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Décisions

CJCE, 14 décembre 2000, n° C-344/98

COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

Masterfoods (Ltd)

Défendeur :

HB Ice Cream (Ltd)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Rodríguez Iglesias

Présidents de chambre :

MM. Gulmann, La Pergola, Wathelet, Skouris

Avocat général :

M. Cosmas

Juges :

MM. Edward, Puissochet, Jann, Sevón, Schintgen, Macken

Avocats :

MM. Cox, Collins, Hayes & Sons, Slaughter & May, Robertson.

CJCE n° C-344/98

14 décembre 2000

LA COUR,

1. Par ordonnance du 16 juin 1998, parvenue à la Cour le 21 septembre suivant, la Supreme Court a posé, en vertu de l'article 177 du traité CE (devenu article 234 CE), trois questions préjudicielles relatives à l'interprétation des articles 85, 86 et 222 du traité CE (devenus articles 81 CE, 82 CE et 295 CE).

2. Ces questions ont été soulevées dans le cadre de deux litiges opposant Masterfoods Ltd (ci-après "Masterfoods") et HB Ice Cream Ltd, devenue Van den Bergh Foods Ltd (ci-après "HB"), au sujet de la clause d'exclusivité figurant dans les accords de fourniture de congélateurs conclus entre cette dernière et des vendeurs au détail de glaces destinées à la consommation immédiate.

Les litiges au principal

3. HB, filiale à 100 % du groupe Unilever, est le principal fabricant de glaces alimentaires en Irlande. Depuis un certain nombre d'années, HB fournit aux détaillants de glaces, à titre gracieux ou en échange d'un loyer insignifiant, des congélateurs dont elle se réserve la propriété, sous condition qu'ils soient utilisés exclusivement pour les glaces fabriquées par HB (ci-après la "clause d'exclusivité").

4. Masterfoods, une filiale de la société américaine Mars Inc., a pénétré sur le marché irlandais des glaces alimentaires en 1989.

5. À partir de l'été 1989, de nombreux détaillants disposant de congélateurs fournis par HB se sont mis à y conserver et à y présenter les produits de Masterfoods. HB a alors exigé le respect de la clause d'exclusivité.

6. En mars 1990, Masterfoods a engagé une action devant la High Court (Irlande) en vue, notamment, de faire constater que la clause d'exclusivité était nulle en vertu du droit interne et des articles 85 et 86 du traité. HB a introduit une action séparée visant à obtenir des injonctions interdisant à Masterfoods d'inciter les détaillants à ne pas respecter la clause d'exclusivité. Ces deux sociétés ont demandé des dommages et intérêts.

7. En avril 1990, la High Court a prononcé une injonction provisoire en faveur de HB.

8. Le 28 mai 1992, la High Court s'est prononcée au fond sur les recours introduits respectivement par Masterfoods et HB. Elle a rejeté le recours de Masterfoods et a rendu, en faveur de HB, une ordonnance définitive interdisant à Masterfoods, au moyen d'une injonction permanente, d'inciter les détaillants à conserver ses produits dans des congélateurs appartenant à HB. La demande de HB en dommages et intérêts a cependant été rejetée.

9. Masterfoods a formé un recours contre ces décisions devant la Supreme Court le 4 septembre 1992.

10. Parallèlement à cette procédure contentieuse, Masterfoods a, le 18 septembre 1991, déposé une plainte contre HB auprès de la Commission des Communautés européennes, en vertu de l'article 3 du règlement n° 17 du Conseil, du 6 février 1962, premier règlement d'application des articles 85 et 86 du traité (JO 1962, 13, p. 204). Cette plainte portait sur la fourniture par HB à un grand nombre de détaillants de congélateurs devant être utilisés exclusivement pour les produits de cette marque.

11. Le 29 juillet 1993, dans sa communication des griefs à HB, la Commission a considéré que le système de distribution de cette dernière était en infraction avec les articles 85 et 86 du traité.

12. Le 8 mars 1995, à la suite d'un certain nombre d'entretiens avec la Commission, HB lui a notifié des propositions de modifications en vue d'une exemption au titre de l'article 85, paragraphe 3, du traité. Le 15 août 1995, la Commission a, conformément à l'article 19, paragraphe 3, du règlement n° 17, publié une communication annonçant son intention de se montrer favorable au système de distribution de HB.

