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Décisions

CJCE, 10 janvier 1985, n° 229-83

COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

Association des centres distributeurs Édouard Leclerc, Thouars distribution (SA)

Défendeur :

"Au Blé vert" (SARL), Lehec, Pelgrim (SA), Union Syndicale des Libraires de France, Marchand, Demée

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Mackenzie Stuart

Présidents de chambre :

MM. Bosco, Kakouris

Avocat général :

M. Darmon

Juges :

MM. O'keeffe, Koopmans, Everling, Bahlmann, Galmot, Joliet

Avocat :

Me Jousset

CJCE n° 229-83

10 janvier 1985

LA COUR

1. Par arrêt du 28 septembre 1983, parvenu à la Cour le 10 octobre 1983, la Cour d'appel de Poitiers a posé, en vertu de l'article 177 du traité CEE, une question préjudicielle relative à l'interprétation de différentes règles du droit communautaire, et notamment des dispositions concernant le libre jeu de la concurrence dans le Marché commun et des articles 3, sous f), et 5 du traité CEE, en vue d'être mise en mesure d'apprécier la compatibilité avec le droit communautaire d'une législation nationale imposant à tout détaillant le respect d'un prix fixé par l'éditeur ou l'importateur pour la vente de livres.

2. Cette question a été soulevée dans le cadre d'un litige opposant l'Association des Centres distributeurs Édouard Leclerc (ci-après Leclerc) et la société Thouars distribution & autres, qui fait partie de ce groupe d'entreprises, à plusieurs libraires établis à Thouars et à l'Union Syndicale des Libraires de France. Ce litige porte sur le respect des prix de vente au public fixés conformément à la loi n° 81-766 du 10 août 1981 (JORF du 11 août 1981) relative au prix du livre.

3. Leclerc regroupe des magasins de détail dans toute la France dont les activités se situaient à l'origine dans le domaine de l'alimentation, et se sont étendues aux autres produits dont les livres. Ces magasins ont la réputation de pratiquer une politique de bas prix. Il ressort du dossier que la société Thouars distribution, tout comme d'autres distributeurs appartenant à ce groupe, a vendu des livres à des prix inférieurs aux prix imposés conformément à la législation susmentionnée.

4. En vertu de la loi française du 10 août 1981, tout éditeur ou importateur de livres est tenu de fixer le prix de vente au public des livres qu'il édite ou importe. Les détaillants doivent pratiquer un prix effectif de vente au public entre 95 et 100 % de ce prix. La loi prévoit des dérogations à l'obligation de respecter ce prix en faveur de certains organismes privés ou publics, tels que les bibliothèques et les établissements d'enseignement, et autorise des soldes sous certaines conditions. En cas d'infraction aux dispositions de la loi, des actions en cessation ou en réparation peuvent être introduites par des concurrents et par différents types d'associations, et des poursuites pénales sont prévues.

5. En ce qui concerne les livres importés, l'article 1er, dernier alinéa, de la loi du 10 août 1981 dispose que " dans le cas où l'importation concerne des livres édités en France, le prix de vente au public fixé par l'importateur est au moins égal à celui qui a été fixé par l'éditeur ". Le décret n° 81-1068 du 3 décembre 1981 (JORF du 4 décembre 1981), pris en application de la loi du 10 août 1981, précise en outre qu' " est considéré comme importateur... le dépositaire principal de livres importés à qui incombe l'obligation prévue par l'article 8 de la loi du 21 juin 1943 ", à savoir l'obligation du dépôt légal d'un exemplaire complet à la régie du dépôt légal au ministère de l'Intérieur.

6. Statuant en reféré commercial à la requête de plusieurs libraires concurrents, le Président du Tribunal de grande instance de Bressuire a ordonné à la société Thouars distribution, sous peine d'astreinte, de mettre le prix de vente des livres par elle offerts au public en conformité avec la loi du 10 août 1981 et dit que cette ordonnance est commune à Leclerc, appelé en intervention forcée.

