aux sociétés Elf Antar France et Total Réunion Comores de lui faire connaître les modalités juridiques et économiques d'un contrat de passage ou d'une entrée dans le groupement à " titre de participant " ; que, restée sans réponse, cette demande a été réitérée le 22 juillet 1989 ;

Considérant que, le 1er août 1989, la société Total Réunion Comores, gérant du GEIAG, indiquait à Esso que sa demande serait examinée "lors du comité semestriel de novembre 1989"; que ce comité n'a pas été tenu de sorte que, le 2 janvier 1990, la société Esso Réunion Comores dénonçait au GEIAG son "attentisme"; que le comité qui s'est réuni le 11 janvier suivant ne fait nullement mention de la demande déposée par la société Esso Réunion Comores; que dans sa lettre à la CCIR en date du 15 février 1990 la société Total Réunion Comores avait fait part à la CCIR de son hostilité à une mesure qui permettrait à ses concurrents de " participer aux profits alors qu'ils n'en ont jamais assuré les risques " et de son souhait de réserver aux " investisseurs audacieux l'exclusivité pendant quelques années dû fruit de leurs investissements " ;

Considérant qu'il en résulte que les abus imputés par Esso, Elf Antar France et à Total Réunion Comores reposaient non sur de simples allégations mais sur des éléments suffisamment probants à la date de la saisine ;

Considérant que c'est donc à bon droit que le conseil n'a pas déclaré la saisine irrecevable au regard des dispositions de l'article 19 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 ;

Sur les recours en réformation

Considérant que pour les motifs qui précèdent la société Total Réunion Comores est infondée à solliciter la réformation pour cause d'incompétence du conseil ;

1° Sur le marché pertinent

Considérant qu'est sans fondement l'allégation de la société Elf Antar France selon laquelle le marché pertinent est celui des prestations de stockage et de manutention du carburant, par rapport auquel le marché de la distribution constitue un marché aval ;

Considérant en effet que sont en cause, non les éventuelles restrictions au libre jeu de l'offre et de la demande en matière d'opérations de stockage, de manutention et d'acheminement du carburéacteur, mais celles apportées au libre accès des passeurs éventuels sur le marché de la distribution du carburéacteur, par les sociétés mises en causes, prises comme distributeurs ;

Considérant que la société Total Réunion Comores affirme quant à elle que l'aéroport de Saint-Denis-de-la-Réunion ne peut constituer un marché en soi en raison de la " substituabilité " des prestations offertes par les compagnies pétrolières sur cet aéroport et les aéroports voisins, celui de l'Ile Maurice, en particulier ;

Mais considérant qu'il existe une demande de carburéacteur sur l'aéroport de Saint-Denis-de-la-Réunion, sur lequel, selon les statistiques du comité des importateurs d'hydrocarbures, Elf Antar France et Total Réunion Comores ont livré de 1986 à 1993, respectivement, 257 817 et 253 116 mètres cubes ;

Que cette demande est appelée à se développer avec l'intervention de nouvelles compagnies telles que AOM et Air Liberté et avec la mise en service d'une nouvelle piste devant permettre aux gros porteurs d'assurer les liaisons directes, à pleine charge marchande, avec l'Europe ;

Que contrairement à ce que soutient Elf Antar France, cet aéroport n'est pas un lieu de livraison d'un produit dont l'offre et la demande se rencontrent sur un marché plus vaste, national sinon mondial ; que si les appels d'offre sont lancés à un tel niveau, les soumissions se font sur la base d'un prix par aéroport établi en fonction, notamment, des volumes estimés au niveau de chaque aéroport ;

Que les compagnies visant dans leur négociation avec leurs fournisseurs à " optimiser " le prix du carburéacteur à chaque escale, les prix sont formés à l'échelon de chacune d'entre elles ;

Considérant par ailleurs qu'il ne peut être déduit de l'existence d'une certaine sensibilité de la demande aux prix pratiqués sur d'autres aéroports, tels que celui de l'île Maurice, et de la possibilité de procéder à des " emports " de carburant, que l'aéroport de Saint-Denis-Gillot-de-la-Réunion ne constitue pas un marché en soi ;

Qu'en effet la technique des emports consistant à charger plus de carburants que nécessaire, dans les escales où son prix est plus avantageux, ne peut être érigée on principe ;

Qu'elle trouve ses limites tant dans les paramètres commerciaux (objectifs de desserte et coûts d'exploitation) guidant avant tout autre considération le choix des escales que dans les contraintes techniques et technologiques des aéronefs, liées par exemple à la charge maximale à l'atterrissage ou au décollage, aux conditions météorologiques ou à la longueur des pistes ;

Que la possibilité d'un ravitaillement en carburéacteur à un moindre coût ne commande pas le choix de l'escale ;

Considérant que c'est dès lors à juste titre que le conseil a retenu que les possibilités d'approvisionnement sur les aéroports voisins sont insuffisantes pour établir l'existence d'un marché de substitution et que le marché à retenir est celui de la distribution de carburéacteur sur l'aéroport de Saint-Denis-de-Ia-Réunion ;

