TPICE, 2e ch., 4 avril 1990, n° T-30/89
TRIBUNAL DE PREMIERE INSTANCE DES COMMUNAUTES EUROPEENNES
Ordonnance
PARTIES
Demandeur :
Hilti Aktiengesellschaft
Défendeur :
Commission des Communautés européennes
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président de chambre :
M. Barrington.
Juges :
MM. Saggio, Yeraris, Briët
Avocats :
Mes Axster, Forwood.
LE TRIBUNAL DE PREMIERE INSTANCE DES COMMUNAUTES EUROPEENNES (deuxième chambre),
1 Par requête déposée au greffe de la Cour de justice le 21 mars 1988, Hilti AG a introduit, en vertu de l'article 173, alinéa 2, du traité CEE, un recours visant à l'annulation de la décision de la Commission du 22 décembre 1987, relative à une procédure d'application de l'article 86 du traité CEE (IV/30.787 et 31.488, Eurofix-Bauco/Hilti, JO L 65, p . 19).
2 Par requêtes déposées au greffe de la Cour les 2 et 12 août 1988, les entreprises Bauco (UK) Limited et Profix Distribution Limited ont demandé à intervenir dans l'affaire à l'appui des conclusions de la Commission.
3 A l'occasion du dépôt, en date du 14 septembre 1988, de ses observations sur lesdites demandes, la requérante a demandé que soit réservé, vis-à-vis des parties intervenantes, un traitement confidentiel à certaines parties du mémoire ampliatif de la requête ainsi que des pièces qui y étaient annexées pour des raisons tenant au respect du secret d'affaires. En outre, la requérante a demandé que le Tribunal précise à toute partie intervenante que les pièces de procédure qui lui sont communiquées ne peuvent être utilisées à aucune autre fin que celle de la procédure dans la présente affaire.
4 Par ordonnance du 4 décembre 1989, le Tribunal a admis les entreprises Bauco et Profix à intervenir dans l'affaire. Dans cette même ordonnance, le Tribunal a réservé sa décision sur la demande de confidentialité présentée par la requérante, au motif que celle-ci n'avait pas eu l'occasion de préciser la portée de sa demande en ce qui concerne les pièces de procédure autres que la requête et les pièces y annexées. En conséquence, le Tribunal a ordonné la suspension de la communication des actes de procédure aux parties intervenantes. Enfin, le Tribunal a réservé sa décision sur la demande de la requérante tendant à ce que le Tribunal précise à toute partie intervenante que les pièces de procédure ne peuvent être utilisées à aucune autre fin que celle de la procédure dans la présente affaire.
5 Suite à l'ordonnance du 4 décembre 1989, la requérante a précisé, par note parvenue au greffe du Tribunal le 20 décembre 1989, quels passages des actes de procédure autres que la requête et ses annexes devaient, selon elle, faire l'objet d'un traitement confidentiel. Par cette même communication, la requérante a réitéré sa demande tendant à ce que le Tribunal précise à toute partie intervenante que les actes de procédure ne lui sont communiqués qu'aux seules fins de la procédure dans la présente affaire.
6 Par lettre du 5 février 1990, la Commission a fait remarquer que certains des passages visés dans la demande de confidentialité n'étaient pas, à première vue, couverts par les motifs invoqués par la partie requérante au soutien de sa demande.
7 C'est dans ces conditions que le Tribunal a décidé d'inviter la partie requérante à motiver sa demande de manière précise pour chacun des éléments d'information pour lesquels elle réclame un traitement confidentiel.
8 Par lettre déposée au greffe du Tribunal le 28 février 1990, la requérante a déféré à cette invitation, en précisant les trois catégories principales dont relèvent, selon elle, les documents pour lesquels elle demande un traitement confidentiel, à savoir :
1 ) ceux couverts par la protection légale accordée à la correspondance entre les avocats et leurs clients ("legal professional privilege");
2 ) ceux constitués par des communications internes à l'entreprise reprenant le contenu des avis juridiques émanant de conseils juridiques indépendants et dès lors couverts par la même protection; et
3 ) ceux contenant des secrets d'affaires.
En ce qui concerne ces derniers, la requérante a procédé à une subdivision, à savoir : les secrets d'affaires concernant la rentabilité, le chiffre d'affaires, la clientèle, les pratiques commerciales, les coûts, les prix, la part de marché, ainsi que d'autres données sensibles d'ordre commercial.
9 Aux termes de l'article 93, paragraphe 4, du règlement de procédure de la Cour, applicable à la procédure devant le Tribunal, si le Tribunal admet l'intervention, l'intervenant reçoit communication de tous les actes de procédure signifiés aux parties. Le Tribunal peut, cependant, à la demande d'une partie, exclure de cette communication des pièces secrètes ou confidentielles.