7. La Cour d'appel de Poitiers, saisie en appel, a estimé que la solution de ce litige exigeait de rechercher si la loi du 10 août 1981 est de nature à porter atteinte aux règles communautaires relatives au libre jeu de la concurrence dans le Marché commun, dès lors que ce texte apporte des restrictions considérables à la concurrence tant pour les livres édités en France que pour les livres importés et que les libraires des autres États membres ne subissent pas une telle limitation. Elle a donc posé à la Cour la question préjudicielle suivante :

" Les articles 3, sous f), et 5 du traité CEE doivent-ils être interprétés en ce sens qu'ils interdisent l'institution dans un État membre, par voie législative ou réglementaire, pour les livres édités dans cet État membre et pour ceux qui y sont importés notamment des autres États membres, d'un système qui oblige les détaillants à vendre les livres au prix fixé par l'éditeur ou l'importateur sans pouvoir appliquer à ce prix un abattement supérieur à 5 % ? "

8. L'article 3, sous f), du traité, auquel cette question fait référence fait partie des principes généraux du Marché commun qui sont appliqués en combinaison avec les chapitres respectifs du traité destinés à mettre en œuvre ces principes. Cette disposition prévoit " l'établissement d'un régime assurant que la concurrence n'est pas faussée dans le Marché commun ", objectif général explicité notamment par les règles de concurrence du chapitre 1er du titre I de la troisième partie du traité. L'article 5, alinéa 2, du traité, quant à lui, exige que les États membres " s'abstiennent de toutes mesures susceptibles de mettre en péril la réalisation des buts ... du traité ". La question posée par la juridiction nationale, au regard de la compatibilité avec ces dispositions d'une législation du type de celle décrite ci-dessus, vise donc à savoir si celle-ci est conforme aux principes et buts du traité et aux dispositions du traité qui les mettent plus spécifiquement en œuvre.

9. Il convient d'observer que les articles 2 et 3 du traité visent la création d'un marché où les marchandises circulent librement dans des conditions de concurrence non faussées. Cet objectif est assuré notamment tant par les articles 30 et suivants concernant l'interdiction des restrictions au commerce intracommunautaire qui ont été évoquées au cours de la procédure devant la Cour que par les articles 85 et suivants concernant les règles de concurrence qu'il convient d'examiner en premier lieu.

Sur l'application des articles 3, sous f), 5 et 85 du traité

10. Selon Leclerc, la loi française sur le prix du livre ne constitue pas une réglementation étatique des prix, mais une réglementation limitant la concurrence sur les prix, étant donné que le niveau de ces prix est librement fixé par les éditeurs et les importateurs. Cette loi devrait donc être examinée en premier lieu au regard des règles de concurrence du traité. A cet égard, elle établirait un régime collectif de prix imposés que l'article 85, paragraphe 1er, du traité interdirait aux entreprises d'établir et qui serait contraire au régime de concurrence non faussée dans le Marché commun que l'article 3, sous f), fixerait comme but à l'action de la Communauté. L'article 5, alinéa 2, du traité comporterait donc l'obligation pour les États membres de s'abstenir de prendre de telles mesures susceptibles d'éliminer l'effet utile de l'article 85, en permettant aux entreprises privées de se soustraire aux contraintes de cet article, et de mettre ainsi en péril la réalisation d'un des buts du traité.

11. Le Gouvernement français estime que les articles 3, sous f), et 5 du traité ne fixent que des principes généraux et ne créent pas, en eux-mêmes, d'obligations. En revanche, l'article 85 ne s'appliquerait qu'à certains comportements d'entreprises et ne saurait, même en combinaison avec les articles 3, sous f), et 5, être interprété comme interdisant aux États membres d'adopter des mesures étatiques pouvant avoir un effet sur le libre jeu de la concurrence. La limitation de la concurrence sur les prix au niveau des détaillants, concurrence qui serait d'ailleurs libre au niveau des éditeurs, devrait être examinée sous les aspects des articles 30 et suivants, seuls articles pouvant entrer en compte en l'espèce.

