CJCE, 14 décembre 1995, n° C-387/93
COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Banchero
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Rodriguez Iglesias
Présidents de chambre :
MM. Edward, Puissochet (rapporteur), Hirsch
Avocat général :
M. Elmer
Juges :
MM. Mancini, Schockweiler, Moitinho de Almeida, Kapteyn, Gulmann, Murray, Jann
Avocats :
Mes Conte, Giacomini.
LA COUR,
1 Par ordonnance du 30 juillet 1993, parvenue à la Cour le 11 août suivant, la Pretura circondariale di Genova a posé, en vertu de l'article 177 du traité CEE, trois questions préjudicielles relatives à l'interprétation des articles 5, 30, 37, 85, 86, 90, 92 et 95 du traité CEE.
2 Ces questions ont été soulevées dans le cadre de poursuites pénales, engagées par les autorités italiennes à l'encontre de M. Banchero pour détention illégale de tabacs manufacturés d'origine étrangère.
3 Il résulte du dossier de l'affaire que, depuis l'entrée en vigueur de la loi n° 724, du 10 décembre 1975, portant dispositions relatives à l'importation et à la commercialisation des tabacs manufacturés et amendements aux règles relatives à la contrebande de tabacs étrangers, qui a modifié l'article 341 du "Testo unico delle disposizioni legislative in materia doganale" (texte unique des dispositions législatives en matière douanière), pris par décret n° 43 du président de la République du 23 janvier 1973, les délits de contrebande ayant pour objet des tabacs d'origine étrangère relèvent exclusivement des dispositions pénales de la législation douanière italienne fixées par ce décret.
4 En vertu de l'article 25, second alinéa, du décret précité, le détenteur de marchandises étrangères soumises à un droit de douane doit démontrer leur provenance légitime. Lorsqu'il s'y refuse ou n'est pas en mesure de fournir cette démonstration, ou lorsque les preuves qu'il fournit ne sont pas admissibles, il est réputé coupable de contrebande, à moins qu'il ne se trouve en possession de la marchandise à la suite d'un autre délit qu'il aurait commis.
5 L'article 282, sous f), du décret n° 43, précité, prévoit qu'est puni d'une amende, non inférieure à deux fois et non supérieure à dix fois le montant des droits frontaliers, quiconque détient des marchandises étrangères lorsque se rencontrent les circonstances, qui, selon le second alinéa de l'article 25, constituent le délit de contrebande. L'article 301 du décret n° 43 dispose encore que, dans les cas de contrebande, la confiscation de l'objet du délit doit être toujours ordonnée. Enfin, les articles 295 et 296 du décret prévoient des peines de réclusion en cas de circonstances aggravantes (trois à cinq ans) ou en cas de récidive (jusqu'à un an).
6 L'ordonnance de renvoi fait apparaître que M. Banchero a fait l'objet d'un procès-verbal pour détention de paquets de cigarettes représentant 2,320 kg de tabac manufacturé, provenant d'autres États membres, qui ne portaient pas la marque de l'État italien attestant le paiement des droits de douane et dont M. Banchero n'a pu démontrer la provenance légale. L'ordonnance précise par ailleurs que M. Banchero est poursuivi pour non-paiement de la "surtaxe de frontière" dont le montant est égal à l'accise qui grève les produits nationaux.
7 M. Banchero a également été poursuivi pour délit de non-paiement de la taxe sur la valeur ajoutée, mais l'ordonnance de renvoi indique que l'inculpé a bénéficié d'un non-lieu. M. Banchero demeure inculpé du délit de contrebande prévu par les articles 282, sous f), et 341 du décret n° 43 du président de la République.
8 Devant le juge national, M. Banchero a contesté la compatibilité avec le droit communautaire du monopole italien des tabacs manufacturés et de certaines dispositions applicables à l'importation de tabacs manufacturés en provenance d'autres États membres.
9 Par ordonnance du 14 mars 1992, le Pretore di Genova a sursis à statuer et a posé à la Cour, en application de l'article 177 du traité, des questions préjudicielles relatives à l'interprétation des articles 5, 30, 37, 85, 86, 90, 92 et 95 du traité et des articles 2, 4, paragraphe 1, et 6, paragraphe 2, de la directive 72-464-CEE du Conseil, du 19 décembre 1972, concernant les impôts autres que les taxes sur le chiffre d'affaires frappant la consommation des tabacs manufacturés (JO L 303, p. 1).
