CJCE, 28 mars 1985, n° 298-83
COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Comité des industries cinématographiques des Communautés européennes
Défendeur :
Commission des Communautés européennes
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Mackenzie Stuart
Présidents de chambre :
MM. Bosco, Due, Kakouris
Avocat général :
M. Lenz
Juges :
MM. Pescatore, Koopmans, Everling, Bahlmann, Galmot
Avocat :
Me Demoulin.
LA COUR,
1 Par requête déposée au greffe de la cour le 29 décembre 1983, le comité des industries cinématographiques des communautés européennes (ci-après CICCE) a introduit, en vertu de l'article 173, alinéa 2, du traité CEE, un recours visant àl'annulation des décisions de la commission en date des 12 juillet et 28 octobre 1983, par lesquelles celle-ci a classé une demande présentée par le CICCE en vertu de l'article 3 du règlement n° 17 du conseil du 6 février 1962 (JO n° 13, p. 204).
2 Dans sa demande, le CICCE dénonçait le comportement tenu par les trois sociétés françaises de télévision, à savoir la société nationale de la télévision française 1 (TF 1), la société nationale de la télévision en couleur antenne 2 (a 2) et la société nationale des programmes France région (FR 3). Le CICCE faisait valoir que, en imposant des prix très bas pour l'achat des droits de diffusion des films cinématographiques par télévision, lesdites sociétés violaient l'article 86 du traité CEE.
3 Le CICCE exposait que les sociétés françaises de télévision détiennent, en raison de l'exclusivité du service de télévision dont elles sont titulaires en France, une position dominante, au sens de l'article 86 précité, dans le marché commun ou, tout au moins, dans une partie substantielle de celui-ci. Le CICCE faisait en outre remarquer que le comportement reproché aux sociétés de télévision est susceptible d'affecter le commerce entre états membres, dans la mesure où les programmes diffusés par lesdites sociétés sont captés, grâce aux ondes hertziennes ou aux câbles de télédistribution, sur le territoire des états membres avoisinant la France.
4 Quant au caractère abusif du comportement reproché aux sociétés de télévision, le CICCE apportait, dans sa demande, les éléments suivants :
- le fait que lesdites sociétés consacrent une part minime - environ 3,3 % - de leurs ressources budgétaires à l'achat des droits de diffusion des films, alors que la diffusion de ces mêmes films représente pour la télévision l'émission vedette', tant en termes de taux d'audience qu'en termes de prix de cession du temps d'antenne pour messages publicitaires, le prix du temps d'antenne précédant la diffusion d'un film étant le plus élevé ;
- le fait que le prix moyen payé par lesdites sociétés pour l'acquisition des droits de diffusion d'un film (250 000 FF) est inférieur aux coûts que les mêmes sociétés supportent pour la production d'un téléfilm (jusqu'à 2 000 000 F);
- l'avis émis par la commission française de la concurrence le 28 juin 1979, où cette commission reconnaît que l'article 50, dernier alinéa, de l'ordonnance française n° 45-1483, interdisant les abus de position dominante, est violé par les sociétés de télévision ;
- les nombreuses prises de position contenues dans les rapports des commissions parlementaires pour le contrôle de la radiotélévision et dans certaines déclarations de membres du gouvernement français, où il est fait état du niveau très bas du prix moyen payé par les sociétés de télévision pour acquérir les droits de diffusion des films et où l'on demande l'instauration d'un système de prix minimaux équitables.
5 Au cours de l'instruction de l'affaire, la commission, en vertu de l'article 11 du règlement n° 17, a demandé au CICCE, par lettre du 9 février 1982, plusieurs renseignements concernant notamment le coût de production des films cinématographiques, leur durée d'amortissement, la répartition de cet amortissement entre les salles de cinéma, la télévision, l'exploitation par vidéocassettes et les exportations, ainsi que les prix moyens payés dans les autres états membres, respectivement par les salles de cinéma et par la télévision, pour acquérir les droits de diffusion des films cinématographiques .
6 Par lettre du 16 mars 1982, le CICCE a fourni à la commission des réponses détaillées sur ces questions, en précisant, entre autres, les prix moyens payés en 1977, pour l'acquisition des droits de diffusion des films cinématographiques, par les sociétés de télévision dans certains états membres autres que la France (Italie, Pays-Bas et république fédérale d'Allemagne).
