TPICE, 2e ch. élargie, 12 décembre 1996, n° T-358/94
TRIBUNAL DE PREMIERE INSTANCE DES COMMUNAUTES EUROPEENNES
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Compagnie nationale Air France (SA)
Défendeur :
Commission des Communautés européennes
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Kirschner
Juges :
MM. Vesterdorf, Bellamy, Kalogeropoulos, Potocki
Avocats :
Mes Borde, Moquet.
LE TRIBUNAL,
Les faits a l'origine du litige
1 Depuis 1990, une crise économique a marqué le secteur du transport aérien communautaire. De ce fait, la Compagnie nationale Air France (ci-après "Air France" ou "requérante"), société anonyme dont le capital est détenu à 99,329 % par l'Etat français, a connu elle aussi de graves difficultés économiques et financières.
2 Au cours des années 1991 et 1992, la Commission a pour la première fois examiné la situation économique et financière d'Air France. Dans ce contexte, à la suite de notifications effectuées par les autorités françaises, la Commission a autorisé, par décisions des 20 novembre 1991 et 15 juillet 1992, des injections de capital s'élevant à 5,84 milliards de FF au total. Elle a estimé que les perspectives de rendement à long terme de l'investissement l'emportaient sur les difficultés à court terme résultant de la structure financière du groupe Air France. Ce faisant, elle a également tenu compte de ce que le groupe Air France faisait l'objet d'une restructuration dans le cadre d'un "contrat de plan" (CAP'93), approuvé le 1er août 1991 par les autorités françaises, qui fixait plusieurs objectifs économiques à atteindre au cours de la période 1991-1993. Compte tenu de ces éléments, elle a estimé que les opérations financières en cause n'étaient pas des aides d'Etat au sens de l'article 92 du traité CEE.
3 En vue de remédier à ses difficultés financières, Air France a élaboré en octobre 1992 un autre plan de restructuration dénommé "programme de retour à l'équilibre" (PRE 1), qui visait principalement à la réduction des coûts d'exploitation et devait conduire à une amélioration structurelle de sa capacité d'autofinancement dès 1994.
4 En novembre 1992, elle s'est adressée à la Caisse des dépôts et consignations-participations (ci-après "CDC-P") en vue d'obtenir son assistance dans le cadre de certaines opérations de financement. La CDC-P, société anonyme de droit français détenant 0,538 % du capital d'Air France, est une filiale à 100 % de la Caisse des dépôts et consignations (ci-après "Caisse"), établissement public spécial institué par la loi.
5 A la mi-décembre 1992, la CDC-P a fait savoir qu'elle était prête à garantir la bonne fin des opérations projetées. Les détails de ces opérations ayant été déterminés au début de l'année 1993 par la CDC-P et par Air France, le conseil d'administration de cette dernière, lors de sa réunion du 17 février 1993, en a adopté les modalités.
6 En conséquence, l'assemblée générale extraordinaire des actionnaires d'Air France a décidé, lors de sa réunion du 24 mars 1993, de procéder à l'émission, à concurrence d'un montant total de 1,5 milliard de FF :
- d'obligations remboursables en actions (ORA) à hauteur d'environ 750 millions de FF ;
- de titres subordonnés à intérêt progressif assortis de bons de souscription d'actions (TSIP-BSA) également à hauteur d'environ 750 millions de FF.
7 La quasi-totalité de ces titres, émis par Air France en avril 1993, a été souscrite par la CDC-P (99,7 % des ORA et 99,9 % des TSIP-BSA), l'Etat français, principal actionnaire d'Air France, ayant décidé de se désister. Quelques investisseurs étrangers privés ont été admis à la souscription en proportion de leur participation au capital d'Air France, soit 0,132 % à l'époque, ce qui correspond à une valeur de titres d'environ 2 millions de FF.
8 Les titres émis revêtent une forme nominative et ne sont pas cotés en Bourse.
9 Ils présentent les caractéristiques suivantes.
10 Jusqu'au 1er janvier 2000, les ORA sont rémunérées sur la base d'un intérêt fixe (4 %) et d'un intérêt variable indexé sur les performances d'Air France, l'intérêt actuariel global moyen escompté étant de 6,5 % par an. Chaque ORA sera obligatoirement remboursée par une conversion en une action, au plus tard le 1er janvier 2000, le détenteur ayant le droit de demander un tel remboursement à tout moment avant cette date. Le taux de rendement interne de l'investissement, calculé par la CDC-P en tenant compte des intérêts et de la plus-value escomptée des actions, est de 14 %.