12. La Commission estime que les articles 3, sous f), et 5 ne sauraient être interprétés de manière à priver les États membres de tout pouvoir dans le domaine économique en leur interdisant d'intervenir dans le libre jeu de la concurrence. L'article 85 ne visant que des comportements d'entreprises et non des mesures étatiques, ce ne serait que dans le cas exceptionnel où un État membre impose ou facilite la conclusion d'ententes prohibées ou en renforce les effets en les étendant à des tiers, ou encore poursuit le but spécifique de permettre à des entreprises de se soustraire aux règles communautaires de concurrence que l'adoption de telles mesures étatiques pourrait constituer un manquement aux obligations découlant de l'article 5, alinéa 2, du traité. La compatibilité d'une législation du type de celle litigieuse avec le traité serait donc à examiner dans le seul cadre des articles 30 et suivants.

13. Conformément à l'objectif énoncé à l'article 3, sous f), du traité, sont incompatibles avec le Marché commun et interdits, en vertu de l'article 85, paragraphe 1er, tous accords entre entreprises, toutes décisions d'associations d'entreprises et toutes pratiques concertées, qui sont susceptibles d'affecter le commerce entre États membres et qui ont pour objet ou pour effet d'empêcher, de restreindre ou de fausser le jeu de la concurrence à l'intérieur du Marché commun, et notamment ceux qui consistent à fixer de façon directe ou indirecte les prix d'achat ou de vente ou d'autres conditions de transaction. Cette disposition vise donc des accords, décisions et pratiques concertées anticoncurrentiels de plusieurs entreprises, sous réserve des dérogations accordées par la Commission en vertu de l'article 85, paragraphe 3, du traité.

14. S'il est vrai que ces règles concernent le comportement des entreprises et non pas des mesures législatives ou réglementaires des États membres, ceux-ci sont néanmoins tenus, en vertu de l'article 5, alinéa 2, du traité, de ne pas porter préjudice par leur législation nationale à l'application pleine et uniforme du droit communautaire et à l'effet des actes d'exécution de celui-ci, et de ne pas prendre ou maintenir en vigueur des mesures, même de nature législative ou réglementaire, susceptibles d'éliminer l'effet utile des règles de concurrence applicables aux entreprises (cf. arrêts du 13 février 1969, Walt Wilhelm et autres, 14-68, Recueil p. 1, et du 16 novembre 1977, Inno/Atab, 13-77, Recueil p. 2115).

15. Toutefois, une législation du type de celle en cause en l'espèce ne vise pas à imposer la conclusion d'accords entre éditeurs et détaillants ou d'autres comportements tels que ceux prévus à l'article 85, paragraphe 1er, du traité, mais exige la fixation unilatérale, en vertu d'une obligation légale, des prix de vente au détail par les éditeurs ou importateurs. Dans ces conditions, la question se pose de savoir si une législation nationale qui rend inutiles des comportements d'entreprises du type interdit par l'article 85, paragraphe 1er, en donnant aux éditeurs ou importateurs de livres la responsabilité de fixer librement les prix obligatoires au stade du commerce de détail, porte atteinte à l'effet utile de l'article 85 et est, par conséquent, contraire à l'article 5, alinéa 2, du traité.

16. Dans ce contexte, il convient d'observer que le Gouvernement français, pour justifier la législation en cause et tout en affirmant que l'article 85 du traité n'est pas applicable aux mesures législatives, fait valoir que cette législation aurait pour but de protéger le livre en tant que support culturel contre les effets négatifs qui résulteraient, pour la diversité et le niveau culturel de l'édition, d'une concurrence sauvage sur les prix au détail. En outre, une loi comme celle en cause serait nécessaire pour maintenir l'existence des libraires spécialisés face à la concurrence d'autres canaux de distribution, axés sur une politique de marges réduites et de diffusion d'un nombre limité de titres, et pour éviter que quelques grands distributeurs puissent imposer leur choix aux éditeurs au détriment de l'édition des livres de poésie, de science et de création. Il s'agirait donc d'une mesure indispensable pour maintenir le livre en tant qu'instrument culturel qui trouverait son équivalent dans les systèmes pratiqués dans la plupart des États membres.