7 Après avoir recueilli d'autres informations, la commission répondait au CICCE, par lettre du 12 juillet 1983 du directeur général de la concurrence, que la constatation d'un abus dans le chef des sociétés de télévision quant à la fixation de prix inéquitables pour l'achat des droits de diffusion de films dépendait du rapport entre les prix et la valeur économique de la prestation fournie. A cet égard, la commission précisait que cette valeur économique " est très variable et dépend notamment a) de la qualité artistique des films, b) de la carrière du film dans les salles, c) du nombre de téléspectateurs potentiels, d) du caractère inédit du film, e) de la durée des droits, etc.". La commission faisait remarquer que, vu la variété des critères d'évaluation, l'abus devait être établi non pas a l'égard de l'ensemble de ces films, mais par rapport à chaque film .
8 La commission soulignait, en outre, qu'aucune comparaison n'était possible entre le prix de revient d'un film et le prix payé par la télévision pour diffuser ce même film, l'amortissement d'un film se fondant, non seulement sur la vente des droits de diffusion à la télévision, mais aussi sur la projection dans les salles de cinéma, l'exportation et l'exploitation de techniques nouvelles. De même, selon la commission, l'on ne pouvait pas comparer le prix payé par les sociétés de télévision pour l'achat des droits de diffusion d'un film avec le coût d'un téléfilm produit par une de ces sociétés. Le téléfilm reste, en effet, la propriété de la société de télévision qui l'a produit, alors que, pour les films, la société de télévision se borne à acquérir le droit de les diffuser une ou plusieurs fois. Par conséquent, ces mêmes films peuvent continuer à être commercialisés dans les salles de cinéma, à la télévision, à l'exportation et par voie de vidéocassettes ou vidéodisques .
9 Pour toutes ces raisons, la commission concluait que la demande du CICCE ne permettait pas d'établir l'abus allégué et qu'elle se proposait, par conséquent, de classer l'affaire. Par la même occasion, la commission, en conformité avec l'article 6 du règlement n° 99/63 de la commission du 25 juillet 1963 (J.O. n° 127, p. 2268), invitait le CICCE a présenter par écrit ses observations éventuelles .
10 Par lettre du 29 août 1983 de son président, le CICCE contestait que la position de la commission correspondait à la réalité des faits. Par lettre du 13 septembre 1983 de son avocat, le CICCE rappelait que l'abus des sociétés de télévision avait été constaté entre autres par la commission (française) de la concurrence et revêtait, dès lors, un caractère notoire. Il invitait la commission à faire usage de ses pouvoirs d'enquête pour acquérir des informations plus complètes, notamment pour ce qui est des prix payés pour chacun des films diffusés par les sociétés en cause. Il se réservait, une fois ces prix connus, de documenter la commission sur le caractère dérisoire du prix payé pour chaque film.
11 Par lettre du 28 octobre 1983 du directeur général de la concurrence, la commission contestait qu'aucun nouvel élément de fait ou de droit, susceptible de changer la prise de position précédemment exprimée, n'avait été apporté par le CICCE dans ses observations. Elle soulignait, en particulier, que l'avis de la commission française de la concurrence cité par le CICCE " est basé sur la législation française, qui ne répond pas aux mêmes critères et conditions que l'article 86 du traité CEE ". Dès lors, la commission informait le CICCE de ce qu'il avait été décidé de classer l'affaire.
12 Contre la décision de classement du 28 octobre 1983, ainsi que contre la lettre du 12 juillet 1983, le CICCE a introduit le présent recours .
13 Par lettre du 13 juillet 1984, la cour a invité les parties à lui faire connaître l'audience moyenne enregistrée en France et dans les autres états membres pour les films cinématographiques diffusés à la télévision pendant les six mois précédant l'introduction de la demande du CICCE, ainsi que le prix moyen payé par les sociétés de télévision tant publiques que privées, en France et dans les autres états membres, pour l'achat des droits de diffusion des films cinématographiques pendant la même période. Le CICCE n'a pas donné suite à cette invitation. La commission, pour sa part, a fourni les renseignements demandés en ce qui concerne la France, mais a fait valoir qu'elle ne disposait pas d'informations quant à la situation existant dans les autres états membres.