13. Toutefois, le 22 janvier 1997, estimant que les modifications n'avaient pas apporté le résultat escompté en termes de libre accès aux points de vente, la Commission a adressé à HB une nouvelle communication des griefs.

14. Par décision 98-531-CE, du 11 mars 1998, relative à une procédure d'application des articles 85 et 86 du traité (Affaires n° IV-34.073, n° IV-34.395 et n° IV-35.436 - Van den Bergh Foods Limited) (JO L 246, p. 1), la Commission a déclaré que:

- la clause d'exclusivité figurant dans les accords de fourniture de congélateurs conclus en Irlande entre HB et des détaillants, applicables aux congélateurs installés dans les points de vente qui sont dotés uniquement d'appareils fournis par HB pour le stockage de glaces en conditionnement individuel destinées à une consommation immédiate et qui ne disposent ni de leur propre congélateur ni de congélateur(s) provenant d'un autre producteur de glaces, constitue une infraction aux dispositions de l'article 85, paragraphe 1, du traité (article 1er de la décision 98-531)

et

- le fait que HB incite lesdits détaillants irlandais à devenir parties à des accords de fourniture de congélateurs soumis à une condition d'exclusivité, en leur proposant de leur fournir des congélateurs pour le stockage de glaces en conditionnement individuel destinées à la consommation immédiate et d'en assurer la maintenance, sans que cela n'occasionne aucuns frais directs pour eux, constitue une infraction aux dispositions de l'article 86 du traité (article 3 de la décision 98-531).

15. Elle a en outre rejeté la demande d'exemption au titre de l'article 85, paragraphe 3, du traité (article 2 de la décision 98-531) et a mis HB en demeure de mettre fin immédiatement aux infractions constatées et de s'abstenir de prendre des mesures ayant le même objet ou le même effet (article 4 de la décision 98-531). Elle a également mis HB en demeure d'informer les détaillants avec lesquels elle était liée par les accords de fourniture de congélateurs faisant l'objet de l'infraction constatée à l'article 1er de la décision 98-531 du texte complet des articles 1er et 3 de ladite décision et de leur notifier que la clause d'exclusivité figurant dans lesdits accords était nulle et non avenue (article 5 de la décision 98-531).

16. Par requête déposée au greffe du Tribunal de première instance des Communautés européennes le 21 avril 1998 et enregistrée sous le numéro T-65-98, HB, agissant sous son nom actuel de Van den Bergh Foods Ltd, a, en vertu de l'article 173, quatrième alinéa, du traité CE (devenu, après modification, article 230, quatrième alinéa, CE), formé un recours visant à l'annulation de la décision 98-531.

17. Par acte séparé enregistré au greffe du Tribunal le même jour, HB a également introduit, en vertu de l'article 185 du traité CE (devenu article 242 CE), une demande de sursis à l'exécution de cette décision jusqu'à ce que le Tribunal ait statué sur le fond.

18. Dans ces circonstances, la Supreme Court a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour les questions préjudicielles suivantes:

"1)Eu égard à l'arrêt et aux ordonnances de la High Court (Irlande) du 28 mai 1992, à la décision de la Commission des Communautés européennes du 11 mars 1998 et aux recours en annulation et en suspension de cette dernière décision formés par Van den Bergh Foods Ltd au titre des articles 173, 185 et 186 du traité instituant la Communauté européenne (ci-après le 'traité CE'),

a) le devoir de coopération loyale avec la Commission, tel qu'interprété par la Cour de justice, impose-t-il à la Supreme Court de surseoir à statuer en l'espèce jusqu'à ce que le Tribunal de première instance se soit prononcé sur le recours qui a été formé devant lui contre la décision précitée de la Commission, voire jusqu'à ce que la Cour de justice se soit prononcée sur l'éventuel pourvoi dont elle pourrait être saisie?

b) une décision de la Commission, adressée à un particulier (et qui fait l'objet d'un recours en annulation et en suspension formé par ce particulier), constatant que son contrat de fourniture de congélateurs est contraire à l'article 85, paragraphe 1, et/ou à l'article 86 du traité CE, empêche-t-elle ce particulier de demander la confirmation d'un arrêt en sens contraire, rendu par une juridiction nationale en sa faveur concernant des questions identiques ou similaires au regard des articles 85 et 86 du traité, lorsque ledit arrêt fait l'objet d'un recours formé devant la juridiction nationale qui se prononce en dernier ressort?