11 Les TSIP sont conçus à durée indéterminée. Leur remboursement est prévu en cas de liquidation ou de dissolution d'Air France et n'aura lieu qu'après toutes les créances privilégiées et non privilégiées, mais avant les ORA. Air France a toutefois le droit de rembourser les TSIP à titre anticipé à partir du 1er janvier 2000. Jusqu'au 1er janvier 2000, les TSIP portent intérêt à des taux fixes et progressifs (de 5,5 % à 8,5 %), l'intérêt actuariel moyen étant de 7 %. A partir de cette date, l'intérêt devient variable et sera augmenté d'un taux progressif. Air France peut suspendre le paiement des intérêts au cas où le groupe enregistre des pertes consolidées supérieures à 30 % de ses fonds propres. A chaque TSIP émis est attaché un BSA qui est indépendant de celui-ci et qui est - tout comme les ORA et les TSIP - cessible ou transmissible. Le détenteur peut convertir le BSA en actions à tout moment jusqu'au 1er janvier 2000. Les BSA non convertis à cette date seront caducs. Le taux de rendement interne de l'investissement sur la période de 1993 à 1999, calculé par la CDC-P, est de 11,5 %.
12 Ayant appris, notamment par voie de presse, que le gouvernement français envisageait d'apporter des fonds à Air France, la Commission a adressé le 1er mars 1993 une lettre aux autorités françaises les invitant à lui fournir des informations quant aux mesures envisagées pour couvrir le déficit du groupe Air France. Par note du 22 avril 1993, le gouvernement français a répondu en précisant que les deux émissions de titres susmentionnées avaient été garanties par la CDC-P. A la suite d'une réunion d'information à laquelle ont participé en mai 1993 des fonctionnaires de la Commission, des représentants du gouvernement français et des représentants d'Air France, la souscription des titres par la CDC-P a été enregistrée le 19 juillet 1993 sur le registre des aides non notifiées à la Commission. Par lettre du 7 décembre 1993, la Commission a indiqué au gouvernement français qu'elle avait décidé, le 10 novembre 1993, d'ouvrir la procédure prévue à l'article 93, paragraphe 2, du traité.
13 Par lettre du 7 janvier 1994, les autorités françaises ont pris position comme suit :
- l'intervention financière en cause n'a pas été notifiée à la Commission parce qu'elle n'était pas considérée comme une aide d'Etat ;
- la Caisse et la CDC-P sont des institutions indépendantes à l'égard du gouvernement français ;
- la CDC-P a décidé d'investir dans Air France à une époque où la situation d'Air France était comparable à celle de ses concurrents et où les perspectives étaient généralement optimistes ; la CDC-P s'est donc comportée comme un investisseur avisé ;
- le caractère attractif des conditions de souscription est confirmé par la participation à l'opération d'investisseurs privés étrangers dont les demandes de souscription n'auraient même pas pu être satisfaites dans leur totalité, sinon il y aurait eu une privatisation partielle d'Air France ;
- l'investissement a eu pour seul objet de contribuer à la restructuration d'Air France et a été lié au plan de restructuration d'octobre 1992 (PRE 1).
14 Au cours de l'année 1993, Air France a émis trois autres types de titres, à savoir un emprunt obligataire de 1,5 milliard de FF à un taux d'intérêt de 8,25 % en février, un emprunt obligataire de 1,5 milliard de FF en juin et un emprunt de 300 millions de FF en octobre, qui ont apparemment tous été placés dans le secteur privé.
15 S'agissant des ORA et des TSIP-BSA, la Commission a pris, le 27 juillet 1994, la décision 94-662-CE, concernant la souscription de CDC-Participations à des émissions d'obligations d'Air France (JO L 258, p. 26, ci-après "décision attaquée" ou "décision").
