CA Montpellier, 2e ch. A, 15 janvier 1998, n° 96-0003633
MONTPELLIER
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
La Sève d'Oc (SA)
Défendeur :
Dormeau (Époux), Sonecom (SARL)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Ottavy
Conseillers :
M. Derdeyn, Mme Ilhe-Delannoy
Avoués :
SCP Touzery-Cottalorda, SCP Negre, SCP Argellies
Avocats :
Mes Merlin, Chalie, Nougaret
Faits et procédure :
Les époux Dormeau Maurice - Roman Marie Josée exploitaient un fonds de commerce de bar, brasserie grill et glacier à l'enseigne Le Castel 2 Place Cassan à Carnon.
Le 25 septembre 1987 ils concluaient avec la société Sève d'Oc un contrat d'achat exclusif de bières et boissons pour une durée de 5 ans. Des quantités minimales d'achat étaient prévues au contrat.
Le 28 septembre 1987 les époux Dormeau concluaient avec la société Sève d'Oc un autre contrat de fournitures exclusives de bières et boissons, d'une durée de trois ans devant prendre effet le 15 octobre 1992.
Le 27 avril 1993 un avenant était conclu, avenant portant sur la fourniture de matériels par la société Sève d'Oc aux époux Dormeau.
Par acte sous seing privé en date du 9 juillet 1993 les époux Dormeau cédaient leur fonds de commerce à la société Sonecom.
La société Sonecom ne s'approvisionnait pas auprès de la société Sève d'Oc laquelle faisait opposition sur le prix de vente pour un montant de 159.978,94 F ramené ensuite à 146.208,97 F, soit 125.994,71 F représentant les pénalités contractuelles de rupture et 9.800 F au titre du remboursement du matériel.
Par jugement en date du 7 décembre 1994 le Tribunal de Commerce de Montpellier a :
- prononcé la résiliation des conventions commerciales du 28 septembre 1987 et l'avenant du 27 avril 1993 aux torts de la société Sonecom,
- condamné solidairement les époux Dormeau - Roman et la société Sonecom à payer à la société Sève d'Oc la somme de 146.208,97 F avec intérêts au taux légal à compter du 19 août 1993,
- condamné solidairement les époux Dormeau-Roman et la société Sonecom à payer à la société Sève d'Oc la somme de 2 000 F au titre de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile.
Le 13 janvier 1995 les époux Dormeau ont relevé appel de cette décision.
Le 6 mars 1995 la société Sonecom a également relevé appel de cette décision.
Par arrêt du 20 juin 1996 la Cour a joint les procédures ouvertes à la suite de ces deux appels et a ordonné la radiation de l'affaire du rôle général de la Cour.
Le 16 juillet 1996 l'affaire a été réinscrite au rôle général.
Moyens et Prétentions des parties :
Les époux Dormeau Maurice - Roman Marie Josée demandent à la Cour de réformer la décision déférée et, à titre principal, de débouter la société Sève d'Oc de toutes ses demandes et d'ordonner la mainlevée de l'opposition pratiquée par la société Sève d'Oc sur une partie du prix de vente.
A titre subsidiaire, les époux Dormeau - Roman demandent à la Cour de condamner la société Sonecom à les relever et garantir de toutes les condamnations qui pourraient être mises à leur charge et de la condamner à leur payer la somme de 10 000 F à titre de dommages et intérêts.
En toute hypothèse ils demandent à la Cour de condamner solidairement la société Sève d'Oc et la société Sonecom à leur payer la somme de 10 000 F au titre de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile.
A l'appui de leurs prétentions les époux Dormeau Roman soutiennent qu'en faisant signer, à 3 jours d'intervalle, deux contrats de fourniture exclusive pour une durée cumulée de 8 ans la société Sève d'Oc a voulu éviter l'application de la réglementation européenne, qu'il s'agit là d'une fraude à la loi rendant nuls les contrats souscrits.
A titre subsidiaire les époux Dormeau Roman soutiennent que, malgré une imprécision de rédaction de l'acte de vente du fonds de commerce, la société Sonecom connaissait le contrat du 28 septembre 1987 et qu'elle s'était engagée à le poursuivre et à ce que les vendeurs ne soient pas inquiétés de ce chef.
