Conseil Conc., 3 décembre 1991, n° 91-D-59
CONSEIL DE LA CONCURRENCE
Décision
Secteur des géomètres experts
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Délibéré en section sur le rapport de M. Louis dans sa séance du 3 décembre 1991 où siégeaient M. Pineau, vice-président, présidant la séance ; MM. Blaise, Cortesse, Urbain, membres.
Le Conseil de la concurrence,
Vu la lettre enregistrée le 21 décembre 1989 sous le numéro F 293, par laquelle le ministre d'Etat, ministre de l'Economie, des Finances et du Budget, a saisi le Conseil de la concurrence de pratiques dans le secteur des géomètres experts ; Vu l'ordonnance n° 86-1243 du 1er décembre 1986 relative à la liberté des prix et de la concurrence, modifiée, ensemble le décret n° 86-1309 du 29 décembre 1986, modifié, pris pour son application ; Vu la loi n° 46-942 du 7 mai 1946 instituant l'ordre des géomètres experts, modifiée notamment par la loi n° 85-1408 du 30 décembre 1985 portant amélioration de la concurrence ; Vu la décision n° 91-D-55 en date du 3 décembre 1991 du Conseil de la concurrence ; Vu les observations présentées par le conseil représentant les parties et par le commissaire du Gouvernement ; Vu les autres pièces du dossier ; Le rapporteur, le rapporteur général, le commissaire du Gouvernement et le conseil représentant les parties entendus ; Adopte la décision fondée sur les constatations (I) et les motifs (II) ci-après exposés :
I. CONSTATATIONS
I. - La profession de géomètre expert compte dans le département de la Savoie vingt-deux cabinets. Malgré le fort développement touristique et des infrastructures afférentes, la structure des cabinets savoyards est restée relativement homogène. La profession n'a pas connu de phénomène de concentration important. Seules quelques fusions récentes regroupant deux cabinets sont à observer, notamment dans la vallée de la Tarentaise ; peu de cabinets ont opté pour le statut de société. Les quatre cabinets les plus importants emploient moins de dix salariés.
La zone d'activité des cabinets savoyards est modelée par la géographie du département et demeure cantonnée à une partie du territoire (vallée de la Tarentaise, vallée de la Maurienne, Combe de Savoie, bassin d'Aix-les-Bains, Chambéry). Leur activité reste centrée sur des prestations classiques, la clientèle des particuliers représentant une part significative de leur chiffre d'affaires.
Néanmoins depuis que la candidature de la Savoie a été retenue pour les jeux Olympiques, les géomètres du département ont cherché à s'organiser. Ainsi en 1987, seize cabinets ont créé la société Savoie Informatique et Graphisme (SIG) qui a pour activité la réalisation de plans informatisés destinés aux collectivités. Lors d'une augmentation de capital, deux autres cabinets sont devenus actionnaires. Dans le même temps, les cabinets Berthet (chiffre d'affaires de 1 875 878 F pour 1990), Boch (chiffre d'affaires de 2 426 821 F pour 1990), Bonnard (chiffre d'affaires de 515 956 F pour 1990), Branche (chiffre d'affaires de 857 808 F pour 1990), Claraz (chiffre d'affaires de 2 341 382 F pour 1990), Delaunay (chiffre d'affaires de 630 203 F pour 1990), Dorange-Pattoret (chiffre d'affaires de 1 514908 F pour 1990), Dyen (chiffre d'affaires de 1 913 634 F pour 1990), Falcoz (chiffre d'affaires de 1 355 067 F pour 1990), Ferre-Fleurantin (chiffre d'affaires de 4 982 060 F pour 1989), Fleurantin-Gaimard (chiffre d'affaires de 6 635 703 F pour 1990), Fontanez-Peronnier (chiffre d'affaires de 2 078 308 F pour 1990), Godard (chiffre d'affaires de 1 296 453 F pour 1990), Karst (chiffre d'affaires de 2 027 161 F pour 1990), Vial (chiffre d'affaires de 1 739 394 F pour 1990), Perrier (chiffre d'affaires de 769 901 F pour 1990) et BarraI (chiffre d'affaires de 2 721 300 F pour 1990), représentant l'ensemble des géomètres experts de Savoie, à l'exception d'un seul, ont fondé le groupement d'intérêt économique Géosavoie.
