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Décisions

CA Paris, 1re ch. sect. concurrence, 23 février 1996, n° FCEC9610055X

PARIS

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

Conseil régional de l'ordre des pharmaciens de la région Rhône-Alpes, Syndicat des pharmaciens de Haute-Savoie, Bedaride, Marchat, Meyer, Michellier, Zirnhelt, Esfandi

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Feuillard

Avocat général :

Mme Thin

Conseillers :

MM. Cailliau, Weill

Avoués :

SCP Parmentier-Hardouin, SCP Garrabos, Alizard

Avocats :

Mes Vatier, Gosset, Fallourd.

CA Paris n° FCEC9610055X

23 février 1996

Saisi par le ministre de l'économie de pratiques concertées dans le secteur de la distribution pharmaceutique dans la vallée de l'Arve, le Conseil de la concurrence, par décision n° 95-D-35 du 10 mai 1995, a infligé des sanctions pécuniaires au conseil de l'ordre des pharmaciens de la région Rhône-Alpes (300.000 F), au syndicat des pharmaciens de la Haute-Savoie (200.000 F) et à huit pharmaciens (de 10.000 F à 60.000 F) et a ordonné la publication de sa décision.

Les pratiques sanctionnées concernent, dans la zone de chalandise constituée par huit communes de la vallée de l'Arve (Haute-Savoie) où opèrent quinze pharmacies d'officine, d'abord, le boycottage des laboratoires qui continueraient d'approvisionner la pharmacie de Mme Esfandi, qui appliquait, sur les produits de la parapharmacie et les médicaments non remboursables, des marges nettement inférieures à celles habituellement pratiquées, ensuite, une réunion, tenue le 6 décembre 1992, sur convocation du conseil régional de l'ordre des pharmaciens à la suite d'une plainte collective et en raison de l'échec de cette politique de boycottage, qui a abouti à un accord, Mme Esfandi acceptant de relever ses marges par paliers.

Le Conseil a retenu que la politique de boycottage à l'encontre de laboratoires persistant à approvisionner la pharmacie Esfandi, engagée en 1992 par cinq des pharmaciens sanctionnés, avait été le résultat de concertations ayant pour objet de faire obstacle à la fixation des prix par le libre jeu du marché entre les pharmaciens de la zone considérée ; que les ajustements tarifaires envisagés par Mme Esfandi ont été la conséquence des pressions exercées lors de la réunion du 6 décembre 1992 par les représentants du conseil de l'ordre, des représentants syndicaux et des pharmaciens présents. Il a constaté que, si Mme Esfandi avait dû, sous les pressions, accepter de remonter ses prix, elle avait ensuite rapidement repris sa liberté commerciale.

Le conseil régional de l'ordre des pharmaciens, le syndicat des pharmaciens de la Haute- Savoie et cinq des huit pharmaciens sanctionnés ont formé des recours en annulation, subsidiairement en réformation de la décision du Conseil.

Le syndicat des pharmaciens de la Haute-Savoie et MM. Bedaride, Marchat, Meyer, Michellier et Zirnhelt invoquent l'article 10 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 et demandent à la Cour de dire que leur intervention était justifiée et d'annuler en conséquence la décision du Conseil.

Ils contestent la régularité de l'enquête et affirment que la preuve n'est pas rapportée des éléments matériel et moral d'une entente, les procès-verbaux des déclarations sur lesquelles le Conseil s'est appuyé devant être écartés comme n'ayant pas été recueillis dans les conditions exigées pour le respect des droits de la défense.

Ils soutiennent qu'il ne s'est agi que de " sensibilisation " des responsables des laboratoires et de " réflexions à l'encontre de Mme Esfandi " puisqu'il était hors de question de boycotter les laboratoires approvisionnant Mme Esfandi en raison du " peu de poids financier " que représentaient les officines concernées ;

Que le Conseil a fait une fausse interprétation de l'article R. 5015-64 du code de la santé publique en ce qui concerne le rôle du Conseil de l'Ordre, lequel est intervenu pour faire respecter la déontologie professionnelle et rétablir, par la conciliation, la confraternité nécessaire à la dignité de la profession.

Ils ajoutent qu'il n'est pas établi que les griefs retenus aient pu avoir un effet sensible sur le jeu de la concurrence ; que la distribution des médicaments n'est pas entièrement libre, le monopole des pharmaciens répondant à une exigence de qualité et de sécurité ; que la disparition du service assuré par le pharmacien, conséquence d'une " guerre des prix ", serait préjudiciable au consommateur.