Les questions 2 et 3 ne se posent que si la question 1, sous a), appelle une réponse négative.

2) Eu égard au contexte juridique et économique dans lequel s'inscrivent les contrats de fourniture de congélateurs en cause sur le marché des glaces alimentaires à emballage simple destinées à la consommation immédiate, une pratique par laquelle un fabricant et/ou fournisseur de glaces met un congélateur à la disposition d'un détaillant sans aucune contrepartie directe - ou use d'autres méthodes pour amener ce détaillant à accepter le congélateur - à condition que celui-ci n'y conserve pas d'autres glaces que celles fournies par ce fabricant et/ou fournisseur enfreint-elle les dispositions des articles 85, paragraphe 1, et/ou 86 du traité CE?

3) L'article 222 du traité CE s'oppose-t-il à tout recours au titre des articles 85 et 86 du traité CE contre des accords d'exclusivité portant sur des congélateurs?"

19. Par ordonnance du 7 juillet 1998, Van den Bergh Foods/Commission (T-65-98 R, Rec. p. II-2641), le président du Tribunal a suspendu l'exécution de la décision 98-531 jusqu'au prononcé de l'arrêt du Tribunal mettant fin à l'instance dans l'affaire T-65-98.

20. Par ordonnance du 28 avril 1999, le président de la cinquième chambre du Tribunal, conformément à l'article 47, troisième alinéa, du statut CE de la Cour de justice, a suspendu la procédure dans l'affaire T-65-98 jusqu'au prononcé de l'arrêt de la Cour dans la présente affaire.

Sur la première question

Observations des parties

21. Masterfoods relève, à titre liminaire, qu'une réponse négative à la première question aurait pour effet qu'il serait loisible à une juridiction nationale statuant en dernier ressort de déférer à la Cour des questions portant sur l'interprétation des articles 85 et 86 du traité à un moment où des questions pratiquement identiques sont déjà examinées par le Tribunal dans le cadre d'un recours formé contre une décision de la Commission prise en application de ces articles. La décision rendue par la Cour sur renvoi préjudiciel serait alors appliquée par la juridiction nationale au litige dont elle est saisie en même temps que le Tribunal et éventuellement la Cour sur pourvoi connaîtraient du recours contre la décision de la Commission. Il serait en outre parfaitement possible que cette application intervienne avant que la procédure contre ladite décision soit terminée.

22. Ensuite, Masterfoods ainsi que le gouvernement français, faisant référence à l'arrêt du 28 février 1991, Delimitis (C-234-89, Rec. p. I-935, points 44 et 45), et au point 4 de la communication 93-C 39-05 de la Commission, relative à la coopération entre la Commission et les juridictions nationales pour l'application des articles 85 et 86 du traité CEE (JO 1993, C 39, p. 6, ci-après la "communication"), rappellent que la Commission est responsable de la mise en œuvre et de l'orientation de la politique de la concurrence dans la Communauté et doit agir à cette fin dans l'intérêt public, alors que les juridictions nationales sauvegardent les droits subjectifs des particuliers dans leurs relations réciproques.

23. Selon Masterfoods, la Commission exerce ses pouvoirs et prend des décisions lorsque cela s'impose dans l'intérêt de la Communauté (arrêt du Tribunal du 18 septembre 1992, Automec/Commission, T-24-90, Rec. p. II- 2223, points 77 et 85 à 87, ainsi que point 13 de la communication). Elle donnerait la priorité aux cas présentant un intérêt politique, économique ou juridique particulier pour la Communauté. Ses décisions seraient obligatoires dans tous leurs éléments pour leurs destinataires.

24. Il s'ensuivrait que la Commission est l'instance appropriée pour adopter les décisions relatives à des questions revêtant un intérêt communautaire.

