CA Paris, 1re ch. sect. concurrence, 24 mai 1996, n° 95-6951
PARIS
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Sogea Auvergne (SC)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Présidents :
M. Feuillard, M. Bargue
Avocat général :
M. Salvat
Conseillers :
Mme Pinot, M. Perle, M. Weill
Avocat :
SCP Rambaud Martel.
Par arrêt du 10 janvier 1995, la Cour de cassation, chambre commerciale, financière et économique, a cassé l'arrêt rendu le 1er décembre 1992 par la Cour de céans, lequel avait rejeté le recours formé par la société Auxiliaire d'Entreprises d'Auvergne (Socae Auvergne), la société Sogea Auvergne Limousin et trois autres entreprises, contre la décision du Conseil de la concurrence (le Conseil) n° 92-D-31 en date du 28 avril 1992.
Par sa décision, le Conseil a infligé des sanctions pécuniaires de 2,5 millions de francs à chacune des entreprises Socae et Sogea Auvergne.
Le Conseil a constaté l'existence de pratiques anticoncurrentielles d'un certain nombre d'entreprises, d'une part, à l'occasion de l'appel d'offres restreint lancé par la ville de Volvic pour la construction d'un complexe polyvalent et, d'autre part, à l'occasion de l'appel d'offres lancé par le Conseil général du Puy-de-Dôme pour la réalisation de l'hôtel du département à Clermont-Ferrand.
Le Conseil n'a retenu aucun grief à l'encontre de la société Sogea à l'occasion du premier de ces marchés mais seulement à l'occasion du second concernant la réalisation d'un ouvrage réparti en 28 lots qui a été attribué à la société Socae, moins disante, pour un prix de 88.500.000 francs HT.
Par son arrêt du 10 janvier 1995, la Cour de cassation, statuant sur les pourvois formés par la société Sogea et par la société Socae, a constaté que la Cour d'appel avait relevé, pour déterminer le chiffre d'affaires applicable à la Sogea, qu'il ne pouvait être tenu compte ni du seul chiffre d'affaires réalisé par la seule agence commerciale du Puy-de-Dôme, cet établissement secondaire n'étant pas assimilable à une entreprise, ni d'une opération d'apport d'actifs projetée par la société après la conclusion des marchés publics en cause.
La Cour de cassation a estimé qu'en se déterminant par ces seuls motifs sans vérifier de façon concrète, à l'aide des éléments de preuve que devait lui fournir la société Sogea, y compris pour le marché considéré, la réalité de l'autonomie commerciale, financière et technique dans la zone économique concernée, la Cour d'appel n'avait pas donné de base légale à sa décision.
Elle a, en conséquence, cassé l'arrêt rendu le 1er décembre 1992 mais seulement en ce qu'il avait rejeté le recours de la société Sogea et a renvoyé la cause et les parties devant la Cour d'appel de Paris autrement composée.
C'est dans ces conditions que la société Sogea a, le 21 mars 1995, saisi la Cour d'appel et que l'affaire a été appelée à l'audience du 2 avril 1996.
La requérante conclut à l'annulation et, subsidiairement, à la réformation de la décision du Conseil de la concurrence en faisant valoir tout d'abord que :
- elle a fait, pour le marché de la construction de l'Hôtel du département du Puy-de-Dôme, seul retenu pour ce qui la concerne, une étude complète et sérieuse qui avait été commencée de façon indépendante bien avant la signature, avec la société Socae, de l'accord en participation du 4 septembre 1987,
- cet accord, prévoyant la réunion des moyens, en personnel et en matériel des deux entreprises, était justifié et nécessaire pour le projet compte tenu de son importance et était connu et souhaité du maître de l'ouvrage,
- les deux sociétés, n'ayant pu se mettre d'accord sur certaines modalités de la participation entre le 4 et le 11 septembre, date ultime de la remise des offres, ont, dans ces conditions, déposé leurs offres respectives, préalablement établies de façon indépendante,
- que l'accord du 4 septembre ne peut donc être retenu comme une preuve de concertation sans qu'il ait été procédé à une analyse réelle des études et des offres des deux sociétés concernées.
Elle expose ensuite que :
- la sanction de 2,5 millions de francs prononcée à son encontre, notablement supérieure à celle proposée par le commissaire du gouvernement, est de loin la plus élevée si l'on considère qu'il n'a été retenu à son encontre qu'un grief alors que les griefs retenus à l'encontre d'autres sociétés sont plus nombreux et plus graves,
- la sanction prononcée n'est pas proportionnée à l'importance du dommage causé à l'économie,
- la société Sogea exerce son activité dans quatre secteurs, le "génie civil", les "travaux publics et canalisations", le "bâtiment" et "l'épuration", qui mettent en œuvre des techniques et utilisent des matériels différents, seul devant donc être pris en considération le chiffre d'affaires réalisé dans le secteur du "bâtiment",
- le Conseil devait, en outre, prendre pour chiffre d'affaires de référence celui de l'agence du Puy-de-Dôme de la société Sogea Auvergne qui bénéficie d'une réelle autonomie commerciale et technique permettant de l'assimiler à une entreprise.