10 Par ordonnance du 19 mars 1993 (C-157-92, Rec. p. I-1085), la Cour a déclaré irrecevable la demande de décision préjudicielle, au motif que les indications de l'ordonnance de renvoi, par leur référence trop imprécise aux situations de droit et de fait visées par le juge national, ne lui permettaient pas de donner une interprétation utile du droit communautaire.
11 Dans ces conditions, le Pretore di Genova a de nouveau, en vertu de l'article 177 du traité, interrogé la Cour et posé les questions préjudicielles suivantes:
"Question I
La nature et les caractéristiques normatives d'un monopole national tel que celui qui résulte " y compris au niveau de ses modalités pratiques " de la législation en vigueur en Italie pour le secteur des tabacs sont-elles compatibles avec les dispositions combinées des articles 5, 30, 37, 85, 86, 90, 92 et 95 du traité instituant la Communauté économique européenne, en particulier sous l'angle de l'exclusivité de production, de commercialisation, de vente et de distribution en général qui est accordée au monopole national et dont le mécanisme est déjà de nature, de par ses caractéristiques intrinsèques, à créer des discriminations au sens de l'article 37 du traité, à permettre des choix préférentiels pouvant s'analyser comme des " mesures d'effet équivalent " au sens de l'article 30 du traité et à rendre possible un abus de position dominante contraire aux articles 86 et 90 du traité ?
Plus particulièrement,
L'article 30 du traité est-il compatible avec une réglementation nationale qui réserve la distribution au détail des tabacs manufacturés étrangers à une entreprise détenant un monopole de vente de ces produits dont il résulte que l'unique circuit de commercialisation des tabacs manufacturés étrangers est constitué par les seuls revendeurs autorisés par ledit monopole et, en cas de constatation d'une incompatibilité, une telle réglementation nationale constitue-t-elle une mesure d'effet équivalant à une restriction quantitative à l'importation contraire à l'article 30 du traité CEE ?
Question II
Selon l'interprétation de la Cour de justice des Communautés européennes, l'article 30 du traité CEE est-il compatible avec une législation nationale qui punit le non-paiement de la taxe perçue au stade de la consommation sur les tabacs manufacturés provenant d'autres États membres, quelles que soient les quantités, d'une peine disproportionnée à la gravité de l'infraction, en ce que ladite législation prévoit toujours tant l'application d'une sanction pénale que la confiscation des marchandises même dans l'hypothèse de quantités minimes ? En cas de constatation d'une incompatibilité, une telle réglementation nationale constitue-t-elle une mesure d'effet équivalant à une restriction quantitative à l'importation contraire à l'article 30 du traité CEE ?
Question III
Une réglementation nationale qui réserve la distribution au détail des tabacs manufacturés, y compris ceux provenant des autres États membres, à une entreprise détentrice d'un monopole de vente de ces produits est-elle compatible avec les dispositions combinées de l'article 90, paragraphe 1, et de l'article 86, second alinéa, lettre b, du traité CEE, même si ladite entreprise n'est pas en mesure de satisfaire la demande existant sur le marché des produits en question et si l'exclusivité aboutit, de ce fait, à créer une limitation de la libre circulation des marchandises communautaires et un abus de position dominante de l'entreprise détentrice du monopole ?"
Sur la recevabilité des questions préjudicielles
12 Au cours de la procédure orale, le gouvernement italien a soutenu que les première et troisième questions étaient irrecevables parce qu'une réponse de la Cour à celles-ci n'était pas nécessaire à la solution du litige.
13 Cette observation ne peut être retenue.
14 En effet, il y a lieu d'observer que, selon le Pretore di Genova, les dispositions méconnues par M. Banchero tendent aussi à la protection du monopole national des tabacs manufacturés. Le Pretore di Genova ajoute que, si l'ensemble du monopole national était incompatible avec les dispositions du droit communautaire qu'il mentionne, et plus particulièrement avec les articles 30 et 90 du traité, cela aurait des répercussions sur les poursuites contre M. Banchero.
