Livv
Décisions

CA Paris, 1re ch. sect. concurrence, 25 janvier 1994, n° ECOC9410018X

PARIS

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

Frappaz (SA)

Défendeur :

Enthone-Omi (Inc), Enthone-Omi France (SA)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Canivet

Avocat général :

M. Jobard

Conseillers :

M. Périe, Mme Kamara

Avoué :

SCP Duboscq-Pellerin

Avocats :

Mes Metais, Guillaumond.

CA Paris n° ECOC9410018X

25 janvier 1994

LA COUR statue sur le recours formé par la société Frappaz contre une décision du Conseil de la concurrence (le Conseil) n° 93-D-05 du 27 avril 1993 qui a déclaré irrecevable la saisine de cette société visant les pratiques reprochées aux sociétés Enthone-Omi Inc et Enthone-Omi France sur le marché des applicateurs de traitement des surfaces métalliques.

Référence faite à cette décision pour l'énoncé des faits, seront rappelés les éléments essentiels suivants nécessaires à la solution du litige :

Fabricants de produits chimiques de métallisation applicables sur les surfaces plastiques et métalliques, les sociétés du groupe Frappaz (Frappaz Industrie, Frappaz Chimie et Frappaz Matériel) ont, le 20 juin 1983, conclu avec les sociétés Polifrance et Imasa, filiales de la société Finima, opérant dans le même secteur d'activité, un accord d'intégration sous la forme d'une société commune Frappaz-Imasa (possédée à 51 % par le groupe Frappaz et à 49 % par Finima), qui a, par des conventions successives conclues en 1985, reçu le savoir-faire industriel de ces diverses sociétés et notamment les techniques détenues par Finima en exécution d'une licence concédée par la société de droit américain Enthone, pour la période de 1979 à 1991.

Toutefois, en 1987 et 1988, Finima est passée sous le contrôle de la société de droit suisse Erne, puis de la société de droit américain Asarco, société mère de la société Enthone, alors que la même société Asarco absorbait le groupe américain Omi et notamment sa filiale Omi-France, principal concurrent de Frappaz-Imasa, les sociétés implantées en France dépendant du même groupe Enthone-Omi Inc ayant fusionné sous la dénomination Enthone-Omi France.

Dans le même temps, le 19 décembre 1990, Finima a refusé de prolonger au-delà du 30 juin 1991 l'accord de sous-licence permettant à Frappaz-Imasa d'exploiter le savoir-faire industriel concédé par Enthone, puis, au mois de mars 1991, résilié les accords conclus avec Frappaz pour la création de leur filiale commune Frappaz-Imasa.

Dans le cadre du litige né de ces cessations et résiliations et pour mettre fin à l'instance arbitrale engagée, un accord transactionnel est intervenu le 18 juin 1991 entre Finima et les sociétés du groupe Frappaz puis, le même jour, un contrat de licence a été conclu entre Enthone-Omi Inc et Frappaz-Imasa, ensuite devenue Frappaz SA, comportant, selon l'interprétation faite par la requérante, le maintien pendant une durée maximum d'un an, s'achevant le 30 juin 1992, du droit d'usage du savoir-faire et des marques concédés par Enthone-Omi Inc moyennant paiement de redevances d'un montant de 5 500 000 F. Estimant que concomitamment à la signature de cet accord, en lui-même abusif, les sociétés Enthone-Omi Inc et Enthone-Omi France se livraient à son égard à des pratiques anticoncurrentielles, la société Frappaz a saisi le Conseil le 15 juin 1992.