Aux termes de ses observations écrites, le ministre de l'économie soutient que les éléments de preuve fournis par la requérante ne démontrent pas l'autonomie de l'agence de la société Sogea Auvergne, que l'article 13 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 n'opère aucune distinction entre les secteurs d'activité d'une entreprise et, en tout état de cause, que la société Sogea n'établit pas que l'activité du "bâtiment" nécessite la mise en œuvre de techniques et matériels qui ne soient pas identiques, voisins ou complémentaires de ceux utilisés pour ses autres activités.
Le ministre de l'économie souligne encore que la sanction prononcée respecte le principe de la proportionnalité des peines dans la mesure où elle tient compte de la gravité des pratiques et du dommage causé à l'économie. Il conclut, en conséquence, au rejet du recours.
Usant de la faculté de présenter des observations écrites offerte par l'article 9 du décret du 19 octobre 1987, le Conseil estime, d'une part, que ne peut être considérée comme une entreprise, au sens de l'ordonnance du 1er décembre 1986, une simple agence commerciale dépourvue d'autonomie commerciale et technique et, d'autre part, que l'article 13 de la même ordonnance n'opère aucune distinction en ce qui concerne les secteurs d'activité de l'entreprise.
Le ministère public a oralement conclu au rejet du recours.
Sur ce, LA COUR :
Sur le grief d'entente :
Considérant que sept jours avant l'acte d'engagement de la société Sogea pour la réalisation du marché en cause, cette société et la société Socae ont signé un accord aux termes duquel elles créaient une société en participation ayant pour objet exclusif la recherche, l'étude et l'exécution en commun des travaux tous corps d'état de construction de l'immeuble hôtel du département à Clermont-Ferrand, au cas où ces travaux seraient confiés à l'entreprise Sogea Auvergne" ; qu'elles s'obligeaient à ne poursuivre la réalisation de cet objet que dans le cadre de société en participation à compter de la signature de l'acte ;
Considérant que, malgré la conclusion de cet accord qui excluait toute concurrence entre les deux entreprises devenues associées, celles-ci déposaient deux offres distinctes et le marché était attribué à la société Socae qui présentait l'offre la moins disante ;
Que l'existence d'un contrat de société en participation entre deux entreprises qui ont présenté des offres distinctes à des prix différents, a faussé la concurrence sur le marché en laissant croire à l'existence d'offres indépendantes alors qu'elles procédaient d'une connivence ;
Qu'il importe peu que des études très complètes aient précédé le dépôt des offres et que la société en participation n'ait pas vu le jour, dès lors qu'au moment où les offres ont été remises existait un accord révélant une entente entre les deux entreprises soumissionnaires pour ce marché ;
Considérant que la société Sogea n'apporte aucun élément à l'appui de l'affirmation selon laquelle le maître de l'ouvrage aurait été avisé de leur regroupement pour répondre à l'appel d'offres ;
Qu'à supposer que le maître de l'ouvrage ait su et toléré le dépôt d'offres par des entreprises unies par des liens juridiques, cette circonstance ne serait pas de nature à rendre régulière une pratique manifestement illicite ;
Que le moyen doit, en conséquence, être rejeté ;
Sur le secteur d'activité dont relève le marché concerné :
Considérant que la société Sogea reproche au Conseil d'avoir prononcé une sanction correspondant à environ 1% de son chiffre global et total, alors, selon elle, que le chiffre d'affaires de référence ne pouvait être que celui du secteur d'activité relatif au bâtiment dont relève le marché concerné relatif à la construction d'un bâtiment, l'hôtel du département de Clermont Ferrand ;
Mais considérant que les dispositions de l'article 13 de l'ordonnance du 1er décembre 1986, aux termes duquel le montant maximum de la sanction est, pour une entreprise, de 5% du montant du chiffre d'affaires hors taxe réalisé en France au cours du dernier exercice clos, n'opèrent pas de distinction en ce qui concerne les secteurs d'activité de l'entreprise ;
Que ni ce texte ni le principe de la proportionnalité de la sanction ne conduisent à limiter le chiffre d'affaires de référence, aux prestations dédiées à une catégorie de clientèle, même si la réglementation spécifique qui s'y rapporte caractérise un marché ;
Sur l'autonomie de l'agence du Puy-de-Dôme :
Considérant que la société requérante soutient que le marché à propos duquel elle est mise en cause a été étudié et conclu par l'agence du Puy-de-Dôme de la société Sogea Auvergne qui dispose d'une totale autonomie économique et technique et constitue une entreprise, au sens de l'article 13 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 ;
Qu'elle expose que, à l'époque des faits, l'agence du Puy-de-Dôme était mentionnée comme établissement secondaire sur l'extrait K bis de la société Sogea Auvergne, qu'elle disposait des moyens en personnel et en matériel lui permettant d'exécuter seule et en toute indépendance les contrats qu'elle concluait et de procéder tant aux études de marchés qu'à leur réalisation et qu'elle bénéficiait de revenus suffisants pour décider d'une façon autonome de ses propres investissements et pour disposer d'une comptabilité analytique distincte ;
