Livv
Décisions

CA Paris, 1re ch. sect. concurrence, 13 mars 1991, n° ECOC9110031X

PARIS

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

Demouy (SA), Guerra Tarcy (SA)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Borra

Conseillers :

MM. Collomb-Clerc, Canivet, Mmes Simon, Briottet

Avoué :

SCP Parmentier-Hardouin

Avocats :

SCPA de Mello, Me Rosenfeld.

CA Paris n° ECOC9110031X

13 mars 1991

Par décision délibérée le 16 octobre 1990, relative à des pratiques constatées à l'occasion d'un appel d'offres restreint pour la construction d'une maison de retraite à Villers-Cotterets, le Conseil de la concurrence a infligé des sanctions pécuniaires à quatre entreprises impliquées et notamment pour un montant respectif de 2 500 000 et 1 500 000 F aux sociétés Demouy, et Guerra Tracy qui ont exercé un recours.

De l'enquête administrative, de l'instruction, il résulte que les pratiques sanctionnées ont été commises dans les conditions suivantes :

A la suite d'un concours national organisé au mois de juin 1980 par le Ministère de la Santé pour la construction de maisons de retraite, le Conseil d'Administration de l'établissement de Villers-Cotterets a sollicité l'édification d'un nouveau centre de 46 lits dont la maîtrise d'ouvrage lui a été transférée par l'Etat le 27 avril 1981, le Syndicat inter-hospitalier du secteur IV de la région Picardie étant désigné comme conducteur de l'opération.

Après consultation, celui-ci a, par délibération du 28 février 1984, retenu l'équipe CBA, associant l'entreprise Demouy et le cabinet d'architecte Sarfati (devenu GIE Area), agréée par le concours national, avec qui il a conclu au cours des mois de juin et juillet 1985 un marché négocié ayant donné lieu au dépôt d'un avant-projet sommaire et détaillé et d'une estimation prévisionnelle approuvée le 28 avril 1986.

Toutefois le délai maximum de trois années après la signature du marché initial, prévu par le Code des marchés publics et dans lequel à la suite d'un concours peut être conclu un marché sans appel à la concurrence, ayant expiré sans que l'opération ait été engagée, le Syndicat inter-hospitalier a dû, après l'adoption d'un plan de financement le 11 septembre 1986, recourir à un appel d'offres restreint pour la réalisation du projet dont la maîtrise d'œuvre a été confiée au GIE Area.

Au mois de décembre 1986, a été publié l'avis d'appel d'offres auquel dix entreprises ont été admises à concourir, au nombre desquelles les société Demouy, Guerra Tarcy et Norpac, qui ont pu retirer les dossiers de soumission à partir du 13 janvier 1987, le dépôt des offres devant intervenir avant le 16 février suivant.

A l'ouverture des plis, le 19 février 1987, il a été constaté que sur les sept entreprises ayant finalement répondu à la consultation, la moins disante était la société Demouy dont les propositions dépassaient toutefois de plus de 53% le coût envisagé par le maître de l'ouvrage.

Ayant déclaré le marché infructueux, la commission compétente a demandé à l'architecte d'étudier un programme d'économies à partir duquel un nouvel appel d'offres par lots a été lancé au mois d'avril 1987, alors qu'une enquête administrative a été ouverte le 11 mars précédent sur les pratiques qui paraissaient avoir faussé le jeu de la concurrence à l'occasion de la consultation initiale.

A la suite de cette enquête, le Ministre de l'Economie a, par lettre du 9 juin 1988, saisi le Conseil de la concurrence qui, aux ternes de la décision déférée, a retenu à l'encontre des entreprises sanctionnées :

- d'une part une entente au moyen de laquelle l'entreprise Demouy a reçu du GIE Area, architecte maître d'œuvre de l'opération, dès le 25 septembre 1986, les plans de l'avant-projet détaillé alors que ses concurrents n'ont disposé des dossiers de soumission qu'au mois de janvier 1987,

- d'autre part, une concertation entre les sociétés Demouy, Norpac et Guerra Tarcy par échanges d'information sur les prix de sous-traitance des lots de second œuvre, qui a permis à la première citée, moins disante sur les travaux de gros œuvre, de proposer aussi les prix les plus bas pour les corps d'état secondaires.

La société Demouy demande à la Cour d'annuler la décision déférée qui selon les moyens soulevés :

- n'indique pas que les faits retenus ont été commis postérieurement à l'entrée en vigueur de l'ordonnance du 1er décembre 1986 alors qu'ils ne peuvent relever des dispositions abrogées de l'ordonnance du 30 juin 1945,

- ne s'appuie sur aucune motivation ni quant à l'affirmation de la violation d'une règle de droit, ni quant au montant des sanctions prononcées.