II. - Le groupement d'intérêt économique Géosavoie, dont l'article 3 des statuts définit ainsi l'objet : " De l'organisation des jeux Olympiques d'hiver en Savoie en 1992 naîtront des travaux importants dont la réalisation exigera des délais très courts. Le groupement d'intérêt économique a pour objet de créer par la réunion des capacités techniques et matérielles de ses adhérents un organisme qui permettra à ceux-ci d'y accéder alors qu'à titre individuel ces travaux leur seraient difficilement accessibles ", se caractérise par une gestion collégiale, assurée par une administration " tournante " disposant de ressources modestes et de capacités techniques qui restent entièrement maîtrisées par chaque adhérent. Le GIE n'a pas de personnel, de matériel ou d'équipement. Son siège social est fixé au domicile de l'administrateur délégué qui utilise pour la gestion quotidienne du GIE les moyens de son cabinet. Les frais inhérents à la gestion du GIE sont financés par les ressources provenant d'un pourcentage prélevé sur le montant des travaux qui lui sont attribués et par les cotisations versées par les adhérents.
L'article 2 du règlement intérieur fixe les règles de répartition des travaux :
" Elle sera faite au coup par coup par l'administrateur délégué assisté des autres administrateurs après contacts auprès des membres du groupement, Elle sera équitable dans la mesure où chaque membre aura, sur un exercice, réalisé une masse de travaux sensiblement égale au pourcentage global à celle fixée dans l'état ci-annexé. Un membre pourra, pour des raisons qui lui sont propres refuser l'exécution d'un travail au titre du groupement. Dans ce cas, il ne pourra réclamer de compensation et son attribution globale annuelle sera diminuée d'autant. Si pour des raisons d'opportunité, de connaissances des lieux, de spécialisation ou pour toute autre cause, un membre du groupement a eu, sur l'exercice en cours, une attribution excessive, la correction d'attribution se fera sur l'exercice suivant. Il en sera de même en cas d'attribution insuffisante. "
L'administrateur délégué a précisé dans ses déclarations que : " La répartition des marchés s'effectue dans presque tous les cas de manière collégiale au cours de réunions ponctuelles qui se tiennent avant ou après des réunions syndicales pour des raisons de commodité. Tous les membres du GIE sont conviés à ces réunions au cours desquelles il est décidé du ou des géomètres qui effectueront les travaux et à quel prix le GIE soumissionnera. "
La répartition des travaux se fait, selon les règles prévues à l'annexe I du règlement intérieur, en fonction essentiellement de leur localisation, le surplus étant réparti suivant les pourcentages attribués à chaque cabinet et résultant des cotisations à l'ordre des géomètres experts et au conseil régional.
Au cours de l'instruction, l'article 2 du règlement intérieur a été modifié ainsi qu'il suit par l'assemblée générale extraordinaire du 24 janvier 1991 :
" Art. 2. - Attribution des travaux. Elle sera faite au coup par coup par l'administrateur délégué assisté des autres administrateurs. Elle sera faite en fonction des disponibilités de chacun et des souhaits du maître d'ouvrage. "
En outre, l'annexe n° Il du règlement intérieur précise que les travaux d'un montant supérieur à 180 000 F sont traités par le GIE, leur montant faisant l'objet d'une répartition au prorata, tel que défini au règlement intérieur sauf si un seul cabinet est consulté. Lorsque le montant des travaux est inférieur à 180 000 F et lorsque le GIE est consulté, soit seul soit en concomitance avec plusieurs cabinets, il oriente l'affaire vers les cabinets et le montant du marché entre dans le compte prorata, sauf s'il est consulté avec un seul cabinet.