Qu'elle souligne encore que le directeur de cette agence avait tous pouvoirs pour répondre de façon autonome et sans en référer directement au siège social, aux appels d'offres au nom et à la place de la société Sogea Auvergne, sans limitation, quel qu'en soit le montant, et pour engager personnellement la société ;
Mais considérant, d'abord, que l'immatriculation au registre du commerce couvre des situations diverses et ne renseigne pas sur l'autonomie de l'établissement inscrit; que l'existence d'une comptabilité analytique destinée à établir les coûts par fonction afin de permettre aux dirigeants de disposer de tous éléments susceptibles d'éclairer les prises de décision, n'est toutefois qu'un élément de la comptabilité générale de l'entreprise qui ne permet pas d'en déduire une autonomie de décision du directeur de l'agence;
Considérant, ensuite, que le responsable de l'agence disposait, certes, d'une délégation importante en matière administrative, juridique et fiscale, de gestion de personnel, de marchés de travaux et de contrats de service;
Qu'il ne résulte pas, toutefois, des termes de cette délégation, laquelle ne comporte aucune précision sur l'autonomie financière et économique de l'agence locale, que le responsable de celle-ci pouvait effectivement s'affranchir des directives de son siège social et définir sa stratégie commerciale en disposant des moyens de financement; qu'il apparaît, en outre, que la délégation qui lui était consentie en matière de marchés de travaux et de contrats de service est une simple délégation de signature qui n'emporte pas délégation de compétence ou de pouvoirs;
Considérant, enfin, que la société Sogea produit à l'appui de son mémoire un document (annexe 3) intitulé "contrat d'apport par Sogea Auvergne Limousin à Sogea Aquitaine" aux termes duquel (page 5) "les bénéfices commerciaux (ou les pertes) ne peuvent être déclarés comme le voudraient les prescriptions de la loi du 29 juin 1935, du fait que la comptabilité de Sogea Auvergne Limousin fait ressortir un chiffre global pour l'ensemble de son activité, et que celui du fonds de commerce apporté ne peut pas être individualisé" ;
Que ces énonciations contredisent l'allégation, par la société Sogea, de l'autonomie de son agence et de la capacité de son directeur à prendre les décisions économiques et financières de façon autonome ;
Qu'en conséquence le moyen n'est pas fondé ;
Sur le montant de la sanction :
Considérant que la société Sogea reproche au Conseil d'avoir prononcé une sanction pécuniaire manifestement contraire au principe général de la proportionnalité des peines par rapport à la gravité des faits et à l'importance du dommage causé à l'économie;
Qu'elle fait valoir que :
- un seul grief ayant été retenu à son encontre, il n'y a donc pas eu d'entente généralisée avec les autres entreprises soumissionnaires,
- le marché a été attribué à une entreprise la moins disante à un prix très voisin de l'estimation du maître de l'ouvrage et le dommage à l'économie est inexistant ;
- le montant du chiffre d'affaires n'est évoqué par l'article 13 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 que pour calculer le montant maximum de la sanction éventuellement applicable et ne saurait être utilisé pour calculer le montant de la sanction devant être effectivement prononcée, à peine de provoquer des distorsions injustifiées ne prenant en compte ni la gravité de la faute ni le dommage à l'économie ;
Mais considérant que, sur le marché concerné, le dommage causé à l'économie ne se confond pas avec le dommage souffert par le maître de l'ouvrage et ne résulte pas seulement de l'incidence effective de la collusion sur le prix de l'adjudication ou du prix du marché mais s'apprécie notamment en fonction de l'atteinte portée à la concurrence par la généralisation, le caractère systématique et organisé des ententes dans un secteur perverti par ces comportements ;
Considérant, en l'espèce, que la conclusion d'un accord de participation, qui supprimait toute concurrence entre deux entreprises soumissionnant à un marché public, a constitué un comportement gravement fautif de la part des entreprises qui s'y sont livrées ;
Qu'il convient de relever le rôle actif de la société Sogea dans l'entente qui lui est reprochée, pour permettre l'obtention, par la société Socae, d'un important marché public en violation des règles dont le respect garantit l'acheteur public de la loyauté des informations ; que ce marché, d'un montant global évalué à 88 millions de francs, rapproché des chiffres d'affaires des sociétés Sogea et Socae, respectivement 270 millions et 125 millions de francs en 1990, était d'une importance incontestable ;
Que la société requérante ne saurait, dès lors, soutenir que le montant de la sanction infligée par le conseil, qui prend en compte le dommage causé à l'économie et la gravité de la faute, serait déterminé par une simple application d'un pourcentage du chiffre d'affaire ; qu'au demeurant, la référence à ce chiffre permet, outre de déterminer le plafond de la sanction de celle-ci, la mention et la situation des entreprise concernées ;
Que le montant de la sanction pécuniaire prononcée par le Conseil, étant proportionné aux critères de référence, le moyen ne peut qu'être écarté ;
Qu'il y a lieu, en conséquence, de rejeter le recours ;
Par ces motifs : Rejette le recours formé par la société Sogea Auvergne contre la décision n° 92-D-31 rendue le 28 avril 1992 par le conseil de la concurrence ; Condamne la requérante aux dépens.