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Décisions

CJCE, 4e ch., 8 juin 2000, n° C-258/98

COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

Carra, Colombo, Gianassi

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président de chambre :

M. Edward

Avocat général :

M. Ruiz-Jarabo Colomer.

Juges :

MM. Kapteyn (rapporteur), Ragnemalm

CJCE n° C-258/98

8 juin 2000

LA COUR (quatrième chambre),

1. Par ordonnance du 20 juin 1998, parvenue à la Cour le 15 juillet suivant, le Pretore di Firenze a posé, en vertu de l'article 177 du traité CE (devenu article 234 CE), deux questions préjudicielles sur l'interprétation des articles 86 et 90 du traité CE (devenus articles 82 CE et 86 CE).

2. Ces questions ont été soulevées dans le cadre d'une procédure pénale dirigée contre M. Carra et Mmes Colombo et Gianassi, poursuivis pour avoir exercé une activité de médiation entre demandes et offres d'emploi sur le marché du travail.

3. En Italie, le marché du travail a été soumis, jusqu'au 8 janvier 1998, au régime du placement obligatoire géré par des bureaux de placement publics. Ce régime est réglementé par la loi n° 264, du 29 avril 1949 (Suppl. GURI n° 125, du 1er juin 1949), modifiée (ci-après la "loi n° 264-49"). L'article 11, paragraphe 1, de cette loi interdit l'exercice de toute médiation entre l'offre et la demande de travail rémunéré, même si cette activité est effectuée à titre gratuit. Toute activité de placement contraire à cette disposition ainsi que tout engagement de travailleurs autrement que par l'intermédiaire d'un bureau de placement sont passibles, selon la loi n° 264-49, de sanctions pénales ou administratives. En outre, les contrats de travail conclus en violation de ces règles peuvent être annulés par les tribunaux, sur plainte du bureau de placement, introduite dans le délai d'un an à compter de l'engagement du salarié, et à la demande du ministère public.

4. L'article 1er, premier alinéa, de la loi n° 1369, du 23 octobre 1960 (GURI n° 289, du 25 novembre 1960, ci-après la "loi n° 1369-60"), interdit la médiation et l'interposition dans les relations de travail. Toute infraction à ces règles est passible de sanctions pénales prévues à l'article 2 de cette même loi. En outre, conformément à l'article 1er, dernier alinéa, de la loi n° 1369-60, les travailleurs employés en violation de l'article 1er, premier alinéa, sont considérés à tous égards comme engagés par l'entrepreneur qui en a effectivement utilisé les prestations.

5. L'article 2 de la loi n° 196, du 24 juin 1997, portant dispositions en matière de promotion de l'emploi (Suppl. GURI n° 154, du 4 juillet 1997, ci-après la "loi n° 196-97"), prévoit que seules les entreprises inscrites au registre institué auprès du ministère du Travail et de la Prévoyance sociale et titulaires d'une autorisation délivrée par ce même ministère peuvent exercer l'activité de fourniture de prestations de travail temporaire. L'article 10 de la loi n° 196-97 prévoit que toute personne qui exerce cette activité sans être inscrite audit registre est passible des sanctions prévues par la loi n° 1369-60.

6. Le décret législatif n° 469, du 23 décembre 1997, portant attribution aux régions et autres collectivités locales de fonctions et de missions concernant le marché de l'emploi (GURI n° 5, du 8 janvier 1998, ci-après le "décret n° 469-97"), est entré en vigueur le 9 janvier 1998. L'article 10, paragraphe 2, de ce décret prévoit que l'activité de médiation entre demandes et offres d'emploi peut être exercée, après autorisation du ministère du Travail et de la Prévoyance sociale, par des entreprises ou groupes d'entreprises, par des sociétés coopératives dont le capital souscrit n'est pas inférieur à 200 millions de ITL ainsi que par des entités non commerciales dont le patrimoine n'est pas inférieur à 200 millions de ITL. Selon l'article 10, paragraphe 13, du décret n° 469-97, les dispositions de la loi n° 264-49 et les modifications et compléments ultérieurs ne s'appliquent pas aux personnes autorisées à exercer l'activité de médiation entre demandes et offres d'emploi.

7. M. Carra et Mmes Colombo et Gianassi sont poursuivis devant le Pretore di Firenze pour avoir "en agissant ensemble, au moyen de l'exploitation des entreprises Gruppografica et Balex, pour Gianassi à partir du mois d'avril 1994 en ce qui concerne seulement Balex, exercé dans un but lucratif une activité de médiation entre demandes et offres d'emploi, à Florence, depuis au moins le mois de décembre 1993 et, à Prato, depuis le mois d'avril 1994, en état de récidive depuis cinq ans pour Carra", délit prévu et réprimé par l'article 110 du Code pénal et les articles 1er, 11 et 27 de la loi n° 264-49.