15 Or, conformément à une jurisprudence constante, il appartient aux seules juridictions nationales qui sont saisies du litige et qui doivent assumer la responsabilité de la décision juridictionnelle à intervenir d'apprécier, au regard des particularités de chaque affaire, tant la nécessité d'une décision préjudicielle pour être en mesure de rendre leur jugement que la pertinence des questions qu'elles posent à la Cour (voir, notamment, arrêt du 2 juin 1994, AC-ATEL Electronics Vertriebs, C-30-93, Rec. p. I-2305, point 18).
16 Dans leurs observations écrites, la Commission et le gouvernement espagnol font encore observer que la juridiction de renvoi se réfère aux articles 5, 85, 92 et 95 du traité sans fournir aucune précision ni même expliquer les hypothèses factuelles sur lesquelles elle s'interroge.
17 L'article 5 impose aux États membres de s'acquitter loyalement de leurs obligations communautaires. Toutefois, selon une jurisprudence constante, cette disposition ne saurait être appliquée de manière autonome lorsque la situation considérée est régie par une disposition spécifique du traité, comme c'est le cas en l'occurrence (voir arrêt du 11 mars 1992, Compagnie commerciale de l'Ouest ea, C-78-90 à C-83-90, Rec. p. I-1847, point 19) Par conséquent, les questions posées, dans la mesure où elles portent sur plusieurs dispositions combinées du traité au nombre desquelles figure l'article 5, ne nécessitent un examen, en ce qui concerne ce dernier article, qu'en liaison avec les dispositions spécifiques qui appellent une réponse de la Cour et notamment, compte tenu des éléments du dossier, avec les articles 90 et 86.
18 S'agissant des articles 85 et 92, le Pretore n'explique pas les hypothèses factuelles du litige qui le conduisent à s'interroger sur l'existence d'accords entre entreprises ou de pratiques concertées au sens de l'article 85, ou encore sur l'existence d'aides au sens de l'article 92.
19 La Cour n'est donc pas plus en mesure de donner à la juridiction de renvoi une interprétation utile de ces articles dans le cadre de la présente affaire qu'elle ne l'était dans le cadre de l'affaire C-157-92.
20 Il en va de même en ce qui concerne l'article 95 du traité. L'ordonnance de renvoi fait en effet apparaître que le juge national n'interroge pas la Cour sur la question de savoir si un régime répressif tel que le régime litigieux est contraire à l'article 95, mais sur la question de savoir si une sanction telle que celle qu'encourt M. Banchero peut être considérée comme une mesure d'effet équivalant à une restriction quantitative aux échanges interdite par l'article 30 du traité, dans la mesure où elle serait disproportionnée par rapport à la gravité de l'infraction constatée. Cette question concerne l'interprétation de l'article 30 lui-même.
21 Il n'y a donc pas lieu de répondre aux questions posées en tant qu'elles portent sur l'interprétation des articles 85, 92 et 95 du traité.
Sur le fond
22 Il ressort des indications de droit et de fait communiquées par le Pretore di Genova dans sa seconde ordonnance que ce dernier, par ses trois questions préjudicielles ainsi circonscrites à l'interprétation des articles 5, 30, 37, 86 et 90 du traité, et nonobstant la généralité apparente des termes de la première partie de la première question, s'interroge essentiellement sur la compatibilité avec ces dispositions du traité d'un système de distribution qui réserve la vente au détail des tabacs à des débits autorisés par la puissance publique (première et troisième questions). Il se demande également si l'article 30 du traité s'oppose à l'application de dispositions répressives prévues dans le cadre d'un tel système (deuxième question).
23 Au demeurant, le dossier ne contient en tout état de cause pas d'éléments suffisamment précis pour permettre d'examiner utilement les autres aspects de la législation nationale en cause, tels que ceux qui concernent la production, l'importation ou encore le conditionnement de ces produits.
24 Il y a lieu de répondre d'abord aux première et troisième questions.
Sur la première question
25 Le juge national s'interroge sur la compatibilité, au regard de l'article 30 et de l'article 37 du traité, d'un système de distribution des tabacs manufacturés tel que celui organisé par la législation italienne.