A titre subsidiaire, elle en poursuit la réformation au motif :

- qu'elle ne s'est rendue coupable d'aucune pratique visée par les textes précités,

- que la sanction qui lui a été infligée est excessive eu égard au peu de gravité des pratiques en cause, à l'absence de bénéfice qu'elles lui ont procuré, à l'inexistence du dommage causé à l'économie et qu'elle est en tout cas hors de proportion avec les faits qui lui sont imputés, avec celles qui ont été infligées aux autres entreprises et avec ses propres résultats financiers.

La société Guerra Tarcy poursuit elle aussi l'annulation de la décision du Conseil en ce que, aux termes des moyens invoqués, elle retient sans aucun élément de preuve admissible sa participation aux pratiques incriminées alors que par ailleurs, il n'est pas établi que l'offre qu'elle a présenté ait été motivée par des considérations étrangères à sa liberté commerciale.

Elle demande à titre subsidiaire la réduction du montant de la sanction pécuniaire prononcée à son encontre qui, selon ce qu'elle soutient, serait contraire aux principes de proportionnalité, de nécessité et d'individualisation et qui aurait au surplus été fixée à partir de son chiffre d'affaires national alors que seule est concernée son agence commerciale de Creil.

Sur quoi LA COUR :

Considérant que les échanges d'informations relativement aux tarifs de sous-traitance des lots de second œuvre reprochés par la décision attaquée aux entreprises Demouy, Guerra Tarcy et Norpac se situent nécessairement entre le 13 janvier 1987 date à laquelle ont pu être retirés les dossiers de soumission et le 16 février suivant, date limite de remise des plis ;

Que si la société Demouy a reçu du GIE Area dès le 25 septembre 1986 les plans d'avant-projet détaillé lui permettant, selon les griefs retenus, de procéder avant ses concurrentes à l'étude du marché, la collusion de l'entreprise soumissionnaire et du maître d'œuvre du projet s'est poursuivie au moins jusqu'à ce que, le 13 janvier 1987, tous les candidats reçoivent les documents techniques nécessaires à l'établissement de leurs offres ;

Qu'il s'ensuit que les pratiques incriminées qui ont été commises ou se sont continuées postérieurement au 1er janvier 1987 tombent sous le coup de l'ordonnance du 1er décembre 1986 ;

Considérant, en outre, qu'en abrogeant par son article 1er l'ordonnance n° 54-1483 du 30 juin 1945, l'ordonnance du 1er décembre 1986 a prévu, par les dispositions transitoires adoptées à l'article 59, validant les actes de constatations et de poursuites accomplis selon les modalités de l'ancien texte, que les pratiques mises en œuvre antérieurement à son entrée en vigueur pouvaient être postérieurement sanctionnées à la condition qu'elles puissent être qualifiées au regard de chacune des règles de fond successivement applicables ; que tel est le cas des agissements litigieux entrepris avant le 1er janvier 1987, qui, tombant sous le coup des dispositions répressives de l'article 50 de l'ordonnance du 30 juin 1945, restent prohibés par l'article 7 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 ;

Considérant que, dans la première partie, sous la rubrique "Constatations", la décision du Conseil procède à l'analyse détaillée des relations ayant existé entre le cabinet Area et la société Demouy, puis examinant par comparaison les offres respectives de cette dernière et des entreprises Norpac, Guerra Tarcy et Sogepic, elle relève les échanges d'informations qui leur sont imputables en ce qui concerne les prix de sous-traitance de certains lots, alors que dans la seconde partie, elle recherche si les faits ainsi décrits sont prouvés et s'ils entrent dans le champ d'application des textes susvisés ;

Qu'ainsi, en ce qui concerne les pratiques sanctionnées, contrairement à ce que soutient la société Demouy, la décision soumise à recours, qui comprend l'énoncé des considérations de droit et de fait précisément adaptées au cas d'espèce, est conforme aux exigences de la loi du 11 juillet 1979 relative à la motivation des actes administratifs ;

Considérant qu'il est acquis que, cédant aux instances de la société GBA, le cabinet Area, maître d'œuvre du projet, a adressé à la société Demouy le 25 septembre 1986 les plans de l'avant-projet détaillé ; que même si ces plans ont été ensuite modifiés, cette remise introduit entre le maître d'œuvre, mandataire du maître de l'ouvrage et chargé à ce titre de faire respecter une stricte égalité d'accès au marché et l'un des soumissionnaires, des relations illicites en ce qu'elles visent à donner à celui-ci les moyens de commencer l'étude des solutions techniques utiles plus de trois mois avant ses concurrentes ;

Que les rapports de collaboration qu'ont eu le cabinet Area et l'entreprise Demouy au sein de la société GBA, pour la mise au point d'un projet type de maison de retraite soumis au concours national puis à l'occasion du marché négocié d'abord conclu pour la construction de l'établissement de Villers-Cotterets, ne sont pas de nature à justifier leur entente dans le cadre de l'appel d'offres restreint qu'a ensuite lancé le responsable de l'opération à l'occasion duquel, n'étant pas associées et défendant des intérêts distincts, elles devaient s'en tenir à d'autant plus de neutralité que l'entreprise Demouy, à la faveur des études déjà faites pour le marché négocié, disposait déjà d'un avantage concurrentiel certain ;