8. Au cours de la procédure, les prévenus ont sollicité leur relaxe au motif que les sanctions pénales prévues par les dispositions précitées seraient devenues inapplicables à la suite de l'arrêt de la Cour du 11 décembre 1997, Job Centre (C-55-96, Rec. p. I-7119, ci-après l'"arrêt Job Centre II").

9. Considérant que l'issue de la procédure pendante devant lui nécessitait l'interprétation des articles 86 et 90 du traité, le Pretore di Firenze a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour les questions suivantes :

"1) Les dispositions des articles 86 et 90 du traité telles qu'interprétées par l'arrêt de la Cour de justice des Communautés européennes du 11 décembre 1997 ont-elles un effet direct en ce sens qu'elles imposent à l'État membre de ne pas prévoir d'interdictions générales et absolues à la médiation entre demandes et offres d'emploi et que, partant, elles imposent au juge de considérer comme pénalement licite toute médiation privée en matière de placement, de sorte que les dispositions répressives y afférentes prévues par le droit interne doivent être écartées ?

2) Les articles 86 et 90 du traité doivent-ils être interprétés en ce sens qu'un système tel que celui résultant des dispositions modifiées introduites par la loi n° 196 du 24 juin 1997 et par le décret législatif n° 469 du 23 décembre 1997 constitue un abus de position dominante ?"

Sur la première question

10. Par sa première question, la juridiction de renvoi demande d'abord si l'article 90, paragraphe 1, du traité, lu en combinaison avec l'article 86 du même traité, a un effet direct.

11. À cet égard, il suffit de rappeler qu'il résulte de la jurisprudence de la Cour que, même dans le cadre de l'article 90, l'article 86 du traité a un effet direct et engendre pour les justiciables des droits que les juridictions nationales doivent sauvegarder (voir, notamment, arrêts du 10 décembre 1991, Merci convenzionali porto di Genova, C-179-90, Rec. p. I-5889, point 23 ; du 17 juillet 1997, GT-Link, C-242-95, Rec. p. I-4449, point 57, et du 16 septembre 1999, Becu e.a., C-22-98, non encore publié au Recueil, point 21).

12. La juridiction de renvoi demande ensuite si les articles 86 et 90 du traité, lus ensemble, s'opposent à une législation nationale qui interdit toute activité de médiation et d'interposition entre demandes et offres d'emploi dans les relations de travail lorsqu'elle n'est pas exercée par des organismes publics de placement de main-d'œuvre.

13. À cet égard, il suffit de renvoyer au point 38 de l'arrêt Job Centre II, dans lequel la Cour a jugé que des bureaux publics de placement sont soumis à l'interdiction de l'article 86 du traité, tant que l'application de cette disposition ne fait pas échec à la mission particulière qui leur a été impartie. L'État membre qui interdit toute activité de médiation et d'interposition entre demandes et offres d'emploi, lorsqu'elle n'est pas exercée par ces bureaux, enfreint l'article 90, paragraphe 1, du traité lorsqu'il crée une situation dans laquelle les bureaux publics de placement seront nécessairement amenés à contrevenir aux dispositions de l'article 86 du traité. Il en est ainsi, notamment, lorsque se trouvent réunies les conditions suivantes :

- les bureaux publics de placement ne sont manifestement pas en mesure de satisfaire, pour tous genres d'activités, la demande que présente le marché du travail ;

- l'exercice effectif des activités de placement par les sociétés privées est rendu impossible par le maintien en vigueur de dispositions légales interdisant ces activités sous peine de sanctions pénales et administratives ;

- les activités de placement en cause sont susceptibles de s'étendre à des ressortissants ou aux territoires d'autres États membres.

14. Il convient de souligner qu'il s'agit de conditions cumulatives.

15. Enfin, la juridiction de renvoi demande si l'effet direct des articles 86 et 90 du traité, lus ensemble, oblige le juge national à considérer comme licite toute médiation privée en matière de placement, de sorte que les dispositions répressives du droit interne sanctionnant cette activité doivent être écartées.

16. À cet égard, il convient d'observer que, selon une jurisprudence constante, le juge national chargé d'appliquer, dans le cadre de sa compétence, les dispositions du droit communautaire a l'obligation d'assurer le plein effet de ces normes en laissant au besoin inappliquée, de sa propre autorité, toute disposition contraire de la législation nationale, même postérieure, sans qu'il ait à demander ou à attendre l'élimination préalable de celle-ci par voie législative ou par tout autre procédé constitutionnel(voir arrêt du 9 mars 1978, 106-77, Simmenthal, Rec. p. 629, point 24).

17. Eu égard à l'ensemble des considérations qui précèdent, il y a lieu de répondre à la première question comme suit :

- Même dans le cadre de l'article 90 du traité, l'article 86 du traité a un effet direct et engendre pour les justiciables des droits que les juridictions nationales doivent sauvegarder.