Sur l'article 37 du traité
26 Comme cela résulte de son libellé, l'article 37, paragraphe 1, second alinéa, qui est une disposition spécifique aux monopoles nationaux à caractère commercial, suppose une situation où les autorités nationales sont à même de contrôler ou de diriger les échanges entre les États membres, ou encore de les influencer sensiblement, par la voie d'un organisme institué à cet effet ou d'un monopole délégué (arrêts du 4 mai 1988, Bodson, 30-87, Rec. p. 2479, point 13, et du 27 avril 1994, Almelo ea, C-393-92, Rec. p. I-1477, point 29).
27 En effet, ainsi que la Cour l'a notamment dit dans ses arrêts du 3 février 1976, Manghera ea (59-75, Rec. p. 91), du 13 mars 1979, Hansen (91-78, Rec. p. 935), et du 7 juin 1983, Commission/Italie (78-82, Rec. p. 1955), l'article 37 du traité n'exige pas l'abolition totale des monopoles nationaux présentant un caractère commercial, mais prescrit leur aménagement de façon que soit assurée, dans les conditions d'approvisionnement et de débouchés, l'exclusion de toute discrimination entre les ressortissants des États membres. Il résulte tant du texte de l'article 37 que de sa place dans le système du traité que cet article vise à assurer le respect de la règle fondamentale de la libre circulation des marchandises dans l'ensemble du marché commun, en particulier par l'abolition des restrictions quantitatives et des mesures d'effet équivalent dans les échanges entre les États membres et à maintenir ainsi des conditions normales de concurrence entre les économies des États membres dans le cas où, dans l'un ou l'autre de ces États, un produit déterminé est soumis à un monopole national à caractère commercial.
28 Il convient tout d'abord de rappeler que les interrogations du juge national ne portent qu'incidemment sur la production et sur l'importation des tabacs en Italie.
29 Ensuite, l'article 37 n'a pas de pertinence au regard des dispositions nationales qui ne concernent pas l'exercice, par un monopole public, de son droit d'exclusivité, mais visent, de manière générale, la production et la commercialisation de marchandises, que celles-ci relèvent ou non du monopole en question (arrêt du 20 février 1979, Rewe-Zentral, dit "Cassis de Dijon", 120-78, Rec. p. 649, point 7). S'agissant précisément d'un système de distribution tel que celui qui fait l'objet des questions préjudicielles, il ne pourrait en être autrement que s'il s'avérait que les dispositions en cause permettent aux autorités nationales d'intervenir dans les choix d'approvisionnement des détaillants.
30 A cet égard, il y a lieu de relever que la législation italienne réserve l'exclusivité de la vente au détail des tabacs manufacturés à des particuliers auxquels l'Amministrazione autonoma dei monopoli di Stato (ci-après l'"AAMS") a délivré une concession ou une autorisation. Sur ce point, il ne ressort pas du dossier que cette législation permette aux autorités nationales, par l'intermédiaire de l'AAMS, d'intervenir dans la gestion des débits de tabac de façon à contrôler ou à influencer les choix d'approvisionnement effectués par les détaillants, soit pour assurer un débouché aux tabacs produits par le monopole (voir, pour un cas contraire, arrêt du 13 décembre 1990, Commission/Grèce, C-347-88, Rec. p. I-4747, points 43 et 44), soit pour favoriser ou décourager certains courants d'importation en provenance d'autres États membres. Le gouvernement italien a d'ailleurs précisé, en réponse à une question posée par la Cour, que les choix d'approvisionnement étaient laissés à la libre appréciation des détaillants, en fonction de la demande sur le marché.
31 Il y a donc lieu de répondre à la première partie de la première question que l'article 37 du traité est sans pertinence au regard d'une législation nationale, telle que la législation italienne, qui réserve la vente au détail des tabacs manufacturés à des distributeurs autorisés par la puissance publique, dès lors que cette dernière n'intervient pas dans les choix d'approvisionnement des détaillants.
Sur l'article 30 du traité
32 Aux termes de l'article 30, les restrictions quantitatives à l'importation, ainsi que toutes mesures d'effet équivalent, sont interdites entre États membres.
