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Décisions

CA Rouen, 2e ch. civ., 14 septembre 1995, n° 9302514

ROUEN

Arrêt

Infirmation

PARTIES

Demandeur :

Société de Travaux Portuaires (SARL)

Défendeur :

Somaba (Sté)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

Mme Credeville

Conseillers :

Mme Masselin, M. Dragne

Avoués :

Me Couppey, SCP Galliere-Lejeune

Avocats :

Mes Michel, Huchet.

T. com. Le Havre, du 11 mai 1993

11 mai 1993

La société Somaba, opérateur de manutention portuaire, a utilisé à partir de 1984 les services de Monsieur Hay, d'abord travailleur indépendant puis gérant de la société H Container devenue Société de Travaux Portuaires (STP) afin d'effectuer des opérations de réparation de conteneurs pour le compte d'armements.

Dans le cadre de ces relations de sous-traitance, la société Somaba a mis à la disposition de la société STP un emplacement sur le terre-plein qui lui était loué par le port autonome du Havre.

Monsieur Hay a constaté depuis 1992 une baisse d'activité très sensible et a reçu le 8 février 1993 une lettre recommandée de la société Somaba lui demandant de libérer le local dont il disposait avant le 31 mars 1993 pour en permettre l'occupation par la société Ateliers de Normandie, nouvelle locataire à la suite de la restructuration des terminaux de l'océan et de Normandie.

Monsieur Hay, considérant que cette éviction, ainsi que le fait que les surfaces de terre-plein sur lesquelles pouvaient être réalisées les réparations de conteneurs avaient été louées à d'autres sociétés de maintenance, condamnaient définitivement son activité, a assigné la société Somaba aux fins de la voir condamnée à lui verser une indemnité pour abus de position dominante, ce par application de l'article 8 de l'ordonnance 86-1243 du 1er décembre 1986, la rupture étant considérée comme une faute consistant en la violation des articles 85.1 et 86 du traité de Rome.

Par jugement du 11 mai 1993 le tribunal de commerce du Havre a débouté la société STP de ses demandes aux motifs :

- qu'en l'absence de tout écrit la société STP ne pouvait prétendre ni à l'existence d'un engagement contractuel entre elle et la société Somaba, ni à l'existence d'un lien de subordination, les deux sociétés étant totalement indépendantes,

- que la société STP était restée en marge de l'évolution du marché de la réparation de conteneurs et n'avait pas cherché à travailler pour d'autres clients,

- que la société Somaba n'avait jamais envisagé de confier à la société STP l'exclusivité de sa sous-traitance.

Le tribunal a considéré que les articles 85 et 86 du traité de Rome ne pouvaient s'appliquer, s'agissant de deux sociétés françaises et que l'article 8-2 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 n'était pas davantage applicable dans la mesure où la demanderesse ne pouvait se prévaloir d'un état de dépendance économique.

La Société de Travaux Portuaires (STP), appelante de ce jugement, ne conteste pas son indépendance économique à l'égard de la société Somaba mais s'attache à démontrer que cette dernière a exploité abusivement sa position dominante sur le marché de la réparation de conteneurs.

Elle fait grief à la société Somaba d'avoir exploité l'état de dépendance économique dans lequel elle se trouvait en sa qualité de sous-traitante ne disposant pas de solution équivalente.

Elle démontre que les trois éléments nécessaires pour l'application de l'article 8 alinéa 2 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 sont réunis en l'espèce : l'état réel de dépendance, le caractère abusif des agissements de la société Somaba et l['effet] ou l'objet anticoncurrentiel.

La société STP soutient également que les articles 85 et 86 du traité de Rome qui prohibent le fait pour une ou plusieurs entreprises d'exploiter de façon abusive une position dominante sur le marché commun ou dans une part substantielle de celui-ci et rappelle que cette prohibition s'applique même dans le cadre d'un marché régional, si ce dernier est une partie substantielle du marché commun.

La société STP demande à la Cour de :

- dire et juger qu'elle est dans une situation de dépendance vis-à-vis de la société Somaba,

- dire et juger que la société Somaba abuse de sa position de domination économique et que ces faits constituent une violation des articles 8-2 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 ainsi que des articles 85-1 et 86 du traité de Rome,

- réformer en conséquence le jugement rendu par le tribunal de commerce du Havre le 11 mai 1993,

- condamner la société Somaba au paiement d'une somme de 1.700.000 F HT à son profit en réparation du préjudice subi sur la base de l'article 1382 du Code civil,

- condamner la société Somaba au paiement d'une somme de 200.000 F à titre de dommages-intérêts correspondant à la cessation définitive de son activité,

- condamner la société Somaba au paiement d'une indemnité de 30.000 F HT en application de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile.