Aux termes de sa plainte, elle faisait valoir que les pratiques dénoncées visaient à l'atteindre dans ses capacités concurrentielles, voire à l'éliminer du marché sur lequel elle se trouve en compétition avec la société Enthone-Omi France, par une "politique de prix ponctuellement, volontairement et sélectivement affaiblis ", par l'imposition, dans le contrat passé avec la société Enthone-Omi Inc, de redevances d'un montant 7 à 10 fois supérieur aux royalties précédemment payées par Finima pour la concession des mêmes licences et en contrôlant sa production par l'interdiction, à partir du mois de juin 1992, d'user du savoir-faire ancien, indéterminé et non substantiel qui lui avait jusqu'alors été concédé ;

Elle prétendait qu'en conséquence, les faits dénoncés entraient dans le champ d'application des articles 7 et 8 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 comme dans celui des articles 85 et 86 du Traité instituant la Communauté économique européenne et, s'agissant du contrat de licence du 18 juin 1991, sans pouvoir bénéficier de l'exemption par catégorie accordée par le règlement CEE n° 556-89 du 30 novembre 1988, concernant l'application de l'article 85 paragraphe 3 du Traité à des catégories d'accords de licence de savoir-faire.

Pour déclarer la saisine irrecevable, le Conseil a estimé que :

- la société Frappaz n'apportait aucun élément permettant d'établir que les pratiques dont elle se prétend victime procédaient d'une entente, au sens de l'article 7 de l'ordonnance susvisée, ayant pour objet ou pouvant avoir pour effet de fausser le jeu de la concurrence sur le marché ;

- le dossier ne comporte pas non plus d'éléments établissant l'existence, soit d'une position dominante de l'une des sociétés en cause sur le marché français ou européen, soit d'un état de dépendance économique dans lequel la société Frappaz se trouverait à leur égard.

Au soutien de son recours, la société Frappaz prétend que les pratiques anticoncurrentielles qu'elle dénonce procèdent :

- d'une action concertée des sociétés Asarco, Enthone Inc, Omi, Erne, Finima SA et leurs filiales françaises qui, au moment où elle a été mise en œuvre, disposaient encore d'une autonomie totale ou relative et qui a consisté :

- à la mettre en difficulté et à désorganiser son marché par la résiliation intempestive des accords industriels et commerciaux conclus entre les sociétés de son groupe et Finima,

- à l'assujettir en lui imposant un contrat de licence contenant des clauses contraires au règlement communautaire susvisé, visant en outre à contrôler et à limiter son développement industriel ainsi qu'à l'affaiblir financièrement,

- à la mise en œuvre de pratiques de dénigrement auprès de sa clientèle et en la pratique de prix "prédateurs" ;

- de l'exploitation abusive d'un état de dépendance économique créé par les accords conclus en 1983 avec la société Finima et leur rupture brusque en 1990 et 1991, les abus ayant consisté à lui imposer la signature des accords du 18 juin 1991 et à désorganiser son marché par des procédés illicites et déloyaux.

Après avoir demandé à la Cour de réformer la décision du Conseil et d'enjoindre aux sociétés Enthone-Omi Inc et Enthone-Omi France de mettre fin aux pratiques dénoncées, la société Frappaz a limité l'objet de son recours à la recevabilité de la saisine du Conseil.

Mises en cause d'office par ordonnance du 15 juin 1993 du magistrat délégué par le premier président pour exercer les pouvoirs prévus par l'article 8 du décret n° 87-849 du 19 octobre 1987, les sociétés Enthone-Omi Inc et Enthone-Omi France prient la Cour :

- à titre principal, de juger irrégulière leur mise en cause au regard des dispositions de l'article 7 du décret susvisé du 19 octobre 1987, du respect des garanties de la défense, du principe du contradictoire et du droit à un double degré de juridiction ;

- à titre subsidiaire de confirmer la décision du Conseil en ce qu'elle a déclaré irrecevable la saisine de la société Frappaz.

Dans les observations écrites qu'il a fait oralement développer à l'audience, le ministre de l'économie soulève la question de la recevabilité et de l'opportunité de la mise en cause d'office des sociétés susnommées et exprime sur le fond l'avis que le recours est infondé.

Aux termes de ses explications orales, le ministère public estime la mise en cause d'office des sociétés Enthone-Omi Inc et Enthone-Omi France contraire à une interprétation stricte de l'article 7 du décret du 19 octobre 1987 et conclut au fond au rejet du recours.