La société Sonecom demande à la Cour de réformer la décision déférée, de constater qu'il n'y a aucun lien de droit entre elle-même et la société Sève d'Oc et de débouter cette société de ses demandes.
Subsidiairement la société Sonecom demande à la Cour de dire nul le contrat du 28 septembre 1987 comme étant une fraude à la loi et de débouter la société Sève d'Oc de ses demandes.
La société Sonecom demande également de débouter les époux Dormeau-Roman de leur appel en garantie.
Enfin, la société Sonecom demande à la Cour de condamner la société Sève d'Oc à lui payer la somme de 50 000 F à titre de dommages et intérêts et celle de 15 000 F au titre de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile.
Au soutien de ses demandes la société Sonecom fait valoir que le contrat d'approvisionnement exclusif en date du 28 septembre 1987 est nul puisqu'il avait pour but de tourner la réglementation européenne applicable qui limite à 5 ans la durée des contrats d'achat exclusif lorsqu'ils portent sur des bières et d'autres boissons.
La société Sonecom fait également valoir, à titre subsidiaire, qu'elle ignorait l'existence du contrat du 28 septembre 1987 et qu'elle ne peut donc en supporter les conséquences, ce d'autant, que ce contrat prévoit, en réalité, une clause de non responsabilité au profit des époux Dormeau, clause qui est illicite.
La société Sève d'Oc demande à la Cour de confirmer la décision déférée et de condamner solidairement les époux Dormeau et la société Sonecom à lui payer la somme de 5 000 F au titre de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile.
A l'appui de ses demandes la société Sève d'Oc soutient que les accords conclus avec les époux Dormeau ne sont pas soumis à la réglementation européenne puisqu'il s'agit, en fait, d'accords mineurs, ne pouvant avoir d'effet anticoncurrentiel sur le commerce interétatique.
Elle soutient également que s'il n'existe pas de lien contractuel entre elle et la société Sonecom il existe toutefois un lien de droit puisque la société Sonecom avait un mandat judiciaire, donné par les époux Dormeau-Roman, puisqu'elle devait engager pour eux toute action qui pouvait s'avérer utile.
Discussion :
Il y a lieu tout d'abord d'observer que deux contrats d'achat exclusif de bières et autres boissons ont été conclus, à trois jours d'intervalle, par les mêmes parties la société Sève d'Oc et les époux Dormeau, les 25 septembre et 28 septembre 1987 et que ce dernier contrat, d'une durée de trois ans, devait prendre effet à compter du 15 octobre 1992, soit à l'échéance du premier contrat du 25 septembre 1987, d'une durée de 5 ans à partir du 15 octobre 1987, et que la durée cumulée des deux contrats était donc de 8 années.
Il n'est pas contesté par la société Sève d'Oc que les époux Dormeau ont régulièrement honoré le premier contrat d'achat exclusif pendant sa durée de 5 ans.
Il convient de rappeler que la réglementation européenne s'applique en droit interne et que les dispositions de cette réglementation doivent primer sur la législation interne.
Il apparaît ainsi qu'un accord d'achat exclusif peut être interdit au titre de l'article 85-1 du Traité de Rome. Toutefois en matière d'achat exclusif de bières et autres boissons il y a lieu d'appliquer le règlement d'exemption CE n° 1984-83 de la commission en date du 22 juin 1983.
La société Sève d'Oc soutient que cette réglementation n'est pas applicable en l'espèce puisque les contrats en cause seraient d'importance mineure, au sens de la jurisprudence européenne fixée par la Cour de Justice des Communautés dans l'arrêt Delimitis / Henninger Brau AG du 28 février 1991 et par la Communication de la Commission du 13 mai 1992.
Il est certain que les conventions passées entre la société Sève d'Oc et les époux Dormeau, exploitant un fonds de commerce de bar brasserie grill et glacier à Carnon, ne réunissent pas, par leur seule nature, les éléments constitutifs de l'incompatibilité avec le marché commun.