Considérant que c'est par une juste analyse des éléments recueillis au cours de l'enquête et de l'instruction que le Conseil a estimé que, antérieurement à la remise des leurs offres, les entreprises Demouy et Guerra Tarcy ont échangé des informations sur les prix de sous-traitance des lots de second œuvre ;

Qu'il résulte en effet des minutieuses comparaisons auxquelles a procédé le rapporteur (notification des griefs pages 43 à 50) que la société Guerra Tarcy qui ne dispose d'aucun devis des sous-traitants qu'elle prétend avoir consultés par téléphone, ce que cinq d'entre eux contestent en affirmant n'avoir été en relation qu'avec la société Demouy, a pour la plupart des lots, reproduit les prix des devis obtenus par cette dernière, généralement en les majorant mais en reproduisant les mêmes erreurs ou indications caractéristiques ;

Que la réalité de cette concertation est au surplus attestée par deux notes manuscrites saisies chez les sous- traitants Biolet et Botemo dont les mentions révèlent que des contacts téléphoniques ont eu lieu postérieurement à l'ouverture de l'enquête aux fins d'obtenir des dirigeants de ces entreprises qu'ils déclarent avoir distinctement remis des estimations aux sociétés Demouy et Guerra Tarcy ;

Considérant que ces éléments constituent un faisceau d'indices graves précis et concordants apportant la preuve que l'entreprise Guerra Tarcy a établi une offre fictive en majorant les prix fournis par l'entreprise Demouy pour les corps d'état de second œuvre dans l'intention de permettre à celle-ci, déjà moins disante pour les travaux de gros-œuvre, de proposer, avec la complicité d'autres entreprises compromises, les travaux annexes en apparence les moins onéreux ;

Considérant que si la logique des offres dites de "couverture" implique de la part de ceux qui s'y prêtent la concession d'avantages réciproques, la preuve d'une telle pratique ne saurait cependant dépendre de la découverte de ces contreparties lesquelles, nécessairement discrètes, peuvent emprunter de multiples formes de la part de partenaires dont les relations commerciales sont très imbriquées ;

Considérant que si l'entreprise Guerra Tarcy avait la liberté de sélectionner les sous-traitants nécessaires à son offre à partir de critères autres que le seul prix, elle ne pouvait pour autant évaluer le coût des travaux qui s'y rapportent en concertation avec un autre candidat au même appel d'offres par simple majoration des prix communiqués par celui-ci ;

Considérant que les pratiques ci-dessus examinées qui ont eu pour objet de fausser le jeu de la concurrence en permettant à l'entreprise Demouy, soit au moyen d'une entente avec le maître d'œuvre du projet, soit par concertations avec certains concurrents, de présenter les offres artificiellement les meilleures, tendant ainsi à faire obstacle à la fixation des prix par le libre jeu du marché, sont prohibées tant par application de l'article 50 de l'ordonnance du 30 juin 1945 que par celle du 1er décembre 1986 ;

Considérant que par la description qu'il en fait, le Conseil a mis en évidence la gravité des pratiques sanctionnées qui visaient à permettre à une entreprise d'exécuter un marché public à un prix excédant de plus de 50 % l'estimation du maître de l'ouvrage,

Qu'il distingue également le rôle de chacun des comparses en montrant que les ententes et notamment celle à laquelle a participé la société Guerra Tarcy dans les conditions sus-exposées, ont été mises en œuvre à l'initiative et au profit de la société Demouy,

Que même si elles n'ont pas été suivies d'effet, l'administration ayant jugé les offres inacceptables, il est certain que de telles pratiques qui d'une manière générale affectent la loyauté, la qualité et les prix des marchés publics ont causé un réel dommage à l'économie ;

Considérant qu'à juste titre il a estimé que pour apprécier la sanction encourue par la société Guerra Tarcy, le chiffre d'affaire à prendre en considération ne pouvait être limité au volume d'affaire traitées par son agence de Creil, dès lors qu'il n'est pas établi que celle-ci dispose d'une autonomie technique et financière l'assimilant à une entreprise distincte ;

Que sous cette réserve, il n'est pas soutenu qu'ait été dépassé le montant maximum de la sanction applicable tant au regard de l'article 53 alinéa 2 de l'ordonnance du 30 juin 1945 que de l'article 13 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 ;

Considérant en conséquence que par une motivation suffisante et adaptée, la décision critiquée a fait une juste application des critères de détermination des sanctions pécuniaires ;

Par ces motifs : Rejette ces recours, Laisse les dépens à la charge des requérants.