III. Les interventions du GIE :
Sur l'ensemble des marchés passés par la société Scetauroute, portant sur la réalisation de l'autoroute A 43 entre les communes de Francin et d'Albertville, le GIE a obtenu trois missions ponctuelles, sur simples lettres de commande d'un montant de 7 000 F, 9 000 F et 16 185 F ainsi qu'un autre marché d'un montant de 91 000 F. Pour les marchés les plus importants (700 195 F, 175 100 F) il s'est trouvé en concurrence avec des cabinets extérieurs au département qui ont emporté ces marchés. Indépendamment des travaux demandés sur simple mémoire, la direction départementale de l'équipement a conclu en 1987 et 1988 huit marchés dont les montants ont varié de 43 680 F à 369 110 F pour l'aménagement de la route nationale 90 entre Albertville et Moutiers. Ces travaux ont été scindés en 2 sections : la section Albertville Est-Langon et la section Langon-Feissons-sur-Isère (pour respectivement 342 260 F et 369 110 F). Un appel d'offres a été lancé pour chacune d'elles ; y ont répondu de nombreux cabinets extérieurs au département. Le GIE a été retenu parmi quatre autres concurrents malgré une offre supérieure de 25 p. 100 à celle du moins-disant pour la réalisation du marché d'étude de l'aménagement de la route nationale 6 entre Aiguebelle et Saint-Michel-de-Maurienne, d'un montant de 109 800 F (HT) ;
II. SUR LA BASE DES CONSTATATIONS QUI PRÉCÈDENT LE CONSEIL,
Considérant que la constitution d'un GIE par des entreprises indépendantes et concurrentes ne constitue pas en soi une entente prohibée au sens de l'article 7 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 ; que cependant le recours à une telle structure ne fait pas obstacle à l'application des dispositions de l'article précité lorsqu'il est établi qu'elle a été utilisée pour mettre en œuvre des pratiques concertées ayant pour objet et pouvant avoir pour effet de limiter le libre exercice de la concurrence sur un marché ;
Considérant qu'en l'espèce l'article 2 du règlement intérieur du GIE Géosavoie réalise un partage de marchés entre ses membres en réservant par avance à chacun d'eux un quota de travaux en fonction de son implantation géographique et du chiffre d'affaires réalisé et en prévoyant un " correctif d'attribution" qui contribue à accentuer la rigidité du système ; que la modification de cet article décidée le 24 janvier 1991 maintient un système d'attribution " en fonction des disponibilités de chacun et des souhaits du maître d'ouvrage" qui reprend en réalité, sans le détailler, le principe de répartition originel ;
Considérant que pour justifier de telles pratiques, le GIE fait valoir en premier lieu que sa création dans la perspective des jeux Olympiques d'Albertville avait pour objet de permettre, par la réunion des capacités techniques et matérielles de ses adhérents, de renforcer la concurrence lors des appels d'offres liés aux grands travaux entrepris pour cette manifestation, les cabinets extérieurs ayant, à la différence de leurs homologues savoyards, une taille suffisante pour répondre à de telles demandes ; qu'il est soutenu, en deuxième lieu, que, si de 1987 à 1990, le GIE a répondu à de nombreux appels d'offres, il n'a pu être aussi compétitif que d'autres cabinets beaucoup plus structurés et habitués à des marchés de cette importance et n'a pu obtenir de gros marchés, comme l'atteste la faiblesse de son chiffre d'affaires, évalué à 1,18 MF ; qu'enfin, la répartition des travaux entre ses membres a été motivée par la recherche de rationalité économique, les travaux étant attribués selon leur localisation, les moyens et les délais d'intervention des professionnels intéressés ;
Mais considérant que la circonstance, à la supposer établie, que les pratiques mises en œuvre par les membres du GIE Géosavoie n'auraient eu sur le jeu de la concurrence qu'un effet limité à certains marchés est sans incidence sur leur qualification au regard de l'article 7 de l'ordonnance du 1er décembre 1986, dès lors qu'elles avaient un objet et pouvaient avoir un effet anticoncurrentiel ;
Considérant qu'il y a lieu de faire application de l'article 13 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 et, d'une part, d'enjoindre aux membres du GIE Géosavoie qui ont été destinataires de la notification de griefs de supprimer l'article 2 nouveau du règlement intérieur, d'autre part, de prononcer à leur encontre des sanctions pécuniaires qui tiennent compte de leurs capacités contributives ainsi que de l'incidence de pratiques mises en œuvre sur le fonctionnement du marché,
Décide :
Art. 1er. - Il est fait injonction au GIE Géosavoie de supprimer l'article 2 nouveau de son règlement intérieur.
Art. 2. - Sont infligées les sanctions pécuniaires suivantes :
- 5 000 F au cabinet Bonnard ;
- 6 300 F au cabinet Delaunay;
- 7 000 F au cabinet Perrier;
- 8 000 F au cabinet Branche;
- 12 000 F au cabinet Godard ;
- 13 000 F au cabinet Falcoz;
- 15 000 F au cabinet Dorange-Pattoret;
- 17 000 F au cabinet Vial ;
- 18 000 F au cabinet Berthet ;
- 19 000 F au cabinet Dyen ;
- 20 000 F au cabinet Karst ;
- 20 000 F au cabinet Fontanez-Peronnier;
- 23 000 F au cabinet Claraz;
- 24 000 F au cabinet Boch ;
- 27 000 F au cabinet Barral ;
- 49 000 F au cabinet Ferre-Fleurantin ;
- 66 000 F au cabinet Fleurantin-Gaimard.