Mais il ne peut être sérieusement contesté, et il ne l'est d'ailleurs pas par les parties, que de nombreux contrats semblables d'approvisionnement exclusif, souscrits par de nombreux distributeurs, débitants de boissons, auprès d'un petit nombre de fournisseurs, les brasseurs ou leurs grossistes livreurs, créent un phénomène de réseau, et, si un seul contrat ne provoque pas en soi un effet restrictif sur la concurrence, ce phénomène de réseau, par l'effet cumulatif des contrats, est de nature à affecter la liberté du commerce.
Par ailleurs, selon la Communication de la Commission, en date du 13 mai 1992, l'accord passé par la brasserie ou par les distributeurs grossistes ne relève pas de l'article 85 § 1 du Traité de Rome lorsqu'il satisfait à trois conditions cumulatives et non pas deux comme soutenu par la société Sève d'Oc.
Ces conditions sont : 1°) la part du marché ne doit pas être supérieure à 1 % du marché national, 2°) la brasserie ne produit pas plus de 200 000 hectolitres de bière par an et 3°) l'accord ne peut être conclu pour plus de 7 ans et demi s'il porte sur des bières et d'autres boissons et 15 ans s'il porte uniquement sur des bières.
La société Sève d'Oc ne démontre pas que sa part du marché national et que sa production annuelle déterminée conformément à l'article 4 § 2 du règlement d'exemption CE 1984-83 n'excèdent point ces limites.
Mais surtout il convient de rappeler que la durée cumulée des deux contrats signés avec les époux Dormeau est de 8 ans pour des bières et boissons et excède de 6 mois celle prévue à la Communication de la Commission.
De surcroît, le fait même d'avoir conclu, à trois jours d'intervalle, deux contrats d'achat exclusif dont les durées de 5 et 3 ans se cumulaient, ce en contrepartie d'un engagement de caution de 7 ans, démontre que la société Sève d'Oc, elle même, savait qu'il ne pouvait s'agir d'un accord d'importance mineure, et qu'elle entendait ainsi contourner les dispositions de la réglementation européenne, puisqu'elle aurait sinon conclu un seul contrat de 7 ans ou plus car la limite de 7 ans et demi n'était pas encore connue.
Cette fraude à la loi vicie fondamentalement le contrat du 28 septembre 1987 lequel doit donc être déclaré nul et par voie de conséquence doit être également annulé l'avenant du 27 avril 1993.
La société Sève d'Oc sera donc déboutée de sa demande en paiement de pénalités contractuelles et la mainlevée partielle de son opposition sur le prix de vente sera ordonnée.
Les époux Dormeau Roman seront tenus de restituer le prix du matériel livré en avril 1993.
La société Sonecom ne démontre aucun préjudice permettant de lui allouer les dommages et intérêts qu'elle sollicite.
L'application des dispositions de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile conduit à allouer aux époux Dormeau et à la société Sonecom une somme de 3 500 F TTC chacun.
Par ces motifs, LA COUR, statuant publiquement et contradictoirement, En la forme reçoit les appels, Au fond, Reforme le jugement déféré et statuant à nouveau, Déboute la société Sève d'Oc de sa demande en paiement de pénalités contractuelles, Condamne les époux Dormeau-Roman à payer à la société Sève d'Oc la somme de neuf mille huit cent Francs (9 800 F) valeur du mobilier livré, Ordonne pour toute somme excédant neuf mille huit cents francs (9 800 F) la main levée de l'opposition pratiquée par la société Sève d'Oc sur partie du prix de vente du fonds de commerce des époux Dormeau-Roman, Condamne la société Sève d'Oc à payer par application de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile aux époux Dormeau-Roman une somme de trois mille cinq cents Francs (3 500 F) TTC et à la société Sonecom une somme de trois mille cinq cents francs (3 500 F) TTC, Condamne la société Sève d'Oc aux entiers dépens de première instance et d'appel. Dit que ces derniers pourront être recouvrés conformément aux dispositions de l'article 699 du nouveau Code de procédure civile.