25. Pour ce qui est de la procédure de l'article 177 du traité, Masterfoods soutient que, contrairement à celle de l'article 173 du traité, la Cour n'a aucun pouvoir de constater des faits et ne peut se prononcer que sur des questions de droit, laissant à la juridiction nationale le soin de trancher l'affaire en appliquant la décision rendue par la Cour aux faits relevés au cours de la procédure nationale.

26. Il existerait un risque important que, en appliquant une décision rendue par la Cour sur renvoi préjudiciel, une juridiction nationale statuant en dernier ressort puisse aboutir à une décision incompatible avec une décision de la Commission si cette dernière décision est confirmée par le Tribunal ou, le cas échéant, par la Cour sur pourvoi, ou avec la décision finale rendue par le Tribunal ou la Cour dans une situation où la décision de la Commission n'est pas confirmée dans son intégralité. La nécessité d'éviter de telles décisions incompatibles serait l'un des éléments de l'obligation de coopération entre les juridictions nationales et les institutions de la Communauté, conçue, en particulier, pour assurer l'application du principe de sécurité juridique (arrêt Delimitis, précité, point 47).

27. Tant Masterfoods que le gouvernement français considèrent que la nécessité d'éviter des décisions contradictoires s'applique également à la coopération entre les juridictions nationales et le Tribunal saisi, en première instance, d'un recours contre une décision de la Commission. Selon le gouvernement français, une juridiction nationale doit surseoir à statuer s'il y a un risque de contradiction entre sa décision à venir et celle d'une juridiction communautaire, c'est-à-dire un véritable problème de sécurité juridique ou de coopération loyale. La nécessité d'un sursis apparaîtrait d'autant plus justifiée s'il s'agit d'une juridiction nationale statuant en dernier ressort.

28. Masterfoods ajoute que, en rendant une ordonnance interlocutoire adéquate, la juridiction nationale a la faculté d'éviter toute injustice causée par le retard consécutif à une suspension de la procédure.

29. HB et les gouvernements italien et du Royaume-Uni relèvent, à titre liminaire, que les juridictions nationales et la Commission disposent de compétences concurrentes pour l'application des articles 85, paragraphe 1, et 86 du traité (arrêt Delimitis, précité, points 44 et 45) et que ces articles produisent des effets directs dans les relations entre particuliers (arrêt du 30 janvier 1974, BRT, dit "BRT I", 127-73, Rec. p. 51).

30. Selon HB, dans les affaires au principal, le conflit entre la décision 98-531 et l'arrêt de la High Court est contraire au principe de sécurité juridique tel qu'interprété par la Cour au point 47 de l'arrêt Delimitis, précité. Cet arrêt ne fournirait toutefois pas d'indication directe sur la façon d'éviter ou de réduire au minimum le danger d'aboutir à des décisions contradictoires dans des circonstances où la Commission serait responsable de la création d'une situation d'incertitude sur le plan juridique en étant intervenue à propos d'une affaire qui faisait déjà l'objet d'une procédure devant la juridiction nationale.

31. Il ressortirait de la jurisprudence que l'obligation de coopérer loyalement peut, dans des circonstances appropriées, amener une juridiction nationale agissant dans l'exercice de son pouvoir discrétionnaire à suspendre la procédure qui se déroule devant elle (arrêts Delimitis et Automec/Commission, précités). En outre, la juridiction nationale pourrait incontestablement ordonner un renvoi préjudiciel au titre de l'article 177 du traité (point 32 de la communication).

32. Eu égard au fait que la décision 98/531 a été adoptée en violation de l'obligation de coopération loyale et qu'elle est à présent suspendue jusqu'à ce que le Tribunal ait statué sur le recours en annulation, et compte tenu du principe selon lequel ladite décision ne lie pas la juridiction de renvoi, mais fournit tout au plus à celle-ci des éléments importants pour le prononcé de sa décision (point 20 de la communication), HB considère qu'une suspension de la procédure devant la Supreme Court ne serait pas la mesure la plus appropriée. En revanche, une suspension de la procédure devant le Tribunal jusqu'au moment où la Cour aura rendu sa décision sur le renvoi préjudiciel et où la Supreme Court aura appliqué cette décision permettrait au Tribunal de statuer sur le recours en annulation formé par HB en bénéficiant de l'interprétation de la Cour sur les points de droit soulevés dans les deux litiges au principal.