14 Par lettre du 13 juillet 1984, précitée, la cour a en outre demandé à la commission de lui soumettre la liste des prix payés pour chaque film diffusé par les sociétés françaises de télévision pendant les six mois précédant l'introduction de la demande du CICCE. La commission a obtempèré à cette demande.
Sur la recevabilité de certains moyens du recours
15 Tout en ne contestant pas la recevabilité du recours du CICCE, la commission excipe de l'irrecevabilité de certains moyens exposés dans ce recours.
16 A cet effet, elle soutient que, dans le cas d'une personne qui a présenté une demande en vertu de l'article 3, paragraphe 2, du règlement n° 17 et qui, par la suite, attaque devant la cour, par un recours en annulation, la décision de classement dont sa demande a fait l'objet de la part de la commission, la voie de recours qui lui est ouverte a uniquement pour but de garantir que la décision de classement soit prise eu égard aux observations que cette personne a eu l'occasion de présenter aux termes de l'article 6 du règlement n° 99/63. Il en résulte, selon la commission, qu'en cas de recours du demandeur contre la décision de classement, seuls sont recevables devant la cour les moyens exposés dans lesdites observations.
17 Dès lors, la commission se prononce pour l'irrecevabilité des moyens de recours fondés sur des éléments qui, bien que figurant dans la demande du CICCE, n'ont pas été repris dans les observations présentées par celui-ci en vertu de l'article 6 du règlement n° 99/63.
18 Pour apprécier le bien-fondé de cette thèse, il y a lieu avant tout de préciser qu'il appartient à la cour, dans le cadre de la présente affaire, de contrôler la légalité de la décision de classement prise par la commission à l'égard de la demande du CICCE. Ce contrôle doit s'effectuer notamment à la lumière des éléments de fait et de droit qui ont été portés à la connaissance de la commission à l'initiative du CICCE et que la commission, ainsi qu'il résulte de l'arrêt du 11 octobre 1983 (demo-studio, 210/81, rec. P. 3045), était tenue d'examiner pour apprécier si les règles de concurrence du traité étaient violées en l'espèce.
19 Pour ce faire, la cour doit se considérer saisie de tous les éléments de fait ou de droit qui, dans la mesure où ils étaient contenus dans la demande ou dans les observations du CICCE, ont été pris en considération par la commission pour parvenir à la décision litigieuse de classement.
20 Il s'ensuit qu'il n'y a pas lieu de distinguer, afin d'en apprécier la recevabilité dans le cadre de la présente affaire, entre moyens se fondant sur des éléments qui figuraient dans la seule demande du CICCE et moyens se rapportant a des éléments qui ont été expressément repris dans les observations présentées par le CICCE aux termes de l'article 6 du règlement n° 99/63. L'exception d'irrecevabilité soulevée par la commission doit, dès lors, être rejetée.
Sur le fond
21 Il y a lieu, tout d'abord, d'observer que la décision attaquée dans la présente affaire ne se prononce pas sur l'existence d'une violation de l'article 86 du traité, mais se rapporte à une phase préliminaire concernant l'appréciation des arguments et des éléments de preuve apportés par le CICCE pour démontrer que les prix payés par les sociétés de télévision pour l'achat des droits à diffusion des films cinématographiques n'étaient pas équitables aux termes de l'article 86, alinea 2, sous a), du traité .
22 En effet, la commission, dans sa lettre du 12 juillet 1983, après avoir reconnu que "le fait pour une entreprise en position dominante d'imposer des prix d'achat non équitables peut constituer une pratique abusive au sens de l'article 86 du traité", a constaté qu'un abus de ce type dépend du rapport entre le prix et la valeur économique de la prestation fournie, et que, s'agissant des droits de diffusion des films, il était impossible, à cause de la variété des critères pouvant entrer en ligne de compte pour apprécier la valeur de ces films, de choisir un paramètre valable pour tous les cas. Par conséquent, selon la commission, si abus il y avait, cet abus devait être prouvé et constaté par rapport à des films déterminés et non pas, comme le CICCE le soutenait dans sa demande, par rapport à l'ensemble des films dont les droits de diffusion ont été achetés par les sociétés de télévision, car tous les films sont différents et chaque film devrait faire l'objet d'un examen séparé au regard de l'article 86.