16 Dans cette décision, elle a constaté tout d'abord que, malgré le plan de restructuration CAP'93 et l'injection d'environ 6 milliards de FF en 1991 et en 1992, la situation d'Air France avait continué de se dégrader, Air France ayant en 1992 enregistré pour la troisième fois consécutive un résultat net négatif, cette fois de loin le plus important (moins 3,2 milliards de FF), et se trouvant dans une situation pire que celle des autres grandes compagnies européennes.
17 Elle a ensuite relevé que la Caisse est un établissement public français dont les directeurs sont nommés par le gouvernement français. La CDC-P, une de ses filiales à 100 %, ne serait pas autonome vis-à-vis de la Caisse, elle-même contrôlée par les pouvoirs publics français. L'injection de capital serait donc un acte imputable au gouvernement français. L'activité d'investissement litigieuse de la Caisse et de la CDC-P se serait, dès lors, effectuée sous l'emprise de l'Etat.
18 La Commission a en particulier examiné si l'opération financière en cause avait eu lieu dans des conditions qui auraient été acceptables pour un investisseur privé opérant dans les conditions normales d'une économie de marché. Elle a estimé que tel est le cas lorsqu'un nombre important d'actionnaires minoritaires privés participent à l'opération proportionnellement au nombre de leurs actions. Cependant, la part détenue par les investisseurs privés devrait avoir selon elle une signification économique réelle. Or, en l'espèce, les parts détenues par les actionnaires privés d'Air France ne représenteraient que 0,132 % de son capital et la part des titres auxquels ils ont souscrit serait négligeable. En outre, la Commission n'a accordé aucune signification décisive au fait que les demandes d'investisseurs privés étrangers n'avaient pu être entièrement satisfaites. En effet, les titres auxquels ces investisseurs privés auraient voulu souscrire ne représenteraient qu'un faible pourcentage (3,3 %) du nombre total.
19 Quant à la date à laquelle l'aide a été accordée, la Commission l'a fixée au moment de la souscription des obligations, soit en avril 1993, au motif que la CDC-P n'était pas légalement tenue de souscrire à l'émission auparavant. En tout état de cause, la date n'aurait pu être antérieure au 17 février 1993, date à laquelle le conseil d'administration d'Air France a fixé les modalités de l'investissement et proposé d'émettre les titres. Au moment où la décision d'investissement a été prise (soit au plus tôt le 17 février 1993), la CDC-P aurait dû avoir connaissance de la très forte dégradation de la structure financière d'Air France. Elle aurait certainement été informée de l'augmentation des pertes de la compagnie en 1992 (3,2 milliards de FF en 1992 après les 685 millions de FF de 1991 et les 717 millions de FF de 1990) et aurait dû être très sérieusement préoccupée par la structure critique de l'endettement de la compagnie.
20 Dans ce contexte, la Commission a examiné les caractéristiques des titres émis pour vérifier leur conformité aux conditions du marché. Elle a qualifié les ORA d'"augmentation de capital différée", en ajoutant que les mêmes considérations valaient aussi pour les TSIP-BSA. Après avoir constaté que l'inconvénient des TSIP-BSA réside dans les mauvaises conditions de remboursement en cas de dissolution de l'entreprise, raison pour laquelle "on ne rencontre pas souvent ces actions sur le marché des capitaux", la Commission a relevé que le rendement tant des ORA que des TSIP-BSA est très largement conditionné par les performances d'Air France. Elle a en outre souligné que le calcul, par la CDC-P, des taux de rendement internes des titres avait été trop optimiste. Si la CDC-P avait tenu compte de la faiblesse des perspectives financières à moyen et à long terme, elle aurait dû arriver à la conclusion que la valeur des futures actions obtenues à titre de remboursement serait nulle. La Commission en a déduit qu'un investisseur privé avisé n'aurait pas été prêt à souscrire à un arrangement financier important avec Air France, tel que celui conclu par la CDC-P.
21 Elle a estimé que, dans le cas d'entreprises déficitaires comme Air France, un investisseur à long terme fonderait sa décision sur un plan de restructuration cohérent. Or, en l'espèce, l'aide n'aurait pas été directement liée au PRE 1. En tout état de cause, le PRE 1 n'aurait pas été, même à long terme, suffisant pour rétablir la viabilité financière et économique d'Air France, en ce qu'il visait avant tout à réduire les coûts d'exploitation et les charges financières, sans s'attaquer avec assez de vigueur aux autres paramètres financiers censés rester constants et sans prévoir d'autres mesures de restructuration en cas de dégradation supplémentaire de la situation économique d'Air France. De l'avis de la Commission, la CDC-P aurait dû avoir conscience, au moment de son investissement, des faiblesses structurelles du PRE 1.