10 La disposition précitée du règlement de procédure pose donc pour principe que tous les actes de procédure signifiés aux parties doivent être communiqués aux parties intervenantes. Ce n'est qu'à titre dérogatoire à ce principe que la deuxième phrase de l'article 93, paragraphe 4, précité, permet de réserver un traitement confidentiel à certaines pièces du dossier et, ainsi, de faire échapper ces pièces à l'obligation de communication aux parties intervenantes.
11 Pour apprécier les conditions dans lesquelles il peut être fait usage de cette dérogation, il importe de déterminer, pour chaque pièce du dossier pour laquelle un traitement confidentiel est demandé, dans quelle mesure seront effectivement conciliés le souci légitime de la requérante d'éviter que ne soit portée une atteinte essentielle à ses intérêts commerciaux et le souci, tout aussi légitime, des parties intervenantes de disposer des informations nécessaires aux fins d'être pleinement en mesure de faire valoir leurs droits et d'exposer leur thèse devant le Tribunal. Enfin, dans le cadre de cet examen, il convient également de prendre en compte certains principes généraux du droit ou certains principes essentiels, comme celui de la protection de la confidentialité de la correspondance entre avocats et clients.
12 La première des catégories visées au point 8 ne comprend qu'un seul document. La requérante soutient qu'il revêt un caractère confidentiel en tant que document bénéficiant de la protection légale accordée à la correspondance entre les avocats et leurs clients. La requérante fait remarquer à cet égard que, au cours de la procédure administrative devant la Commission, elle a renoncé vis-à-vis de celle-ci à invoquer cette protection pour certains documents, dont le document en question ici, en vue d'expliquer le contexte de certains autres documents figurant dans le dossier de la Commission. La requérante ajoute que, tout en ayant renoncé à se prévaloir de cette protection vis-à-vis de la Commission, elle a émis une réserve expresse quant au caractère confidentiel du document concerné. La requérante soutient qu'il serait contraire à l'ordre public que des documents couverts par la protection légale dont bénéficie la correspondance entre les avocats et leurs clients soient communiqués aux parties intervenantes, même si elle a renoncé, vis-à-vis de la Commission, à se prévaloir de cette protection, mais non du caractère confidentiel des documents en cause.
13 Selon la jurisprudence de la Cour (arrêt du 18 mai 1982, AM & S/Commission, 155/79, Rec. p. 1575 ), le règlement n° 17 du Conseil du 6 février 1962, premier règlement d'application des articles 85 et 86 du traité ( JO 1962, 13, p. 204 ), doit être interprété comme protégeant la confidentialité de la correspondance entre avocats et clients, pour autant, d'une part, qu'il s'agisse de correspondance échangée dans le cadre et aux fins du droit de la défense du client et, d'autre part, qu'elle émane d'avocats indépendants, c'est-à-dire d'avocats non liés au client par un rapport d'emploi. Dans ce même arrêt, la Cour a retenu que ladite protection, dans le cadre d'une procédure administrative devant la Commission, doit s'entendre comme couvrant de plein droit toute correspondance échangée après l'ouverture de la procédure administrative susceptible d'aboutir à une décision d'application des articles 85 et 86 du traité ou à une décision infligeant à l'entreprise une sanction pécuniaire. La Cour a aussi retenu que cette protection devait être étendue également à la correspondance antérieure, ayant un lien de connexité avec l'objet d'une telle procédure.
14 En l'espèce, il s'agit d'une lettre adressée à la requérante par un avocat indépendant après l'ouverture de la procédure administrative devant la Commission dans le cadre et aux fins du droit de la défense de la requérante. Relevant ainsi des critères établis par la Cour dans l'arrêt précité, cette lettre doit, dès lors, être considérée comme confidentielle au sens de l'article 93, paragraphe 4, du règlement de procédure. Il s'ensuit que la demande de la requérante doit être accueillie.
15 La deuxième catégorie de documents faisant l'objet de la demande de traitement confidentiel comprend deux documents, dont des extraits ont été repris dans le mémoire en défense. Selon la requérante, ces documents exposent des avis juridiques qui lui ont été donnés et qui bénéficiaient eux-mêmes de la protection des communications entre l'avocat et son client. La requérante fait valoir à cet égard que l'exposé de pareils avis est, par sa nature même, confidentiel et ne doit pas être communiqué aux parties intervenantes.
16 Il convient de noter qu'il ressort de l'examen desdits documents qu'il s'agit, en substance, de notes internes à l'entreprise, reprenant le contenu des avis reçus de conseils juridiques indépendants, donc externes à l'entreprise.