33. HB ajoute qu'une décision de la Commission, d'une part, ne lie pas une juridiction nationale de la même manière qu'un arrêt rendu par le Tribunal ou la Cour et, d'autre part, ne peut pas priver une partie de son droit à faire valoir ses arguments. Le droit de recours à la justice serait protégé par la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, du 4 novembre 1950, et reconnu par les constitutions des États membres, de sorte qu'il devrait être considéré comme un principe fondamental du droit communautaire (arrêt du 15 mai 1986, Johnston, 222-84, Rec. p. 1651, point 18).

34. Selon le gouvernement italien, l'obligation de coopérer imposée par l'article 5 du traité CE (devenu article 10 CE) à la Commission et aux juridictions nationales ne peut pas aller jusqu'à priver les juges nationaux de leur compétence autonome et spécifique.

35. À cet égard, il rappelle que, si la Commission a engagé une procédure dans un cas déterminé de violations des articles 85 et 86 du traité, le juge national saisi d'un litige concernant ce cas n'est pas tenu de surseoir à statuer en attendant l'issue de l'action de la Commission (arrêt BRT I, précité, point 21). Bien que, dans les affaires au principal, la procédure engagée par la Commission se soit conclue par une véritable décision au sens de l'article 3, paragraphe 1, du règlement n° 17, cette décision ne serait pas définitive. Elle aurait été attaquée devant le Tribunal sur le fondement de l'article 173 du traité et elle aurait surtout été suspendue sur le fondement de l'article 185 du traité.

36. Le gouvernement italien fait valoir que le juge national est obligé de tenir compte dans son arrêt de la décision de la Commission, à moins qu'il entende en contester la validité en formulant, en application de l'article 177 du traité, une question préjudicielle. Cette dernière possibilité n'existerait cependant pas si la partie qui conteste la décision était en droit de l'attaquer en vertu de l'article 173, quatrième alinéa, du traité et ne l'a pas fait (arrêt du 9 mars 1994, TWD Textilwerke Deggendorf, C-188-92, Rec. p. I-833). Si, en revanche, la décision de la Commission a été contestée devant le Tribunal, la juridiction nationale, plutôt que de formuler une question préjudicielle sur la validité de cette décision, aurait la faculté, mais non l'obligation, de suspendre l'instance dans l'attente de la décision des juridictions communautaires.

37. Le gouvernement du Royaume-Uni relève qu'une décision de la Commission est, conformément à l'article 189 du traité CE (devenu article 249 CE), obligatoire pour les destinataires qu'elle désigne, qu'elle entre en vigueur à la date de sa notification et qu'elle est présumée valide jusqu'à ce qu'elle ait été déclarée invalide par le Tribunal ou la Cour à l'issue d'un recours introduit sur le fondement des articles 173 ou 177 du traité.

38. Selon ce gouvernement, il résulte du principe général de sécurité juridique et du devoir de coopération prévu par l'article 5 du traité que les juridictions nationales doivent exercer leurs compétences de manière telle que soit évité tout risque significatif de conflit, non seulement au regard de décisions non encore prises par la Commission, mais également de décisions formellement adoptées.

39. Ce risque pourrait être évité de plusieurs manières. Premièrement, si les juridictions nationales considèrent que la décision de la Commission est incorrecte sur le plan des faits, elles pourraient surseoir à statuer et inviter la Commission à réexaminer sa décision. Deuxièmement, les juridictions nationales pourraient interroger la Cour sur la validité de la décision de la Commission, conformément à l'article 177 du traité. Troisièmement, dans le cas où la décision de la Commission est pendante devant le Tribunal, elles pourraient surseoir à statuer dans l'attente de l'arrêt. Il incomberait à la juridiction nationale de surseoir à statuer dès lors qu'il existe un risque que la décision qu'elle envisage de prendre puisse entrer en conflit avec une décision existante ou future d'une institution communautaire (arrêts du 12 décembre 1967, Brasserie de Haecht, 23-67, Rec. p. 525; BRT I, précité; Delimitis, précité, et du 15 décembre 1994, DLG, C-250-92, Rec. p. I-5641). Quatrièmement, étant donné que chaque risque de conflit ne mériterait pas que la procédure devant les juridictions nationales soit retardée, la juridiction nationale devrait, lorsqu'elle arrête sa position, apprécier la pertinence du risque de conflit invoqué pour l'affaire concernée. En outre, si elle décidait de surseoir à statuer, la juridiction nationale devrait examiner s'il y a lieu de prescrire des mesures provisoires.