17. La Commission, qui estime également que l'article 85 du traité, même en combinaison avec l'article 5, ne s'applique pas dans un cas comme celui de l'espèce, ne partage pas l'appréciation du Gouvernement français sur la situation de la concurrence dans le domaine des livres. Elle a contesté l'utilité et l'opportunité de réglementations nationales particulières pour le marché des livres. La Commission a cependant admis que, dans la plupart des États membres, existent des accords ou des pratiques des éditeurs et des libraires concernant des prix imposés pour la vente au détail, même si les systèmes nationaux concernés comportent des différences notables, d'un État membre à l'autre, en ce qui concerne les conditions de leur application et leurs modalités.

18. Il est à noter que la Commission, qui a annoncé publiquement son intention d'entreprendre une étude de l'ensemble de ces systèmes et pratiques, n'a pas encore été en mesure ni de mener à terme cette étude ni de déterminer une ligne de conduite en ce qui concerne l'exercice, en la matière, des pouvoirs que lui confèrent le traité et le règlement n° 17. Elle n'a pas non plus, jusqu'à présent, pris d'initiative au sein du Conseil visant une quelconque action de celui-ci. Elle n'a, en outre, engagé aucune procédure au titre de l'article 85, du traité, visant à interdire des systèmes ou pratiques nationaux de fixation des prix des livres.

19. La seule décision de la Commission en matière de fixation des prix de vente des livres, laquelle a donné lieu à l'arrêt de la Cour du 17 janvier 1984 (VBVB et VBBB/Commission, 43 et 63-82, Recueil 1984, p. 19), concerne un accord transnational entre associations professionnelles dans deux États membres que la Cour a reconnu incompatible avec l'article 85, paragraphe 1er, du traité. Il est à rappeler que, dans le même arrêt, la Cour a fait remarquer que des pratiques législatives ou judiciaires nationales, à supposer même qu'elles soient communes à tous les États membres, ne sauraient s'imposer dans l'application des règles de concurrence du traité. Toutefois, ni la décision de la Commission ni l'arrêt de la Cour n'ont pris position sur la compatibilité, avec l'article 85 du traité, d'accords purement nationaux de fixation des prix.

20. Dans ces circonstances, il y a lieu de constater qu'il n'existe pas, jusqu'à présent, une politique communautaire de concurrence concernant des systèmes ou pratiques purement nationaux dans le secteur des livres que les États membres seraient tenus de respecter en vertu de leur devoir de s'abstenir de toutes mesures susceptibles de mettre en péril la réalisation des buts du traité. Il s'ensuit qu'en l'état actuel du droit communautaire, les obligations des États membres, découlant de l'article 5, en combinaison avec les articles 3, sous f), et 85 du traité, ne sont pas suffisamment déterminées pour leur interdire d'édicter une législation du type de celle litigieuse en matière de concurrence sur les prix de vente au détail des livres, à condition toutefois que cette législation respecte les autres dispositions spécifiques du traité, et notamment celles qui concernent la libre circulation des marchandises qu'il convient en conséquence d'examiner.

Sur l'application des articles 30 et 36 du traité

21. La Commission estime que la législation en question constitue une mesure d'effet équivalant à une restriction quantitative à l'importation interdite par l'article 30 du traité. Deux dispositions de la loi du 10 août 1981 s'appliqueraient distinctement à l'égard des livres importés, à savoir la disposition selon laquelle le prix des livres importés est fixé par l'importateur, étant entendu que le dépositaire principal du livre est considéré à cette fin comme l'importateur, et celle selon laquelle, dans le cas de l'importation de livres édités en France, le prix de vente doit être au moins égal au prix fixé par l'éditeur. Ces dispositions entraveraient les importations en mettant les importateurs dans l'impossibilité de pratiquer des prix moins élevés et en les privant de la possibilité de pénétrer le marché français au moyen de la concurrence sur le prix. Leclerc exprime en substance le même point de vue.