17 De tels avis juridiques seraient couverts par le principe de la protection de la confidentialité énoncé par la Cour s'ils avaient été reçus de conseils juridiques indépendants par voie de correspondance.
18 En l'espèce, il apparaît que ces avis juridiques ont été repris dans des notes internes diffusées au sein de l'entreprise, aux fins de permettre la réflexion des cadres responsables. Dans une telle hypothèse, et bien que ces avis juridiques n'aient pas été reçus par la voie de correspondance, il y a lieu de considérer que le principe de la protection accordée aux communications entre l'avocat et son client ne saurait être mis en échec au seul motif que le contenu de ces communications et de ces avis juridiques a été repris dans des documents internes à l'entreprise. Dès lors, compte tenu de sa finalité, le principe de protection accordée aux communications entre l'avocat et son client doit être regardé comme s'étendant également aux notes internes qui se bornent à reprendre le texte ou le contenu de ces communications. Il s'ensuit que la demande de traitement confidentiel présentée par la requérante doit être accueillie pour autant qu'elle vise ces documents.
19 La troisième catégorie à laquelle il a été fait référence contient un nombre assez important de documents, ou extraits de documents, et de différents éléments d'information. La requérante expose à cet égard que, dans des circonstances normales, la communication de pareilles informations à un concurrent serait interdite par l'article 85, paragraphe 1, du traité CEE. Les secrets d'affaires bénéficiant d'un traitement confidentiel dans la procédure administrative devant la Commission en vertu de l'article 20 du règlement n° 17-62 précité, la requérante allègue que tous les éléments d'information et documents de cette nature doivent également bénéficier d'un traitement confidentiel à l'égard des parties intervenantes. Selon la requérante, il ressort de la nature des informations et documents qui font l'objet de la demande de traitement confidentiel que la requérante a un intérêt à veiller à ce qu'ils ne soient pas communiqués à des tiers qui sont des concurrents. Une communication aux parties intervenantes porterait dès lors atteinte à cet intérêt de la requérante, même si celle-ci n'est pas en mesure, d'emblée, de chiffrer un préjudice éventuel.
20 L'examen minutieux, par le Tribunal, de chacun des documents ou extraits de documents faisant partie de cette troisième catégorie de la demande de traitement confidentiel fait apparaître qu'un grand nombre de ces documents ou extraits de documents relèvent bien, par leur nature, de la notion de "pièces secrètes ou confidentielles", au sens de l'article 93, paragraphe 4, du règlement de procédure, précité. Ce même examen, effectué au regard des critères exposés ci-dessus aux points 10 et 11 de la présente ordonnance, permet de constater que l'application de ladite disposition est également justifiée en ce qui concerne la plupart des documents et extraits de documents en question.
21 Les documents ou extraits de documents susvisés aux points 14, 18 et 20, compte tenu de leur nombre, sont décrits en annexe I à la présente ordonnance, ladite annexe faisant partie intégrante de l'ordonnance.
22 Par contre, au regard des mêmes critères, l'application de l'article 93, paragraphe 4, deuxième phrase, du règlement de procédure précité n'apparaît pas justifiée en ce qui concerne les éléments d'informations figurant dans les documents suivants :
( omissis )
23 En ce qui concerne la demande de la requérante tendant à ce que le Tribunal précise aux parties intervenantes que les actes de procédure ne sont mis à leur disposition qu'aux seules fins de la procédure dans la présente affaire, il convient de remarquer que, dans la réglementation régissant la procédure devant le Tribunal, il n'existe aucune disposition sur laquelle pourrait se fonder une telle injonction. En conséquence, la demande ne peut être accueillie.
Par ces motifs,
LE TRIBUNAL (deuxième chambre)
Ordonne :
1) Il y a lieu de faire droit à la demande de traitement confidentiel présentée par la requérante pour l'ensemble des éléments d'information repris dans l'annexe I à la présente ordonnance.
2) En ce qui concerne les éléments d'information suivants :
( omissis )
la demande de traitement confidentiel présentée par la requérante est rejetée.
3) Une version non confidentielle de toutes les pièces de procédure sera signifiée par les soins du greffier aux parties intervenantes.
4) Un délai sera fixé aux parties intervenantes pour exposer, par écrit, les moyens à l'appui de leurs conclusions.
5) La demande de la requérante tendant à ce que le Tribunal précise aux parties intervenantes que les pièces de procédure ne peuvent être utilisées à aucune autre fin que celle de la procédure dans la présente affaire est rejetée.
6) Les dépens sont réservés
Luxembourg, le 4 avril 1990