La société Somaba réplique qu'aucune convention d'exclusivité n'a jamais existé entre elle et la société STP, qu'elle ne s'est jamais immiscée dans la gestion de cette société et que la diminution progressive puis la disparition des commandes passées par elle à la société STP trouvaient leur cause non pas dans une volonté de nuire mais dans des circonstances économiques tenant en particulier à la disparition des commandes d'un certain nombre d'armements ainsi qu'à une réorganisation de son activité au sein de la nouvelle société dénommée Terminaux de Normandie recourant aux services d'autres prestataires dont en particulier la société Setec.

Elle fait valoir que les critères qui doivent être cumulativement réunis pour que soit reconnue l'existence d'une dépendance économique ne sont pas réunis en l'espèce puisqu'elle ne bénéficiait d'aucune position dominante sur le marché de l'entretien et de la réparation de conteneurs sur le port du Havre.

La société Somaba conclut à la confirmation du jugement entrepris en toutes ses dispositions et à la condamnation de la société STP à lui payer une indemnité de 30.000 F en application de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile.

Sur ce, LA COUR,

Attendu qu'aux termes de l'article 7 de l'ordonnance du 1er décembre 1986, " sont prohibées, lorsqu'elles ont pour objet ou peuvent avoir pour effet d'empêcher, de restreindre ou de fausser le jeu de la concurrence sur un marché, les actions concertées, conventions, ententes expresses ou tacites ou coalitions notamment lorsqu'elles tentent de limiter l'accès au marché ou le libre exercice de la concurrence par d'autres entreprises " ;

Attendu qu'est également prohibée aux termes de l'article 8 de cette même ordonnance, " l'exploitation abusive par une entreprise d'une position dominante sur le marché intérieur ou une partie substantielle de celui-ci ou de l'état de dépendance économique dans lequel se trouve, à son égard, une entreprise cliente ou fournisseur qui ne dispose pas de solution équivalente " ;

Attendu qu'il n'est pas contesté que les parties ne soient liées par aucun écrit et aucun engagement formel d'exclusivité ;

Mais attendu cependant qu'il est établi que, pendant près de dix ans Monsieur Hay en son nom propre, puis la société H Containers, rebaptisée ensuite STP, ont travaillé avec comme seule cliente la société Somaba, les quelques réparations de containers effectuées pour d'autres sociétés étant tout à fait marginales ainsi que le confirment le constat de Me Nowak, huissier de justice et le comptable de la société, la société Sodetec ;

Attendu qu'il ressort des pièces versées aux débats que la société STP, bien qu'autonome juridiquement, travaillait sous les ordres de la société Somaba qui lui fournissait les containers à réparer et qu'elle n'avait en fait aucune autonomie ;

Attendu qu'il suffit pour s'en convaincre de constater que la facturation des prestations fournies par la société STP à la société Somaba était faite directement par cette dernière qui imposait le volume des travaux et les tarifs pratiqués par la société STP ;

Attendu en outre que les nombreuses attestations produites aux débats démontrent que la société Somaba tenait la société STP en état de complète dépendance ;

Attendu que Messieurs Dieppedalle, Rebeuf, Mezaize, ainsi que les préposés des Etablissements Logitainer, CDS, Saga, attestent que Monsieur Hay travaillait sous le contrôle de la société Somaba qui avait mis à sa disposition une partie de son hangar sur le quai et uniquement pour elle ; que la société Somaba non seulement ne l'autorisait pas à travailler pour d'autres clients mais interdisait à ceux-ci de s'adresser directement à la société STP ;

Attendu que la société Somaba est donc de mauvaise foi lorsqu'elle soutient que la société STP aurait pu prendre son indépendance en lui sous-louant une partie de son aire de réparation, alors que les 12.500 m2 concédés à la société Somaba avaient été loués à d'autres réparateurs de containers et que la lettre de la société STP en date du 2 juin 1993 adressée par Monsieur Hay à la société Somaba pour lui demander une surface sur le terminal semble d'ailleurs être restée sans réponse ;