Le Conseil de l'Ordre des pharmaciens de la région Rhône-Alpes soutient qu'il n'existe aucune preuve matérielle de l'existence d'une entente, que l'organisation de l'" audition " du 6 décembre 1992 ne peut être considérée comme une entente au sens de l'article 7 de l'ordonnance du 1er décembre 1986, qu'il n'existe aucun concours de volonté quant à l'organisation d'une entente entre le conseil concluant et les pharmaciens en cause et que, en toute hypothèse, une telle entente, à la supposer établie, n'avait pas pour objet et n'a pu avoir pour effet d'entraver le jeu de la concurrence.

Il fait valoir qu'il avait été saisi d'une plainte de pharmaciens contre l'un de leurs confrères et que l'organisation d'une " audition des parties " ne constitue que l'application de la procédure " disciplinaire " habituelle devant le conseil régional ; que l'affirmation quant à l'effet anticoncurrentiel de la réunion n'est qu'un postulat, une nouvelle lecture des procès-verbaux démontrant que les pharmaciens de la zone d'achalandage de Sallanches établissaient librement leurs prix et la preuve n'étant pas rapportée que des instructions, pressions ou rappels à l'ordre auraient été adressés à Mme Esfandi ; que le Conseil n'a pas examiné si les contraintes inhérentes au système de la distribution du médicament ne pouvaient justifier une certaine modération de la concurrence " interne " alors qu'il existe réellement un " coût " du conseil dispensé par les pharmaciens ; que le grief retenu à son encontre, à le supposer établi, n'a pu avoir aucun effet sensible sur le jeu de la concurrence.

Le Conseil de la concurrence n'a pas entendu user de la faculté de présenter des observations écrites.

Le Ministre de l'économie conclut au rejet des recours. Il observe que la procédure a été régulière ; que les déclarations de cinq pharmaciens au nombre desquels figurent deux des requérants, établissent la réalité d'une action collective engagée auprès des représentants des laboratoires pour les amener à faire pression sur Mme Esfandi, avec menace de les boycotter ; que les déclarations des participants à la réunion du 6 décembre 1992 établissent qu'elle n'a été tenue que dans le but d'obtenir de Mme Esfandi qu'elle renonce à sa politique de prix ; que le Conseil n'a pas ignoré les règles déontologiques mais a relevé que ces règles n'interdisent pas la concurrence sur les prix des produits de parapharmacie et des médicaments non remboursés ; que la fixation de niveaux de prix constitue une décision dépourvue de tout fondement légal ou réglementaire ; que l'article 10-2 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 n'est pas applicable en l'espèce ; que l'entente sur les prix a été suivie d'effet ; que les parties avaient une exacte connaissance du caractère illicite de leurs comportements.

Mme Esfandi demande la confirmation de la décision du Conseil en concluant dans le même sens que le ministre, en donnant des indications sur les conséquences du boycottage - la SNC Thomas était devenue pratiquement son seul fournisseur - et sur l'objet de la réunion du 6 décembre 1992 et en donnant son avis sur le niveau des sanctions qui ont été infligées.

Le syndicat et les pharmaciens requérants ont répliqué au mémoire de Mme Esfandi en soulignant notamment que celle-ci a toujours reconnu que la plupart des laboratoires l'avaient seulement informée sans exercer aucune pression et a versé elle-même aux débats les décisions disciplinaires qui la concernent.

Le ministère public a conclu oralement au rejet des recours en observant que la procédure d'enquête s'est déroulée de manière régulière, que les griefs retenus par le Conseil sont établis et que l'article 10 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 ne peut recevoir application.

Sur quoi, LA COUR,

Sur la procédure :

Considérant que les procès-verbaux des déclarations recueillies au cours de l'enquête mentionnent tous que cette enquête était relative à la concurrence dans le secteur de la distribution en officine de produits pharmaceutiques (ou de médicaments " conseil et grand public ") et de (produits de) parapharmacie ; qu'il était encore précisé que les enquêteurs intervenaient en application des pouvoirs qui leur étaient conférés par l'article 45 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 ;

Que les requérants qui contestent la régularité de la procédure ne peuvent donc prétendre que le cadre de l'enquête était " vague " au motif que son objet n'aurait pas été indiqué ;

Que ces requérants invoquent vainement les dispositions de la Convention européenne des droits de l'homme et du Pacte international relatif aux droits civiques et politiques puisqu'ils étaient parfaitement informés de l'objet de l'enquête et des conséquences susceptibles d'être tirées de leurs déclarations.