40. La Commission relève que la situation en cause dans les affaires au principal est celle dans laquelle une décision de la Commission, fondée sur l'article 3, paragraphe 1, du règlement n° 17, est encore susceptible d'être annulée par le Tribunal. Cette décision serait un acte communautaire contraignant. La compétence pour prononcer l'invalidité d'un tel acte serait réservée aux juridictions communautaires.

41. Dans une telle situation, afin d'éviter un risque de décisions contradictoires, la juridiction nationale devrait normalement surseoir à statuer jusqu'à ce qu'un arrêt définitif ait été rendu sur le recours en annulation de la décision de la Commission (arrêt Delimitis, précité, point 52).

42. Si la juridiction nationale considérait qu'elle ne peut pas attendre, elle pourrait saisir la Cour d'une demande préjudicielle (arrêt Delimitis, précité, point 54). Dans un tel cas, une juridiction nationale dont la décision n'est pas susceptible de recours, comme la Supreme Court, serait tenue de saisir la Cour d'un renvoi préjudiciel en vertu de l'article 177 du traité. Elle ne serait cependant pas obligée de le faire immédiatement, mais pourrait attendre l'issue de la procédure engagée devant le Tribunal et du pourvoi ultérieur et examiner ensuite si un doute raisonnable est encore possible.

43. Étant donné l'objectif de l'adjonction à la Cour du Tribunal, à savoir l'amélioration de la protection juridictionnelle des justiciables et le maintien de la qualité et de l'efficacité du contrôle juridictionnel dans l'ordre juridique communautaire (arrêt du 17 décembre 1998, Baustahlgewebe/Commission, C-185-95 P, Rec. p. I-8417, point 41), la Commission se demande si la meilleure solution ne serait pas d'attendre l'arrêt définitif sur le recours en annulation de la décision de la Commission.

44. Quant au fait que la décision de la Commission a été suspendue, la Commission relève que, si le Tribunal et, le cas échéant, la Cour sur pourvoi confirmaient la légalité de cette décision, le risque de conflit avec la décision d'une juridiction nationale n'aurait pas été éliminé mais simplement ajourné.

Appréciation de la Cour

45. Il convient de rappeler tout d'abord les principes régissant le partage de compétences entre la Commission et les juridictions nationales pour l'application des règles de concurrence communautaires.

46. La Commission, investie par l'article 89, paragraphe 1, du traité CE (devenu, après modification, article 85, paragraphe 1, CE) de la mission de veiller à l'application des principes fixés par les articles 85 et 86 du traité, est appelée à définir et à mettre en œuvre l'orientation de la politique communautaire de la concurrence. Il lui appartient de prendre, sous le contrôle du Tribunal et de la Cour, des décisions individuelles selon les règlements de procédure en vigueur et d'adopter des règlements d'exemption. Afin de s'acquitter efficacement de sa tâche, dont l'exécution comporte nécessairement des appréciations complexes en matière économique, elle est en droit d'accorder des degrés de priorité différents aux plaintes dont elle est saisie (arrêts Delimitis, précité, point 44, et du 4 mars 1999, Ufex ea/Commission, C-119-97 P, Rec. p. I-1341, point 88).

47. La Commission dispose d'une compétence exclusive pour prendre des décisions d'application de l'article 85, paragraphe 3, du traité en vertu de l'article 9, paragraphe 1, du règlement n° 17 (arrêt Delimitis, précité, point 44). En revanche, elle partage sa compétence pour l'application des articles 85, paragraphe 1, et 86 du traité avec les juridictions nationales (arrêt Delimitis, précité, point 45). Ces dernières dispositions produisent des effets directs dans les relations entre particuliers et engendrent directement des droits dans le chef des justiciables que les juridictions nationales doivent sauvegarder (arrêt BRT I, précité, point 16). Celles-ci restent donc compétentes pour appliquer les dispositions des articles 85, paragraphe 1, et 86 du traité même après que la Commission a engagé une procédure en application des articles 2, 3 ou 6 du règlement n° 17 (arrêt BRT I, précité, points 17 à 20).