Attendu qu'il est établi que si le gérant de la société STP bénéficiait de revenus confortables, la Somarep, qui refacturait le coût de l'heure de main d'œuvre et des matériaux utilisés avec un substantiel bénéfice, tirait de cette sous-traitance des profits pour lesquels elle n'avait à supporter aucune charge fixe ;

Attendu qu'il ressort de ces divers éléments que la société STP se trouvait à l'égard de la société Somaba dans une situation de totale dépendance ;

Attendu qu'il est également constant qu'à compter du 2e semestre 1992, la société Somaba a commencé à diminuer le nombre de commandes passées à la société STP pour arrêter complètement de l'approvisionner en containers courant 1993 et procéder à son expulsion des locaux qu'elle mettra immédiatement à la disposition de la société Setrec ; qu'il n'est pas contesté que cette dernière ait des administrateurs communs avec la société Somaba et la société Terminaux de Normandie regroupant aujourd'hui l'intimée et la société Perrigault.

Attendu qu'en aucun moment la société Terminaux de Normandie n'a fait état d'une quelconque baisse de trafic pour justifier la résiliation des conventions de surfaces qui ont été concédées à compter du 1er janvier 1994 à une seule société la société Saga Réparation - Setrec ;

Attendu que la société STP justifie s'être trouvée dans l'impossibilité de trouver d'une part un emplacement sur la zone portuaire et d'autre part d'autres commandes de réparation de conteneurs sur le site du port du Havre ;

Attendu que l'importance de la part des commandes de la société Somaba dans le chiffre d'affaires de la société STP, de l'importance de la part de marché de la société Somaba et de l'impossibilité pour la société STP de trouver d'autres entreprises susceptibles de fournir des commandes équivalentes, caractérisent l'état de dépendance économique dans laquelle se trouve à l'égard de la société Somaba la société STP qui ne dispose d'aucune solution équivalente ;

Attendu que le caractère abusif des agissements de la société Somaba résulte du fait que celle-ci a procédé à l'éviction de la société STP uniquement avec l'intention d'installer à ses lieu et place la société Saga Réparation Containers et la société Setrec avec lesquelles elle a des liens indiscutables ;

Attendu que cette situation démontre l'abus de position dominante de la société Somaba ou pour le moins l'abus de la position dépendante de la société STP telle que visée à l'article 8 alinéa 2 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 ;

Attendu que ce comportement abusif a causé à la société STP un préjudice correspondant à la perte de son fonds de commerce ;

Attendu que l'estimation de la valeur de l'entreprise, estimée à 1.801.709 F par Monsieur Vatinel n'est pas contestée par la société Somaba ;

Attendu que la demande de l'appelante tendant à voir la société Somaba condamnée à lui payer la somme de 1.700.000 F sur le fondement de l'article 1382 est donc fondée ;

Attendu en revanche que la demande en paiement d'une somme de 200.000 F à titre de dommages-intérêts correspondant à la cessation définitive d'activité de la société est sans fondement puisque le préjudice tel qu'il a été évalué inclut les conséquences de la cessation d'activité ;

Attendu qu'il serait inéquitable de laisser à la charge de la société STP les frais irrépétibles exposés en appel ; qu'une somme de 15.000 F lui sera allouée sur le fondement de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile ;

Par ces motifs, Dit la société de Travaux Portuaires recevable et bien fondée en son appel du jugement rendu le 11 mai 1993 par le tribunal de commerce du Havre, Dit et juge que la société de Travaux Portuaires était dans une situation de dépendance vis-à-vis de la société Somaba, Dit et juge que la société Somaba a abusé de sa position de domination économique et que ces faits constituent une violation de l'article 8-2 de l'ordonnance du 1er décembre 1986, En conséquence, infirme le jugement rendu par le tribunal de commerce du Havre le 11 mai 1993, Condamne la société Somaba à payer à la Société de Travaux Portuaires la somme de un million sept cent mille francs (1.700.000 F), Déboute la Société de Travaux Portuaires du surplus de sa demande, Condamne la société Somaba à payer à la Société de Travaux Portuaires une indemnité de quinze mille francs (15.000 F) au titre de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile, Condamne la société Somaba aux dépens de première instance et d'appel et accorde à Maître Couppey, avoué, le droit de recouvrement direct selon l'article 699 du nouveau Code de procédure civile.