Sur quoi, LA COUR :

Sur la mise en cause des sociétés Enthone-Omi Inc et Enthone-Omi France :

Considérant que si, aux termes de l'article 19 de l'ordonnance du 1er décembre 1986, le Conseil peut déclarer la saisine irrecevable sans entendre les personnes dont les pratiques sont dénoncées, la Cour, tenue d'assurer les garanties de la défense et la contradiction des débats, ne saurait, lorsqu'elle statue sur un recours contre une telle décision, se prononcer sur la recevabilité de la saisine sans entendre ou appeler en la cause les personnes ou entreprises visées par la plainte, le droit au double degré de juridiction ne pouvant en pareil cas être utilement opposé ;

Qu'un tel recours, qui conduit à discuter publiquement de la possible qualification des faits reprochés à ces personnes au regard des infractions aux articles 7 et 8 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 et 85 et 86 du Traité instituant la Communauté économique européenne et de l'existence de charges suffisamment probantes à leur encontre pour renvoyer l'affaire devant le Conseil afin de mettre en œuvre une procédure de sanction, fait nécessairement grief à leurs intérêts et impose qu'elles puissent se défendre ;

Qu'en leur offrant la faculté d'être entendues pour contester la recevabilité de la saisine dès ce stade de la procédure, leur appel en cause ne porte pas atteinte à leurs droits qu'elle vise au contraire à protéger ;

Qu'ainsi les dispositions de l'article 7 alinéa 2 du décret du 19 octobre 1987, qui permettent au premier président ou à son délégué d'appeler à la procédure devant la Cour les personnes qui étaient "parties en cause" devant le Conseil lorsque le recours risque d'affecter leurs droits ou leurs charges, n'excluent pas qu'une telle mesure puisse et doive être prise en application de l'article 3 du nouveau Code de procédure civile, pour assurer le respect des garanties de la défense et le respect du principe du contradictoire dans l'intérêt des personnes visées par un acte de saisine dont la recevabilité est discutée ;

Qu'il s'ensuit que l'appel en la cause des sociétés Enthone-Omi Inc et Enthone-Omi France, ordonné par application de l'article 3 du nouveau Code de procédure civile, est régulier et recevable ;

Sur la recevabilité de la saisine

Considérant que l'application des dispositions des articles 7 et 8 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 ou 85 du Traité instituant la Communauté économique européenne exige que soit caractérisée une atteinte à la concurrence sur le marché de référence ;

Or considérant que la requérante, qui soutient que les pratiques abusives ou déloyales imputées au groupe Enthone-Omi avec lequel elle se trouve désormais en position de concurrence, visent à la mettre en difficulté, à désorganiser sa distribution, à capter sa clientèle, à l'assujettir techniquement, à l'affaiblir financièrement, voire à l'éliminer, ne fournit toutefois aucun élément démontrant que de tels comportements auraient eu pour objet ou pu avoir pour effet d'empêcher, de fausser ou de restreindre le jeu de la concurrence sur le marché national ou communautaire des applicateurs de traitement des surfaces métalliques ;

Sur le fondement des articles 7 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 et 85 du Traité instituant la Communauté économique européenne :

Considérant que la société Frappaz n'apporte pas davantage d'éléments laissant supposer que les conventions d'intégration et de transfert de technologies passées en 1983 et 1985 avec la société Finima, alors indépendante des groupes Enthone et Omi, visaient à l'assujettir techniquement dans la perspective d'une résiliation de ces accords convenue dès l'origine avec les sociétés du groupe au sein duquel elle allait ensuite être absorbée en 1990 ;

Qu'en tant que telles, les prises de contrôle successives de la société Finima par la société Erne, puis de cette dernière par le groupe Asarco-Enthone et, en France, la concentration des sociétés Enthone et Omi au sein d'une société Enthone-Omi France, depuis 1990 filiale du même groupe que la société Finima, n'entrent pas dans le champ d'application des textes susvisés ;

Qu'à supposer qu'elles aient été concertées avec la société Enthone-Omi Inc et sa filiale Enthone-Omi France, ce qui n'est étayé par aucun indice, la résiliation ou la cessation par la société Finima au mois de décembre 1990 et mars 1991 des accords susvisés, conclus avec la société Frappaz, seraient à cette date imputables aux filiales d'un même groupe et échapperaient de ce fait à l'application des textes susvisés, qu'elles aient ou non été précédées de promesses de prorogation faites en 1984 par la société Finima et 1987 par la société Enthone Inc ;