33 Selon une jurisprudence constante, constitue une mesure d'effet équivalant à une restriction quantitative toute réglementation commerciale susceptible d'entraver, directement ou indirectement, actuellement ou potentiellement, le commerce intracommunautaire (arrêt du 11 juillet 1974, Dassonville, 8-74, Rec. p. 837, point 5).
34 Toutefois, comme la Cour l'a dit pour droit dans un arrêt du 24 novembre 1993, Keck et Mithouard (C-267-91 et C-268-91, Rec. p. I-6097, point 16), n'est pas apte à entraver directement ou indirectement, actuellement ou potentiellement le commerce entre États membres, au sens de la jurisprudence Dassonville, l'application à des produits en provenance d'autres États membres de dispositions nationales qui limitent ou interdisent certaines modalités de vente, pourvu qu'elles s'appliquent à tous les opérateurs concernés exerçant leur activité sur le territoire national, et pourvu qu'elles affectent de la même manière, en droit comme en fait, la commercialisation des produits nationaux et de ceux en provenance d'autres États membres.
35 Il convient de constater que, en l'espèce, les conditions précitées sont remplies par la législation litigieuse, en tant qu'elle réserve la vente au détail des tabacs aux distributeurs autorisés.
36 Elle ne porte pas sur les caractéristiques des produits, mais concerne uniquement les modalités de vente au détail des tabacs manufacturés, puisqu'elle interdit la vente de ces tabacs au consommateur en dehors des débits autorisés. La circonstance qu'elle s'applique à certains produits, les tabacs manufacturés, et non au commerce de détail en général, n'est pas de nature à modifier cette appréciation (voir, en ce sens, arrêts du 15 décembre 1993, Huenermund ea, C-292-92, Rec. p. I-6787, et du 29 juin 1995, Commission/Grèce, C-391-92, non encore publié au Recueil).
37 De plus, l'obligation qui s'impose à tous les opérateurs de faire distribuer leurs produits par les détaillants autorisés s'applique sans distinction selon l'origine des produits en cause et n'affecte pas la commercialisation des produits en provenance d'autres États membres d'une manière différente de celle des produits nationaux.
38 Le juge national estime que, compte tenu de la répartition des débits de tabac sur le territoire italien, de leurs horaires d'ouverture et des déficiences de leur fonctionnement, telles que les insuffisances d'approvisionnement de certains débits en marques de cigarettes plus rarement demandées par le consommateur ou les ruptures occasionnelles d'approvisionnement résultant de grèves, le système des débits de tabac autorisés provoquerait des restrictions aux échanges contraires à l'article 30 du traité.
39 Cependant, il ne ressort pas du dossier que les autorisations d'exploitation des débits soient limitées au point de compromettre un approvisionnement satisfaisant des consommateurs en tabacs nationaux ou importés. Le gouvernement italien a précisé, en réponse à une question posée par la Cour, que la législation litigieuse tend à garantir une répartition géographique optimale des détaillants, compte tenu notamment de préoccupations d'aménagement du territoire et de proximité des débits par rapport aux points de concentration de la clientèle.
40 En tout état de cause, il convient d'observer que les imperfections susceptibles d'affecter le réseau de vente au détail ne portent pas davantage préjudice à la vente des tabacs provenant d'autres États membres qu'à celle des tabacs produits sur le territoire national.
41 La Commission, se référant aux arrêts du 21 mars 1991, Delattre (C-369-88, Rec. p. I-1487), et Monteil et Samanni (C-60-89, Rec. p. I-1547), fait valoir qu'un régime de vente au détail des tabacs tel que le régime italien, par le fait qu'il canalise les ventes de tabacs, est susceptible d'affecter les possibilités de commercialisation des produits importés et peut, dans ces conditions, constituer une mesure d'effet équivalant à une restriction quantitative à l'importation, au sens de l'article 30 du traité. En effet, l'AAMS tiendrait sous son contrôle le réseau de distribution et cette "canalisation centralisée" serait renforcée en amont par le monopole de fait que détiendrait l'administration sur le commerce de gros de tous les tabacs en Italie.