- Des bureaux publics de placement sont soumis à l'interdiction de l'article 86 du traité, tant que l'application de cette disposition ne fait pas échec à la mission particulière qui leur a été impartie. L'État membre qui interdit toute activité de médiation et d'interposition entre demandes et offres d'emploi, lorsqu'elle n'est pas exercée par ces bureaux, enfreint l'article 90, paragraphe 1, du traité lorsqu'il crée une situation dans laquelle les bureaux publics de placement seront nécessairement amenés à contrevenir aux dispositions de l'article 86 du traité. Il en est ainsi, notamment, lorsque se trouvent réunies les conditions suivantes :

- les bureaux publics de placement ne sont manifestement pas en mesure de satisfaire, pour tous genres d'activités, la demande que présente le marché du travail ;

- l'exercice effectif des activités de placement par les sociétés privées est rendu impossible par le maintien en vigueur de dispositions légales interdisant ces activités sous peine de sanctions pénales et administratives ;

- les activités de placement en cause sont susceptibles de s'étendre à des ressortissants ou aux territoires d'autres États membres.

- Le juge national chargé d'appliquer, dans le cadre de sa compétence, les dispositions du droit communautaire a l'obligation d'assurer le plein effet de ces normes en laissant au besoin inappliquée, de sa propre autorité, toute disposition contraire de la législation nationale, même postérieure, sans qu'il ait à demander ou à attendre l'élimination préalable de celle-ci par voie législative ou par tout autre procédé constitutionnel.

Sur la seconde question

18. Par sa seconde question, la juridiction de renvoi demande, en substance, si les articles 86 et 90 du traité s'opposent à un régime tel que celui qui a été mis en place par la loi n° 196-97 et par le décret n° 469-97.

19. Force est de constater que la juridiction de renvoi n'a fourni aucune précision en ce qui concerne le contexte juridique dans lequel l'interprétation demandée doit s'inscrire ni aucune raison pour laquelle elle estime que l'examen de la compatibilité avec le droit communautaire d'un régime national tel que celui visé dans sa seconde question est pertinent pour le règlement du litige au principal dont les faits sont antérieurs à l'adoption de celui-ci.

20. Il s'ensuit que la seconde question doit être déclarée irrecevable (arrêts du 16 décembre 1981, Foglia, 244-80, Rec. p. 3045, point 17 ; du 12 juin 1986, Bertini e.a., 98-85, 162-85 et 258-85, Rec. p. 1885, point 6, et du 17 mai 1994, Corsica Ferries, C-18-93, Rec. p. I-1783, point 14).

Sur les dépens

21. Les frais exposés par les gouvernements italien et du Royaume-Uni ainsi que par la Commission, qui ont soumis des observations à la Cour, ne peuvent faire l'objet d'un remboursement. La procédure revêtant, à l'égard des parties au principal, le caractère d'un incident soulevé devant la juridiction nationale, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens.

Par ces motifs,

LA COUR (quatrième chambre),

statuant sur les questions à elle soumises par le Pretore di Firenze, par ordonnance du 20 juin 1998, dit pour droit :

Même dans le cadre de l'article 90 du traité CE (devenu article 86 CE), l'article 86 du traité CE (devenu article 82 CE) a un effet direct et engendre pour les justiciables des droits que les juridictions nationales doivent sauvegarder.

Des bureaux publics de placement sont soumis à l'interdiction de l'article 86 du traité, tant que l'application de cette disposition ne fait pas échec à la mission particulière qui leur a été impartie. L'État membre qui interdit toute activité de médiation et d'interposition entre demandes et offres d'emploi, lorsqu'elle n'est pas exercée par ces bureaux, enfreint l'article 90, paragraphe 1, du traité lorsqu'il crée une situation dans laquelle les bureaux publics de placement seront nécessairement amenés à contrevenir aux dispositions de l'article 86 du traité. Il en est ainsi, notamment, lorsque se trouvent réunies les conditions suivantes :

- les bureaux publics de placement ne sont manifestement pas en mesure de satisfaire, pour tous genres d'activités, la demande que présente le marché du travail ;

- l'exercice effectif des activités de placement par les sociétés privées est rendu impossible par le maintien en vigueur de dispositions légales interdisant ces activités sous peine de sanctions pénales et administratives ;

- les activités de placement en cause sont susceptibles de s'étendre à des ressortissants ou aux territoires d'autres États membres.

Le juge national chargé d'appliquer, dans le cadre de sa compétence, les dispositions du droit communautaire a l'obligation d'assurer le plein effet de ces normes en laissant au besoin inappliquée, de sa propre autorité, toute disposition contraire de la législation nationale, même postérieure, sans qu'il ait à demander ou à attendre l'élimination préalable de celle-ci par voie législative ou par tout autre procédé constitutionnel.