22. Selon le Gouvernement français, une législation comme celle de l'espèce n'est pas contraire à l'article 30. Chaque État membre conserverait la liberté de réglementer son commerce intérieur. La restriction de la concurrence sur les prix au niveau des détaillants n'aurait aucun effet restrictif sur les importations. Les livres importés et les livres nationaux seraient traités de façon identique à cet égard. En ce qui concerne la fixation du prix par le dépositaire principal, la responsabilité de la fixation du prix des livres étrangers aurait été attribuée à celui qui remplirait sur le marché interne les fonctions commerciales équivalant à celles de l'éditeur pour la diffusion de livres nationaux. La disposition concernant les livres édités en France et réimportés constituerait un complément indispensable pour rendre cohérent l'ensemble du dispositif de la législation et pour éviter le contournement de la loi par le biais des réimportations de livres.

23. Il y a lieu de rappeler qu'aux termes de l'article 30 du traité CEE sont interdites les restrictions quantitatives à l'importation ainsi que toutes mesures d'effet équivalent dans le commerce entre les États membres. Au sens de cet article, selon une jurisprudence constante de la Cour, toute mesure nationale susceptible d'entraver directement ou indirectement, actuellement ou potentiellement, le commerce intracommunautaire est à considérer comme mesure d'effet équivalant à une restriction quantitative. Tel est notamment le cas d'une réglementation nationale qui règle différemment la situation des produits nationaux et celle des produits importés ou qui défavorise, de quelque façon que ce soit, l'écoulement sur le marché des produits importés par rapport aux produits nationaux.

24. Sous cet aspect, deux situations différentes auxquelles s'applique la législation nationale litigieuse au principal doivent être examinées en l'espèce, à savoir, d'une part, la situation des livres édités dans un autre État membre et importés dans l'État membre concerné et, d'autre part, la situation des livres édités dans l'État membre concerné lui-même et réimportés après avoir été préalablement exportés dans un autre État membre.

25. Pour autant qu'une législation comme celle litigieuse au principal s'applique aux livres édités dans un autre État membre et importés dans l'État membre concerné, il y a lieu de constater qu'une disposition selon laquelle il incombe à l'importateur du livre chargé d'accomplir la formalité du dépôt légal d'un exemplaire de ce livre, c'est-à-dire au dépositaire principal, d'en fixer le prix de vente transfère la responsabilité de fixer le prix de vente à un opérateur agissant à un autre stade de la chaîne commerciale que l'éditeur, et met tout autre importateur de ce même livre dans l'impossibilité de pratiquer le prix de vente qu'il juge adéquat à son prix de revient dans l'État d'édition pour l'écoulement sur le marché de l'État d'importation. Contrairement à ce qu'a fait valoir le Gouvernement français, une telle disposition ne se limite donc pas à assimiler le régime des livres importés à celui des livres nationaux, mais créé, pour les livres importés, une réglementation distincte qui est susceptible d'entraver le commerce entre les États membres. Une telle disposition doit donc être considérée comme une mesure d'effet équivalent interdite par l'article 30 du traité.

26. En revanche, pour autant qu'une telle législation s'applique aux livres édités dans l'État membre concerné lui-même et réimportés après avoir été préalablement exportés dans un autre État membre, une disposition qui impose pour la vente de ces livres le respect du prix de vente fixé par l'éditeur ne constitue pas une réglementation qui fait une distinction entre les livres nationaux et les livres importés. Toutefois, une telle disposition défavorise néanmoins l'écoulement sur le marché des livres réimportés, dans la mesure où elle prive l'importateur d'un tel livre de la possibilité de répercuter sur le prix au détail un avantage tiré d'un prix plus favorable obtenu dans l'État membre d'exportation. Elle constitue donc une mesure d'effet équivalant à une restriction quantitative à l'importation interdite par l'article 30.

27. Il convient d'ajouter qu'une telle constatation ne s'applique pas dans les cas où des éléments objectifs établiraient que les livres en cause auraient été exportés aux seules fins de leur réimportation dans le but de tourner une législation comme celle de l'espèce.