42 Il convient toutefois d'observer que, comme la Commission l'a elle-même rappelé dans ses observations écrites, le monopole italien des tabacs a été réorganisé de telle sorte que l'AAMS abandonne la gestion directe des débits de tabac et que l'accès direct aux grossistes soit garanti aux détaillants autorisés. La Commission a également affirmé que les plaintes dont elle avait été saisie ne contenaient aucune allusion à des comportements discriminatoires du monopole à l'encontre des producteurs communautaires. Enfin, comme la Cour l'a déjà relevé au point 30 du présent arrêt, le gouvernement italien a déclaré que les détaillants déterminaient librement l'approvisionnement de leurs débits en fonction de l'état du marché. La Commission n'a pas contesté cette affirmation.
43 La circonstance que les producteurs de tabacs manufacturés des autres États membres ont préféré recourir aux dépôts de l'AAMS plutôt que de créer, comme le permet l'article 1er de la loi n° 724 du 10 décembre 1975, précitée, leurs propres dépôts en gros, ne peut conduire à conclure que la législation italienne canalise les ventes de tabacs manufacturés et peut constituer une mesure d'effet équivalant à une restriction quantitative à l'importation. Le choix de ces opérateurs peut, en effet, se justifier par des considérations qui leur appartiennent, et notamment des considérations de réduction des coûts de la distribution en gros des tabacs.
44 Il découle de l'ensemble de ce qui précède qu'une législation nationale, telle que la législation italienne, qui réserve la vente au détail des tabacs manufacturés de toute provenance à des distributeurs autorisés, mais n'entrave pas de ce fait l'accès au marché national des produits en provenance d'autres États membres ou ne gêne pas cet accès davantage qu'elle ne gêne l'accès des produits nationaux au réseau de distribution, n'entre pas dans le domaine d'application de l'article 30 du traité.
Sur la troisième question
45 Le juge national interroge la Cour sur la question de savoir si les articles 5, 90 et 86 du traité s'opposent à ce qu'une législation nationale réserve la vente au détail des tabacs manufacturés à des distributeurs autorisés par la puissance publique. Il se demande, en particulier, si un système de distribution ainsi organisé, dont le contrôle est confié à une entreprise détentrice d'un monopole de vente de ces produits, n'aboutit pas à créer un abus de position dominante, au sens de l'article 86, second alinéa, sous b), qui interdit aux entreprises les pratiques consistant à limiter la production, les débouchés ou le développement technique au préjudice des consommateurs.
46 Au nombre des obligations dont doivent s'acquitter loyalement les États membres, conformément à l'article 5 du traité, figure effectivement celle, prévue par l'article 90, paragraphe 1, qui leur impose, en ce qui concerne les entreprises publiques et les entreprises auxquelles ils accordent des droits spéciaux ou exclusifs, de n'édicter ni maintenir aucune mesure contraire aux règles du traité, notamment à celles prévues aux articles 7, devenu l'article 6 du traité CE, et 85 à 94 inclus.
47 Il y a lieu d'abord de constater que, contrairement à ce que pourrait laisser supposer le libellé de la question posée par la juridiction de renvoi, l'AAMS ne dispose pas de droits exclusifs pour la distribution de tous les tabacs manufacturés, quelle que soit leur provenance.
48 En effet, l'article 1er de la loi n° 724 du 10 décembre 1975, précitée, qui a réaménagé le monopole italien des tabacs, permet l'introduction des tabacs manufacturés provenant des autres États membres de la Communauté, lesquels représentent une part importante du marché, dans des dépôts de distribution en gros autres que ceux de l'AAMS. Cette disposition autorise donc les producteurs de ces tabacs à créer leurs propres dépôts en gros et à assurer ainsi directement la commercialisation de leurs produits auprès des détaillants.
49 Ensuite, ainsi que le relève la Commission dans ses observations écrites, l'activité de l'AAMS au stade de la vente au détail, qui consiste essentiellement à autoriser l'ouverture de débits de tabac et à contrôler leur nombre et leur répartition sur le territoire italien, s'analyse comme l'exercice d'une prérogative de puissance publique et non comme une activité économique proprement dite. Il est d'ailleurs constant que les débits de tabac d'État gérés directement par le monopole ont été supprimés en 1983 et il n'apparaît pas que l'AAMS participe à l'activité proprement commerciale des détaillants(voir points 30 et 42 ci-dessus).