23 De l'avis du CICCE, le raisonnement de la commission selon lequel l'abus doit être prouvé par rapport à des films déterminés n'est pas fondé. Il soutient qu'en l'espèce il s'agit de constater un abus généralisé par une pratique habituelle et que, à cet égard, l'argument tiré de la part très faible des ressources budgétaires consacrées par les sociétés françaises à l'achat des droits de diffusion des films ainsi que du niveau très bas du prix moyen payé à cette fin pourrait suffire.
24 Sur ce point, il convient d'observer qu'n l'espèce aucun reproche ne peut être fait à la commission pour avoir fondé sa décision de classement sur la nécessité de prouver l'abus allègué par rapport à des cas concrets concernant des films déterminés plutôt que par rapport au prix moyen calculé sur l'ensemble des films dont les sociétés de télévision ont acquis les droits de diffusion.
25 Il résulte, en effet, de la liste des prix payés pour chaque film diffusé par les sociétés de télévision pendant les six mois précédant l'introduction de la demande du CICCE, fournie par la commission à la demande de la cour, que ces prix ne sont pas toujours les mêmes mais varient de façon considérable en fonction du film. Cette circonstance permet de ne pas attacher, dans le cadre de la présente affaire, une importance déterminante à des considérations tirées du niveau moyen de ces prix ou de la part des ressources budgétaires consacrée à l'achat des droits de diffusion des films, et démontre que la commission était fondée à exiger que l'abus allègué par le CICCE soit prouvé ou tout au moins confirmé par des exemples se rapportant à des films déterminés.
26 Cette conclusion ne peut être mise en cause en invoquant l'avis émis, le 28 juin 1979, par la commission française de la concurrence, dans lequel ladite commission, en se fondant sur des éléments similaires à ceux exposés par le CICCE, tels que la faiblesse de la part du budget consacrée par les sociétés de télévision à l'achat des droits de diffusion des films, ou le niveau très bas du prix moyen payé a cette fin, a conclu à l'existence d'un abus de position dominante dans le chef desdites sociétés, aux termes de l'article 50, alinéa 2, de l'ordonnance française n° 45-1483.
27 En effet, les similitudes qui pourraient exister entre la législation d'un état membre en matière de concurrence et le régime des articles 85 et 86 du traité ne sauraient en aucun cas restreindre l'autonomie dont la commission jouit dans l'application des articles 85 et 86 et lui imposer d'adopter la même appréciation que les organismes chargés d'appliquer une telle législation nationale.
28 S'agissant d'apprécier si les sociétés françaises de télévision ont commis des abus de position dominante lors de l'achat des droits de diffusion de certains films déterminés, la commission a estimé que la plainte du CICCE ne lui avait pas permis d'établir l'existence de tels abus. A cet égard, ni les pièces du dossier ni les débats menés devant la cour ne permettent de regarder comme erronée cette appréciation de la commission.
29 Il y a lieu, dès lors, de conclure que le requérant n'a pas établi que la décision de classement adoptée par la commission soit entachée d'un vice susceptible de justifier son annulation. Cette conclusion n'exclut toutefois pas que la commission puisse revenir sur le dossier, conformément à l'intention exprimée dans sa lettre du 12 juillet 1983, où il est dit que la commission ne manquera pas " de suivre l'évolution de la situation du film en France, notamment les dispositions du cahier des charges 1983 des sociétés de télévision qui concernent plus particulièrement les relations entre le cinéma et la télévision ".
30 Dans ces conditions, il y a lieu de rejeter le recours presenté par le CICCE.
Sur les dépens
31 Aux termes de l'article 69, paragraphe 2, du règlement de procédure, toute partie qui succombe est condamnée aux dépens s'il est conclu en ce sens.
32 La commission n'a conclu à ce que les dépens soient mis à la charge du CICCE que dans son mémoire en duplique. Cette demande étant irrecevable en tant que tardive, chaque partie supportera ses propre dépens.
Par ces motifs,
La cour
Déclare et arrête :
1) Le recours est rejeté.
2) Chaque partie supportera ses propres dépens.