2° Sur la position dominante conjointe de Elf Antar France et Total Réunion Comores

Considérant qu'une position dominante collective peut être le fait d'un groupement d'intérêt économique par ailleurs constitutif d'une entente ;

Considérant qu'Elf Antar France et Total Réunion Comores sont propriétaires des installations de stockage et de manutention sur l'aéroport de Saint-Denis-de-la Réunion ;

Qu'il importe de rappeler qu'elles ont constitué entre elles deux groupements d'intérêt économique, ayant pour objet, l'un (GEIAG), la mise en œuvre de tous moyens permettant l'exploitation en commun du dépôt d'hydrocarbures et de l'oléoréseau, l'autre (GPAG), la mise en œuvre de tous moyens permettant l'exploitation en commun des opérations de mise à bord des carburants, lubrifiants et spécialités d'aviation ;

Que les statuts de ces GIE subordonnent l'admission des nouveaux membres à l'accord unanime du conseil d'administration ;

Qu'ils prévoient que les décisions de tarification étaient prises dans le cadre du GIE, tandis qu'il existait entre les deux opérateurs, notamment pour l'exploitation des opérations de mise à bord, une politique commerciale commune ;

Qu'en ce qui concerne leurs approvisionnements les requérantes disposaient auprès de la raffinerie de Bahrein de moyens logistiques communs ;

Qu'enfin en 1986 elles ont fourni à elles seules 49,5 p. 100 (Total Réunion Comores) et 50,5 p. 100 (Elf Antar France) du volume livré ;

Qu'il en résulte que,liées par des liens structurels financiers, ces deux sociétés avaient mis en place une stratégie commerciale révélatrice d'une volonté commune de pratiquer une politique de vente coordonnée et étaient en mesure de s'opposer à l'accès d'un nouvel opérateur sur le marché de la distribution du carburéacteur sur lequel elles étaient les seuls intervenants, la présence de la société Caltex comme passeur étant sans incidence réelle ;

Qu'elles occupaient donc, comme en a, à bon droit, décidé le conseil, une position dominante collective sur le marché de référence ;

3° Sur les pratiques anticoncurrentielles

A - Sur l'absence de réponse à la demande d'utilisation des installations comme passeur ou comme membre des groupements

Considérant que les règles contractuelles régissant l'occupation du domaine public par les sociétés Elf Antar France et Total Réunion Comores ne pouvaient les affranchir du respect des dispositions de l'ordonnance du 1er décembre 1986 dans l'exercice de leur activité de prestataires de services ;

Considérant qu'elles ne peuvent dès lors soutenir qu'il ne doit pas leur être fait grief de n'avoir pas répondu aux sollicitations de la société Esso Réunion, au motif qu'il appartenait à la CCIR d'autoriser un nouveau distributeur de carburéacteur à exercer sur l'aéroport, sous réserve de l'agrément du ministre chargé de l'aviation civile ;

Considérant que,informées depuis le 5 octobre 1988 par la CCIR de l'existence de la demande d'Esso Réunion, puis directement sollicitées par celle-ci les 22 juin et 22 juillet 1989 et 2 janvier 1990, à l'effet d'être autorisées à utiliser les installations du GEIAG à titre de simple passeur ou de membre du GIE, Elf Antar France et Total Réunion Comores n'ont donné aucune réponse, adoptant ainsi une attitude discriminatoire.

B - Sur la demande relative au paramètre " c "

Considérant tout d'abord que, pour les motifs ci-dessus développés, la société Total Réunion Comores ne peut être admise à faire valoir qu'il n'entrait pas dans le champ de la compétence du conseil de remettre en cause l'existence de ce paramètre conventionnel ;

Considérant que la convention, qui posait le principe d'une autorisation de lien droit des sociétés auxquelles serait appliqué le paramètre " c ", ne constituait pas un obstacle à l'ouverture des négociations réclamées par Esso Réunion ;

Que le paramètre " c ", qui n'avait de sens et d'intérêt que pour les seules mises en cause, n'était en rien indispensable pour l'utilisation du domaine public, à telle enseigne que l'autorité concédante les a renvoyées à engager ces négociations (lettre de la CCIR à Esso en date du 26 mars 1990 et au GEIAG du 30 octobre 1991) ;

Considérant que, contrairement à ce que soutient Total Réunion Comores, ce paramètre ne vise pas à rémunérer les frais de premier établissement, ceux-ci étant déjà inclus dans la majoration de 10 p. 100 sur les paramètres " a " et " b " de la formule ;

Considérant que la société Elf Antar France a reconnu devant le conseil que le surcoût induit par ce paramètre était de 9,650 F/hl ;

Qu'il aurait engendré, selon elle, un surcoût global de 579 000 F par an pour Esso, tandis que Total estime que celle-ci aurait pu en tout état de cause dégager une marge positive de 9,38 F/hl ;