50 Certes, ajoutés à l'activité de stockage qu'exerce en fait l'AAMS pour tous les tabacs, les effets combinés, d'une part, des droits exclusifs qu'elle conserve dans le domaine de la production et du commerce de gros des tabacs nationaux et, d'autre part, de la prérogative de puissance publique qui lui est confiée au stade de la vente au détail peuvent placer cette entreprise dans une situation de position dominante sur le marché de la distribution des tabacs manufacturés.
51 Mais, en tout état de cause, il convient de rappeler que le simple fait de créer une position dominante par l'octroi d'un droit exclusif au sens de l'article 90, paragraphe 1, du traité n'est pas, en tant que tel, incompatible avec l'article 86 Un État membre n'enfreint, en effet, les interdictions contenues dans ces deux dispositions que si l'entreprise en cause est amenée, par le simple exercice du droit exclusif qui lui a été conféré, à exploiter sa position dominante de façon abusive(voir arrêts du 10 décembre 1991, Merci convenzionali porto di Genova, C-179-90, Rec. p. I-5889, point 17, et du 5 octobre 1994, Centre d'insémination de la Crespelle, C-323-93, Rec. p. I-5077, point 18).
52 Or, ainsi qu'il a été relevé au point 43 du présent arrêt, la circonstance que les producteurs de tabacs manufacturés des autres États membres ont préféré recourir aux dépôts de l'AAMS plutôt que de créer leurs propres dépôts peut s'expliquer par des considérations qui appartiennent à ces opérateurs. Elle ne saurait conduire à conclure que la législation italienne, qui a précisément été modifiée pour permettre l'ouverture du commerce de gros des tabacs provenant des autres États membres de la Communauté, amène l'AAMS à canaliser les ventes de tabacs manufacturés et à exploiter ainsi abusivement la position dominante dont elle peut bénéficier sur le marché de la distribution.
53 En outre, il ne ressort pas du dossier que le système de distribution au détail des tabacs mis en place par cette législation, en ce qu'il réserve à l'AAMS la délivrance des autorisations d'exploitation des débits, aboutisse à une situation préjudiciable aux intérêts des consommateurs au sens de l'article 86, second alinéa, sous b), du traité. En tout état de cause, il ne peut être affirmé, compte tenu notamment des éléments déjà relevés au point 39 du présent arrêt, que ce système n'est manifestement pas en mesure de satisfaire la demande des consommateurs (voir, a contrario, arrêt du 23 avril 1991, Hoefner et Elser, C-41-90, Rec. p. I-1979, point 31).
54 En ce qui concerne les détaillants, il convient d'observer que ces opérateurs ne disposent eux-mêmes d'aucun droit exclusif ou spécial de distribution dans leur lieu d'implantation. La législation litigieuse se borne en effet à régir leur accès au marché de la distribution au détail des tabacs. Aussi bien les détaillants autorisés satisfont-ils concurremment aux besoins des consommateurs en tabacs et cigarettes et aucun débit ne dispose-t-il d'un avantage particulier sur ses concurrents. On ne saurait donc les considérer comme des entreprises titulaires des droits visés à l'article 90, paragraphe 1, du traité.
55 A fortiori, on ne peut considérer que la législation italienne établisse en faveur des détaillants autorisés une juxtaposition de monopoles territorialement limités créant sur le territoire national une position dominante au sens de l'article 86 du traité (voir, sur ce point, arrêt Centre d'insémination de la Crespelle, précité, point 17).
56 Il résulte de ce qui précède que les articles 5, 90 et 86 ne s'opposent pas à ce qu'une législation nationale, telle que la législation italienne, réserve la vente au détail des tabacs manufacturés à des distributeurs autorisés par la puissance publique.
Sur la deuxième question
57 Le juge national demande encore à la Cour si l'article 30 du traité s'oppose à une législation répressive telle que celle en vertu de laquelle M. Banchero est poursuivi.