28. Afin de justifier les deux dispositions en cause, le Gouvernement français a encore invoqué les exigences impératives de la défense des intérêts des consommateurs. A cette fin, il s'est référé à son opinion, mentionnée ci-dessus, concernant la nécessité de protéger le livre en tant que support culturel.

29. A cet égard, il y a lieu de constater qu'une réglementation nationale obligeant les commerçants à respecter certains prix pour la vente au détail, qui défavorise l'écoulement des produits importés sur le marché ne peut être justifiée que pour les motifs prévus à l'article 36 du traité.

30. En tant que dérogation à une règle fondamentale du traité, l'article 36 est d'interprétation stricte et ne peut pas être étendu à des objectifs qui n'y sont pas expressément énumérés. Ni la défense des intérêts des consommateurs, ni la protection de la création et de la diversité culturelle dans le domaine du livre ne figurent parmi les raisons citées dans cet article. Il s'ensuit que les justifications invoquées par le Gouvernement français ne sauraient être retenues.

31. Il y a dès lors lieu de répondre à la question posée par la Cour d'appel de Poitiers :

- qu'en l'état actuel du droit communautaire, l'article 5, alinéa 2, en combinaison avec les articles 3, sous f), et 85 du traité, n'interdit pas aux États membres d'édicter une législation selon laquelle le prix de vente au détail des livres doit être fixé par l'éditeur ou l'importateur d'un livre et s'impose à tout détaillant, à condition que cette législation respecte les autres dispositions spécifiques du traité, et notamment celles qui concernent la libre circulation des marchandises ;

- que, dans le cadre d'une telle législation nationale, constituent des mesures d'effet équivalant à des restrictions quantitatives à l'importation interdites par l'article 30 du traité des dispositions :

- selon lesquelles il incombe à l'importateur d'un livre chargé d'accomplir la formalité du dépôt légal d'un exemplaire de ce livre, c'est-à-dire au dépositaire principal, d'en fixer le prix de vente au détail,

- ou qui imposent, pour la vente de livres édités dans l'État membre concerné lui-même et réimportés après avoir été préalablement exportés dans un autre État membre, le respect du prix de vente fixé par l'éditeur, sauf si des éléments objectifs établissent que ces livres ont été exportés aux seules fins de leur réimportation dans le but de tourner une telle législation.

Sur les dépens

32. Les frais exposés par le Gouvernement français et par la Commission des Communautés européennes, qui ont soumis des observations à la Cour, ne peuvent faire l'objet d'un remboursement. La procédure revêtant, à l'égard des parties au principal, le caractère d'un incident soulevé devant la juridiction nationale, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens.

Par ces motifs,

LA COUR,

Statuant sur la question à elle soumise par la Cour d'appel de Poitiers, par arrêt du 28 septembre 1983, dit pour droit :

1) en l'état actuel du droit communautaire, l'article 5, alinéa 2, en combinaison avec les articles 3, sous f), et 85 du traité, n'interdit pas aux États membres d'édicter une législation selon laquelle le prix de vente au détail des livres doit être fixé par l'éditeur ou l'importateur d'un livre et s'impose à tout détaillant, à condition que cette législation respecte les autres dispositions spécifiques du traité, et notamment celles qui concernent la libre circulation des marchandises.

2) dans le cadre d'une telle législation nationale, constituent des mesures d'effet équivalant à des restrictions quantitatives à l'importation interdites par l'article 30 du traité des dispositions :

- selon lesquelles il incombe à l'importateur d'un livre chargé d'accomplir la formalité du dépôt légal d'un exemplaire de ce livre, c'est-à-dire au dépositaire principal, d'en fixer le prix de vente au détail,

- ou qui imposent, pour la vente de livres édités dans l'État membre concerné lui-même et réimportés dans un autre État membre, le respect du prix de vente fixé par l'éditeur, sauf si des éléments objectifs établissent que ces livres ont été exportés aux seules fins de leur réimportation dans le but de tourner une telle législation.