22 Dans leur ensemble, les éléments susmentionnés ont amené la Commission à considérer qu'un investisseur privé raisonnable n'aurait pas investi 1,5 milliard de FF dans Air France au vu de la faiblesse récente de ses prestations d'exploitation et de ses performances financières, de son incapacité à mener à bien le programme de restructuration CAP'93 et de l'inaptitude manifeste du PRE 1 à redresser la situation. En dernière analyse, elle a donc considéré l'apport de capitaux litigieux comme une aide à l'exploitation destinée à aider Air France à surmonter temporairement sa crise financière.
23 Elle a ensuite constaté :
- que l'aide en cause fausse la concurrence et affecte, de par sa nature même, les échanges entre Etats membres et dans tout l'Espace économique européen (EEE) ;
- qu'elle n'entre dans aucun des cas prévus aux articles 92, paragraphe 2, du traité ou 61, paragraphe 2, de l'accord EEE ;
- qu'elle ne saurait non plus être considérée, en vertu des articles 92, paragraphe 3, du traité et 61, paragraphe 3, de l'accord EEE, comme compatible avec le Marché commun.
24 Elle a par conséquent :
- décidé que la souscription, par la CDC-P, à hauteur de 1 497 415 290 FF aux ORA et TSIP-BSA émis par Air France en avril 1993 est une aide d'Etat illégale et incompatible avec le Marché commun (article 1er de la décision) ;
- enjoint à la République française d'ordonner la restitution de cette aide de 1 497 415 290 FF, après déduction des intérêts qu'Air France aurait déjà versés à la CDC-P (article 2).
25 En vertu de son article 4, la décision a été notifiée au gouvernement français le 9 août 1994.
26 Le 27 juillet 1994, la Commission a par ailleurs adopté la décision 94-653-CE, concernant l'augmentation de capital notifiée d'Air France (JO L 254, p. 73), dans laquelle elle a considéré comme compatible avec le Marché commun et l'accord EEE une aide d'Etat à octroyer à Air France sous forme d'une augmentation de capital de 20 milliards de FF. Elle y fait état de la souscription, par la CDC-P, aux ORA et aux TSIP-BSA émis par Air France en avril 1993. Elle considère les ORA comme des quasi-fonds propres. Quant aux TSIP-BSA, elle souligne que le souscripteur n'a aucune obligation de les convertir et qu'il semblerait plus indiqué, s'il fallait classer ce type d'instrument financier, de les considérer comme des dettes.
27 Cette autre décision du 27 juillet 1994 a été contestée par plusieurs compagnies aériennes (affaires British Airways e.a./Commission, T-371-94, et British Midland/Commission, T-394-94).
Procédure
28 Par requête déposée au greffe du Tribunal le 26 octobre 1994, Air France a introduit le présent recours. Sur rapport du juge rapporteur, le Tribunal (deuxième chambre élargie) a décidé d'ouvrir la procédure orale sans procéder à des mesures d'instruction préalables. Il a toutefois arrêté des mesures d'organisation de la procédure en invitant les parties à déposer certains documents et à répondre à une série de questions. A l'audience du 26 juin 1996, les parties ont été entendues en leurs plaidoiries et en leurs réponses aux questions posées par le Tribunal.
29 La République française a introduit devant la Cour un recours parallèle dirigé contre la même décision (affaire C-282-94). La Cour a suspendu la procédure par ordonnance du 4 avril 1995.
30 La requérante conclut à ce qu'il plaise au Tribunal :
- constater que la Commission a violé, dans la décision attaquée, les dispositions des articles 92 et 190 du traité et annuler en conséquence cette décision ;
- condamner la Commission aux dépens.
La Commission conclut à ce qu'il plaise au Tribunal :
- rejeter le recours ;
- condamner la requérante aux dépens.