Considérant par ailleurs qu'aucun texte législatif ou réglementaire ne donne le droit aux personnes entendues par les fonctionnaires mentionnés à l'article 45 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 d'être assistées d'un conseil ; qu'aucun avertissement par les enquêteurs n'avait donc lieu d'être donné à ce sujet, même pour ce qui concerne la procédure contradictoire ultérieure ;

Que n'est prévu par aucun texte, à ce stade de l'enquête, un droit de communication du dossier, portant notamment sur l'acte de saisine du Conseil ;

Qu'aucune " manœuvre déloyale " des enquêteurs n'est autrement caractérisée ;

Considérant ainsi que les moyens tirés d'une irrecevabilité des modes de preuve seront rejetés ;

Sur le fond :

Considérant que les pratiques relevées concernent, dans une zone géographique précise, la vente des produits de parapharmacie et des médicaments " grand public " et " conseil " non remboursés par les régimes obligatoires de sécurité sociale ;

Qu'aucun des requérants ne prétend que la détermination des prix de ces produits et médicaments échapperait au libre jeu de l'offre et de la demande ;

Sur les pratiques de boycottage :

Considérant qu'il résulte des déclarations recueillies, notamment celles de MM. Zirnhelt et Meyer, requérants, la preuve d'une action collective auprès des représentants des laboratoires afin que ceux-ci refusent les commandes de Mme Esfandi pour l'amener à aligner ses prix de vente sur ceux pratiqués par ses confrères; que cette action a consisté à menacer les laboratoires d'une cessation d'approvisionnement s'ils continuaient à livrer Mme Esfandi;

Que M. Zirnhelt a notamment déclaré : " Nous avons essayé de sensibiliser les laboratoires à nos problèmes (résultant de la politique agressive de Mme Esfandi) en bloquant nos commandes auprès de tous les fournisseurs (...). Cette action a eu (pour) effet d'actionner les représentants auprès de Mme Esfandi afin de lui faire comprendre le mécontentement général " ;

Que M. Meyer a indiqué, quant à lui : " Nous leur (les fournisseurs) faisions sentir que, s'ils ne faisaient rien concernant la politique de prix suivie par Mme Esfandi, nous cesserions de travailler avec eux " ;

Que les autres déclarations vont dans le même sens, dans lesquelles on relève : " manœuvre destinée à intimider " Mme Esfandi, " tentative de pression ", " blocage des commandes " ;

Considérant que la circonstance que cette action ait eu un effet limité ne peut lui enlever son caractère de pratique concertée anticoncurrentielle par son objet, les requérants reprochant vainement au Conseil de n'avoir donné " aucune définition de ce qu'il entend par politique de boycott ", prétendant tout aussi vainement qu'il s'est agi seulement d'une action de " sensibilisation " et invoquant encore vainement leur " poids financier " pour expliquer le peu de chances de succès de l'entreprise;

Sur la réunion de concertation du 6 décembre 1992 :

Considérant que la réunion convoquée par le conseil régional de l'ordre des pharmaciens pour le 6 décembre 1992 était la conséquence de la plainte collective reçue par son président le 14 octobre 1992, qui faisait état des " agissements " de Mme Esfandi et s'est tenue sous sa responsabilité ;

Que, certes, cette plainte ne mentionnait pas seulement la " pratique systématique et permanente " de " ristournes de 30 à 45 p. 100 sur les prix " généralement pratiqués ; que, certes encore, la procédure qui a été déclenchée, dès le 26 octobre 1992, était apparemment de nature disciplinaire ;

Mais, considérant qu'une délibération définitive a été adoptée seulement le 7 juillet 1994 par laquelle le conseil " vu l'ordonnance du 1er décembre 1986 " a décidé de ne pas traduire Mme Esfandi en chambre de discipline ;

Que la date et le contenu de cette délibération, outre qu'ils confortent l'affirmation de Mme Esfandi, également convoquée et présente à la réunion, au sujet de la plainte " mise sous le coude " par le vice-président du conseil de l'ordre en contrepartie de son engagement à augmenter ses prix de vente, établissent bien que la plainte concernait essentiellement la pratique de prix de cette pharmacienne critiquée par ses confrères ; qu'il n'est pas sérieusement contesté que la réunion, en fait, a porté sur cette seule question de pratique de prix et avait pour objet de ramener Mme Esfandi à la raison au prétexte d'une confraternité mise à mal ;