48. Nonobstant ce partage de compétences, afin de remplir le rôle qui lui est assigné par le traité, la Commission ne saurait être liée par une décision rendue par une juridiction nationale en application des articles 85, paragraphe 1, et 86 du traité. La Commission est donc en droit de prendre à tout moment des décisions individuelles pour l'application des articles 85 et 86 du traité, même lorsqu'un accord ou une pratique fait déjà l'objet d'une décision d'une juridiction nationale et que la décision envisagée par la Commission est en contradiction avec ladite décision juridictionnelle.

49. Ensuite, il ressort de la jurisprudence de la Cour que le devoir des États membres, en vertu de l'article 5 du traité, de prendre toutes mesures générales ou particulières propres à assurer l'exécution des obligations découlant du droit communautaire et de s'abstenir de celles qui sont susceptibles de mettre en péril la réalisation des buts du traité s'impose à toutes les autorités des États membres, y compris, dans le cadre de leurs compétences, les autorités juridictionnelles (voir, en ce sens, arrêt du 17 décembre 1998, IP, C-2-97, Rec. p. I-8597, point 26).

50. Or, une décision adoptée par la Commission en application des articles 85, paragraphe 1, 85, paragraphe 3, ou 86 du traité est, en vertu de l'article 189, quatrième alinéa, du traité, obligatoire dans tous ses éléments pour les destinataires qu'elle désigne.

51. La Cour a jugé au point 47 de l'arrêt Delimitis, précité, que, afin de ne pas violer le principe général de sécurité juridique, les juridictions nationales, lorsqu'elles se prononcent sur des accords ou pratiques qui peuvent encore faire l'objet d'une décision de la Commission, doivent éviter de prendre des décisions qui vont à l'encontre d'une décision envisagée par la Commission pour l'application des articles 85, paragraphe 1, et 86 ainsi que de l'article 85, paragraphe 3, du traité.

52. A fortiori, lorsque les juridictions nationales se prononcent sur des accords ou pratiques qui font déjà l'objet d'une décision de la Commission, elles ne peuvent pas prendre des décisions allant à l'encontre de celle de la Commission, même si cette dernière est en contradiction avec la décision rendue par une juridiction nationale de première instance.

53. À cet égard, le fait que le président du Tribunal a suspendu l'exécution de la décision 98-531 jusqu'au prononcé de l'arrêt du Tribunal mettant fin à l'instance pendante devant lui est dénué de pertinence. En effet, les actes des institutions communautaires jouissent, en principe, d'une présomption de légalité aussi longtemps qu'ils n'ont pas été annulés ou retirés (arrêt du 15 juin 1994, Commission/BASF ea, C-137-92 P, Rec. p. I-2555, point 48). La décision du juge des référés de suspendre l'exécution de l'acte attaqué en vertu de l'article 185 du traité n'a qu'un effet provisoire. Elle ne préjuge pas les points de droit ou de fait en litige ni ne neutralise par avance les conséquences de la décision à rendre ultérieurement au principal (ordonnance du 19 juillet 1995, Commission/Atlantic Container Line ea, C-149-95 P(R), Rec. p. I-2165, point 22).

54. Par ailleurs, lorsqu'une juridiction nationale a des doutes quant à la validité ou à l'interprétation d'un acte d'une institution communautaire, elle peut ou doit, conformément à l'article 177, deuxième et troisième alinéas, du traité, déférer une question préjudicielle à la Cour.

55. Si, comme dans les affaires au principal, le destinataire de la décision de la Commission a, dans le délai prévu à l'article 173, cinquième alinéa, du traité, introduit un recours en annulation contre celle-ci en vertu de cet article, il appartient à la juridiction nationale d'apprécier s'il y a lieu de surseoir à statuer jusqu'à ce qu'une décision définitive soit rendue sur ledit recours en annulation ou afin de déférer une question préjudicielle à la Cour.