58 Si, en principe, la législation pénale et les règles de la procédure pénale restent de la compétence des États membres, il résulte d'une jurisprudence constante que le droit communautaire pose des limites en ce qui concerne les mesures de contrôle que ce droit permet aux États membres de maintenir dans le cadre de la libre circulation des marchandises et des personnes. Les mesures administratives ou répressives ne doivent pas dépasser le cadre de ce qui est strictement nécessaire, les modalités de contrôle ne doivent pas être conçues de manière à restreindre la liberté voulue par le traité et il ne faut pas y rattacher une sanction si disproportionnée à la gravité de l'infraction qu'elle deviendrait une entrave à cette liberté (arrêt du 11 novembre 1981, Casati, 203-80, Rec. p. 2595, point 27 voir aussi arrêts du 3 juillet 1980, Pieck, 157-79, Rec. p. 2171, point 19, et du 25 février 1988, Drexl, 299-86, Rec. p. 1213, point 18).
59 En l'espèce, comme M. l'avocat général le fait observer aux points 45 et 46 de ses conclusions, M. Banchero est en réalité inculpé non pas pour importation illégale de tabacs manufacturés mais pour avoir été trouvé en possession de tabacs pour lesquels un droit d'accise, par ailleurs conforme au droit communautaire, n'avait pas été acquitté.
60 Les sanctions que M. Banchero encourt n'entravent nullement l'importation de tabacs manufacturés d'autres États membres, mais tendent seulement à dissuader le consommateur de s'approvisionner en tabacs, pour lesquels n'ont pas été acquittées les taxes conformes au droit communautaire, par l'intermédiaire de revendeurs non autorisés, opérant eux-mêmes en infraction à la législation italienne applicable à la distribution des tabacs manufacturés.
61 Dès lors, la sévérité de ces sanctions échappe à toute appréciation en droit communautaire.
62 L'article 30 du traité ne s'oppose donc pas à ce qu'une législation nationale, telle que la législation italienne, sanctionne comme un délit de contrebande la détention illégale, par un consommateur, de tabacs manufacturés provenant d'autres États membres et pour lesquels n'a pas été acquittée l'accise conforme au droit communautaire, alors que la vente au détail de ces produits est, comme celle des produits nationaux du même type, réservée à des distributeurs autorisés par la puissance publique.
Sur les dépens
63 Les frais exposés par les gouvernements espagnol, italien et français, ainsi que par la Commission des Communautés européennes, qui ont soumis des observations à la Cour, ne peuvent faire l'objet d'un remboursement. La procédure revêtant, à l'égard des parties au principal, le caractère d'un incident soulevé devant la juridiction nationale, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens.
Par ces motifs,
LA COUR,
statuant sur les questions à elle soumises par le Pretore di Genova, par ordonnance du 30 juillet 1993, dit pour droit:
1) L'article 37 du traité CEE est sans pertinence au regard d'une législation nationale, telle que la législation italienne, qui réserve la vente au détail des tabacs manufacturés à des distributeurs autorisés par la puissance publique, dès lors que cette dernière n'intervient pas dans les choix d'approvisionnement des détaillants.
2) Une législation nationale, telle que la législation italienne, qui réserve la vente au détail des tabacs manufacturés de toute provenance à des distributeurs autorisés, mais n'entrave pas de ce fait l'accès au marché national des produits en provenance d'autres États membres ou ne gêne pas cet accès davantage qu'elle ne gêne l'accès des produits nationaux au réseau de distribution, n'entre pas dans le domaine d'application de l'article 30 du traité CEE.
3) Les articles 5, 90 et 86 du traité CEE ne s'opposent pas à ce qu'une législation nationale, telle que la législation italienne, réserve la vente au détail des tabacs manufacturés à des distributeurs autorisés par la puissance publique.
4) L'article 30 du traité CEE ne s'oppose pas à ce qu'une législation nationale, telle que la législation italienne, sanctionne comme un délit de contrebande la détention illégale, par un consommateur, de tabacs manufacturés provenant d'autres États membres et pour lesquels n'a pas été acquittée l'accise conforme au droit communautaire, alors que la vente au détail de ces produits est, comme celle des produits nationaux du même type, réservée à des distributeurs autorisés par la puissance publique.