Considérant qu'il résulte des pièces du dossier que les participants à la réunion du 6 décembre 1992, au nombre desquels le syndicat et les pharmaciens requérants sont convenus d'une politique concertée de marge, Mme Esfandi s'engageant, sous les pressions qui se sont manifestées, à atteindre, par paliers un niveau de tarifs compatibles avec les intérêts personnels de ses confrères;

Considérant encore que la délibération du 7 juillet 1994 mentionnée ci-dessus ramène à néant les différents arguments des requérants en ce que ceux-ci s'abritent derrière les règles déontologiques qui s'imposent aux pharmaciens ;

Considérant que, pour le surplus, il y a lieu d'adopter les motifs de la décision du Conseil qui sont fondés sur des constatations précises et non sérieusement discutées;

Sur l'application de l'article 10 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 et sur les sanctions :

Considérant que le syndicat et les pharmaciens requérants paraissent invoquer les dispositions du 2 de l'article 10 de l'ordonnance pour l'ensemble des griefs retenus ;

Qu'en réalité ils se contentent de considérations générales sur le rôle et le monopole du pharmacien et la qualité et la sécurité de la santé publique qui les justifient ;

Considérant que, si une concurrence soutenue pour les produits en cause était susceptible de provoquer des difficultés financières aux officines voisines de celle de Mme Esfandi, l'argument selon lequel elle pouvait entraîner la disparition de ces officines n'est pas recevable alors surtout que la part de ces produits généralement constatée dans les chiffres d'affaires réalisés, selon les indications recueillies au cours de l'enquête, ne représentait qu'une proportion relative (moins de 20 p. 100).

Qu'en toute hypothèse les pharmaciens qui se sont livrés à l'action de boycottage ne recherchaient que leur intérêt personnel, les consommateurs n'ayant aucun profit à tirer de cette action, peu important que ce " profit "puisse paraître en l'occurrence, aux yeux de ces requérants, un terme sémantique malheureux ;

Considérant que le conseil régional de l'ordre s'est surtout efforcé de contester la réalité du grief d'entente en ce qui le concerne et l'existence d'un effet anticoncurrentiel sensible ;

Qu'il n'invoque pas à son profit les dispositions de l'article 10 de l'ordonnance de 1986, se contentant de considérations générales sur les contraintes de la profession et le " coût du conseil " dispensé par les pharmaciens d'officine, revendiquant par ailleurs son intérêt à intervenir à l'occasion d'une " action agressive sur les prix ", ce qui ne lui est pas dénié dès lors qu'il ne se prête pas à une action collective tendant à imposer un niveau de prix dans un secteur où la concurrence doit pouvoir jouer librement ;

Que, pour le surplus, il y a encore lieu d'adopter les motifs de la décision du Conseil qui a parfaitement souligné le rôle du conseil régional de l'ordre dans l'organisation de la réunion de concertation anticoncurrentielle du 6 décembre 1992, compte tenu de sa responsabilité d'instance ordinale, son intervention n'étant susceptible d'être justifiée par aucune disposition législative ou réglementaire de nature notamment déontologique ;

Considérant que les requérants, à l'exception du conseil régional, ne discutent ni le montant des sanctions ni leur proportionnalité par rapport à la gravité des faits, le dommage à l'économie et leurs situations financières respectives ;

Que le conseil régional de l'ordre se contente d'affirmer que la sanction qui lui a été infligée est disproportionnée, en raison, semble-t-il, d'absence d'effet réel sur le jeu de la concurrence ; qu'il paraît se référer à l'absence d'effet sensible ;

Considérant, il est vrai, que Mme Esfandi a retrouvé rapidement sa liberté commerciale ; qu'elle s'est cependant conformée à ses " engagements " dans les semaines qui ont suivi la réunion du 6 décembre 1992, ce qui a d'ailleurs entraîné une baisse de son chiffre d'affaires ;

Que l'effet relatif, mais réel, de la concertation ne peut suffire à exclure toute responsabilité du conseil régional, cet effet ayant été pris en compte par le Conseil dans la fixation du montant de la sanction, laquelle n'est pas autrement discutée;

Considérant qu'il résulte de tout ce qui précède que les recours doivent être rejetés,

Par ces motifs: Rejette les recours; Condamne les requérants aux dépens.