56. À cet égard, il convient de rappeler que l'application des règles de concurrence communautaires repose sur une obligation de coopération loyale entre, d'une part, les juridictions nationales et, d'autre part, respectivement, la Commission et les juridictions communautaires, dans le cadre de laquelle chacun agit en fonction du rôle qui lui est assigné par le traité.

57. Lorsque la solution du litige pendant devant la juridiction nationale dépend de la validité de la décision de la Commission, il résulte de l'obligation de coopération loyale que la juridiction nationale devrait, afin d'éviter de prendre une décision allant à l'encontre de celle de la Commission, surseoir à statuer jusqu'à ce qu'une décision définitive sur le recours en annulation soit rendue par les juridictions communautaires, sauf si elle considère que, dans les circonstances de l'espèce, il est justifié de déférer une question préjudicielle à la Cour sur la validité de la décision de la Commission.

58. Il convient de souligner à cet égard que, lorsque la juridiction nationale sursoit à statuer, il lui incombe d'examiner la nécessité d'ordonner des mesures provisoires afin de sauvegarder les intérêts des parties jusqu'à ce qu'elle statue définitivement.

59. En l'espèce, il ressort de l'ordonnance de renvoi que le maintien de l'injonction permanente rendue par la High Court, qui interdit à Masterfoods d'inciter les détaillants à conserver ses produits dans des congélateurs appartenant à HB, dépend de la validité de la décision 98-531. Dès lors, il résulte de l'obligation de coopération loyale que la juridiction de renvoi devrait surseoir à statuer jusqu'à ce qu'une décision définitive sur le recours en annulation soit rendue par les juridictions communautaires, sauf si elle considère que, dans les circonstances de l'espèce, il est justifié de déférer une question préjudicielle à la Cour sur la validité de la décision de la Commission.

60. Dès lors, il y a lieu de répondre à la première question que, lorsqu'une juridiction nationale se prononce sur un accord ou une pratique dont la compatibilité avec les articles 85, paragraphe 1, et 86 du traité fait déjà l'objet d'une décision de la Commission, elle ne peut pas prendre une décision allant à l'encontre de celle de la Commission, même si cette dernière est en contradiction avec la décision rendue par une juridiction nationale de première instance. Lorsque le destinataire de la décision de la Commission a, dans le délai prévu à l'article 173, cinquième alinéa, du traité, introduit un recours en annulation contre celle-ci, il appartient à la juridiction nationale d'apprécier s'il y a lieu de surseoir à statuer jusqu'à ce qu'une décision définitive soit rendue sur ledit recours en annulation ou afin de déférer une question préjudicielle à la Cour.

Sur les deuxième et troisième questions

61. Les deuxième et troisième questions ont été posées uniquement pour le cas où la première question appellerait une réponse négative. Compte tenu de la réponse apportée à la première question, il n'y a pas lieu de répondre aux autres questions.

Sur les dépens

62. Les frais exposés par les gouvernements français, italien, suédois et du Royaume-Uni, ainsi que par la Commission, qui ont soumis des observations à la Cour, ne peuvent faire l'objet d'un remboursement. La procédure revêtant, à l'égard des parties au principal, le caractère d'un incident soulevé devant la juridiction nationale, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens.

Par ces motifs,

LA COUR,

statuant sur les questions à elle soumises par la Supreme Court, par ordonnance du 16 juin 1998, dit pour droit:

Lorsqu'une juridiction nationale se prononce sur un accord ou une pratique dont la compatibilité avec les articles 85, paragraphe 1, et 86 du traité CE (devenus articles 81, paragraphe 1, CE et 82 CE) fait déjà l'objet d'une décision de la Commission, elle ne peut pas prendre une décision allant à l'encontre de celle de la Commission, même si cette dernière est en contradiction avec la décision rendue par une juridiction nationale de première instance. Lorsque le destinataire de la décision de la Commission a, dans le délai prévu à l'article 173, cinquième alinéa, du traité CE (devenu, après modification, article 230, cinquième alinéa, CE), introduit un recours en annulation contre celle-ci, il appartient à la juridiction nationale d'apprécier s'il y a lieu de surseoir à statuer jusqu'à ce qu'une décision définitive soit rendue sur ledit recours en annulation ou afin de déférer une question préjudicielle à la Cour.