Or, considérant que l'estimation du surcoût faite par Elf repose sur le postulat que Esso Réunion aurait remporté une part de marché de 10 p. 100, tandis que Total Réunion Comores omet de tenir compte dans ses calculs de l'intégralité des frais de passage et des frais de mise à bord que cette même société Esso Réunion aurait du supporter ;

Considérant qu'en réalité cet élément du tarif appliqué aux passeurs correspondant à une majoration de 6 p. 100 du prix de vente, sans contrepartie au niveau du service rendu, est dès lors dépourvu de toute justification économique ;

Considérant que les parties requérantes sont donc infondées à dénier l'effet anticoncurrentiel dudit paramètre " c " ;

Considérant que les pratiques ci-dessus analysées, constitutives d'une entente au sens de l'article 7 de l'ordonnance du 1er décembre 1986, ayant été mises en œuvre par des entreprises bénéficiant d'une position dominante sur le marché de référence, s'analysent en outre en un abus de cette position ;

4° Sur les sanctions

A - Considérant qu'aux termes des dispositions de l'article 13 de l'ordonnance du 1er décembre 1986, applicable aux faits de la cause, le montant maximum de la sanction est, pour une entreprise, de 5 p. 100 du montant du chiffre d'affaires hors taxes réalisé en France au cours du dernier exercice clos ;

Considérant que la société Total Réunion Comores soutient que la distribution de carburéacteur présente des spécificités sur le plan des produits, de la logistique, du personnel exploitant et de la clientèle pour en déduire que le chiffre d'affaires à prendre en considération est celui du secteur en cause ;

Mais considérant que ni les dispositions ci-dessus reproduites, ni le principe de proportionnalité des sanctions ne conduisent à limiter le chiffre d'affaires de référence pour la détermination du maximum de la sanction aux prestations destinées à une partie de la clientèle ;

Considérant qu'il n'est pas contesté que :

- le chiffre d'affaires réalisé en France par la société Elf Antan France s'est élevé à 44,7 milliards de francs en 1992 ;

- les ventes de carburéacteur de cette société dans le département de la Réunion ont atteint 46 715 134 F HT, dont 429 000 F de redevances d'aéroport ;

- le chiffre d'affaires réalisé en 1992 par la société Total Réunion Comores a été de 181 752 543 F HT, ses ventes de carburéacteur dans le département de la Réunion ayant représenté 46 854 571 F HT au cours de cet exercice ;

B - Considérant qu'Elf Antar France et Total Esso Réunion font grief au conseil de n'avoir pas suffisamment caractérisé la gravité des pratiques et le dommage à l'économie ;

Mais considérant que le conseil a pertinemment mis en évidence qu'étant les seules entreprises présentes sur le marché de la distribution du carburéacteur sur l'aéroport de Saint-Denis de la Réunion, Elf Antar France et Total Réunion Comores avaient, en s'abstenant de répondre aux demandes d'Esso Réunion, créé artificiellement une barrière à son entrée sur ce marché ;

Considérant qu'il a, à juste titre, souligné l'importance du transport aérien pour l'économie tout entière de l'île de la Réunion ;

Qu'en effet l'aéroport de Saint-Denis-de-la-Réunion se situait, en 1992, au douzième rang des quatre-vingt-sept aéroports français ayant reçu plus de mille passagers ;

Que si l'on compare son trafic au trafic global des aéroports français, hors région parisienne, qui a été à la même époque de 33,2 millions de passagers pour 47 millions d'habitants, il apparaît que, pour cette île qui n'en compte que 600 000, le transport aérien est trois fois plus important que pour la desserte des villes de province en métropole ;

Qu'en raison de l'éloignement de la métropole le transport aérien des marchandises est essentiel à l'économie de l'île ; qu'en 1991 l'aéroport de Gillot s'est classé au septième rang des aéroports français, avec 14 500 tonnes ;

Qu'il n'est pas sans intérêt de souligner le rôle déterminant de ce mode de transport pour le développement de l'économie touristique ;

Considérant qu'enfin le surcoût résultant de l'application aux passeurs du paramètre " c " pour la consommation d'Air France a été estimé par le rapporteur à 3,6 MF; que, selon lui, l'incidence de l'application dudit paramètre sur le volume de carburant délivré sur l'aéroport entre 1989 et 1991 s'est élevée à 19,4 MF ;

Considérant qu'est ainsi démontrée l'existence du dommage causé à l'économie résultant de la stratégie d'éviction dans la mise en œuvre de laquelle elles ont la même part de responsabilité ;

Considérant que les sanctions prononcées par le conseil à l'encontre des requérants sont proportionnées à la gravité des pratiques incriminées et au dommage causé à l'économie;

Considérant qu'en conséquence les recours doivent être rejetés ;

Considérant qu'en l'état des éléments ci-dessus rappelés il n'y a pas lieu de prononcer l'injonction requise par Esso Réunion ;

Par ces motifs : rejette les recours formés par les sociétés Total Réunion Comores et Elf Antar France; Dit n'y avoir lieu de prononcer l'injonction sollicitée par la société Esso Réunion ; Laisse les dépens à la charge des sociétés requérantes.