Qu'il en est de même des pratiques déloyales reprochées à la société Enthone-Omi France prétendument en concertation avec la société Enthone-Omi Inc ;

Qu'au surplus, la société requérante n'offre pas le moindre commencement de preuve permettant de tenir pour vraisemblables les accusations de dénigrement, de débauchage de personnel et de pratiques de prix prédateurs qu'elle reproche à la société Enthone-Omi France ;

Considérant enfin qu'il n'apparaît pas des arguments développés par la requérante que les clauses du contrat de licence conclues entre les sociétés Enthone-Omi Inc et Frappaz-Imasa le 18 juin 1991, relatives au paiement de royalties en contrepartie des droits concédés (article 12-1) et aux conséquences de la terminaison, de la résiliation ou de l'expiration du contrat (article I 3-V), soient de nature à exclure cette convention de l'exemption par catégories accordée par le règlement (CEE) n° 556-89 de la Commission du 30 novembre 1988, concernant l'application de l'article 85, paragraphe 3 du Traité à des catégories d'accords de licence de savoir-faire ;

Qu'il est en particulier affirmé sans justification que le contrat litigieux ne porte pas sur des techniques secrètes, substantielles et identifiées au sens de l'article 7 dudit règlement alors que par ailleurs la requérante insiste sur les graves conséquences pour elle de la privation du savoir-faire en cause ;

Qu'il est encore vainement soutenu que la redevance d'un montant de 5 500 000 F prévue au dit contrat est sans objet ni cause alors qu'il est stipulé qu'elle rémunère les droits accordés précisément énumérés à l'article 2 sous le titre "objet de la licence" , complété des tableaux annexes auxquels il renvoie, et qu'il n'est pas montré en quoi les droits concédés seraient inexistants ;

Qu'enfin l'article 2 du Règlement comprend expressément dans l'exemption les accords qui contiennent des clauses prévoyant notamment l'obligation pour le licencié de ne pas exploiter le savoir-faire concédé après l'expiration de l'accord pour autant et aussi longtemps que le savoir-faire demeure secret, alors qu'outre des affirmations théoriques sur l'ancienneté du savoir-faire concédé, il n'est fourni aucune indication concrète sur son caractère public ;

Sur le fondement des articles 8 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 et 86 du Traité instituant la Communauté économique européenne :

Considérant qu'il n'est ni allégué ni démontré que le groupe Enthone-Omi occupe une position dominante sur le marché national ou communautaire des applicateurs de traitement des surfaces métalliques ;

Qu'il n'est apporté aucun élément laissant supposer que la société Frappaz se trouvait en état de dépendance économique à l'égard de la société Enthone-Omi Inc ; qu'en particulier il n'est pas fourni la moindre justification du caractère indispensable et sans équivalence pour la poursuite de sa production du savoir-faire industriel détenu et concédé par la société Enthone-Omi Inc ; que l'obligation pour la société Frappaz de "réorienter" sa production en abandonnant le savoir-faire concédé par Enthone-Omi Inc qu'elle utilisait à 25 % ne suffit pas à caractériser un tel état au sens du paragraphe 2 de l'article 8 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 ;

Considérant que, de ce qui précède, il résulte que le Conseil a estimé la saisine irrecevable par une exacte appréciation des éléments fournis par la société Frappaz et une juste application de l'article 19 de l'ordonnance du 1er décembre 1986, des articles 7 et 8 de la dite ordonnance et 85 et 86 du Traité instituant la Communauté économique européenne ;

Que le recours doit en conséquence être rejeté ;

Considérant qu'en équité, les sommes respectivement accordées aux sociétés Enthone-Omi Inc et Enthone-Omi France par application de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile doivent être fixées à 4.000 F ;

Par ces motifs : Rejette le recours. Condamne la société Frappaz à payer respectivement aux sociétés Enthone-Omi Inc et Enthone-Omi France, une somme de 4 000 F par application de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile. Condamne la société Frappaz aux dépens.