Sur la recevabilité
31 La recevabilité du recours n'est pas contestée par la Commission. En effet, bien que la décision attaquée soit adressée à la seule République française, elle concerne directement et individuellement, au sens de l'article 173, quatrième alinéa, du traité CE, la requérante Air France en sa qualité de bénéficiaire de l'aide en question (arrêt de la Cour du 13 mars 1985, Pays-Bas et Leeuwarder Papierwarenfabriek/Commission, 296-82 et 318-82, Rec. p. 809, point 13).
32 Selon la jurisprudence constante de la Cour (voir, par exemple, l'arrêt du 13 juillet 1989, Jaenicke Cendoya/Commission, 108-88, Rec. p. 2711, points 8 et 9), des conclusions qui visent à faire reconnaître par le juge communautaire le bien-fondé de moyens invoqués à l'appui d'un recours en annulation sont irrecevables. Par conséquent, les conclusions par lesquelles la requérante demande au Tribunal de constater que la Commission a violé, dans la décision attaquée, les dispositions des articles 92 et 190 du traité doivent, en tant que telles, être rejetées comme irrecevables.
Sur le fond
33 A l'appui de son recours, la requérante soulève deux moyens. Le premier est tiré d'une violation de l'article 92 du traité, liée à la circonstance que la Commission, en qualifiant d'aide d'Etat l'investissement de la CDC-P dans Air France, aurait commis des erreurs manifestes dans l'application de cette disposition. Le second est tiré d'une violation, par la Commission, de son devoir de motivation prévu à l'article 190 du traité.
1. Sur le moyen tiré d'une violation de l'article 92 du traité
34 Dans le cadre de son premier moyen, la requérante avance plusieurs griefs. Elle reproche en effet à la Commission d'avoir commis des erreurs manifestes dans l'application de l'article 92 du traité.
35 La qualification d'aide d'Etat retenue dans la décision attaquée serait fondée sur des erreurs d'analyse quant :
- aux statuts de la Caisse et de la CDC-P ;
- à la date de prise de la décision d'investir par la CDC-P ;
- au contexte de la décision d'investissement de la CDC-P ;
- à la portée des souscriptions de plusieurs actionnaires privés d'Air France et à la portée d'autres investissements privés dans Air France ;
- à l'application du principe de l'investisseur privé avisé au regard des caractéristiques des titres émis.
36 Dans les circonstances de l'espèce, le Tribunal estime qu'il convient de subdiviser ce moyen en deux branches : la première est prise de l'absence de caractère étatique de l'investissement litigieux et la seconde de la méconnaissance, par la Commission, du critère relatif au comportement normal d'un investisseur privé avisé au regard du même investissement, étant précisé que la requérante invoque, dans ce contexte, toute une série d'arguments différents.
Quant au premier moyen pris dans sa première branche
Arguments des parties
37 La requérante soutient que la Commission a affirmé à tort, dans la décision attaquée, que la CDC-P n'est pas autonome vis-à-vis de la Caisse, laquelle serait elle-même contrôlée par les pouvoirs publics français, et que l'investissement en cause a été effectué sous l'emprise de l'Etat. Elle souligne que, en vérité, aussi bien la Caisse que la CDC-P sont indépendantes du gouvernement français.
38 A cet égard, elle invoque tout d'abord le statut particulier de la Caisse, qui, instituée par les articles 110 et 115 de la loi sur les finances du 28 avril 1816, est qualifiée "d'établissement spécial" et placée "sous la surveillance et la garantie de l'autorité législative". Or, l'autorité législative étant indépendante du pouvoir exécutif, la Caisse ne pourrait être considérée comme un établissement contrôlé par les pouvoirs publics français. L'argument tiré par la Commission - afin de caractériser la dépendance de la Caisse vis-à-vis de l'Etat français - du mode de désignation, par le gouvernement français, des dirigeants de la Caisse ne serait pas pertinent. En effet, l'irrévocabilité du directeur général de la Caisse - placé, en vertu de la loi de 1816 précitée, sous le seul contrôle d'une commission de surveillance indépendante représentant "l'autorité législative" - viserait à assurer l'indépendance du directeur général vis-à-vis de toute pression du pouvoir exécutif.
39 La requérante souligne ensuite que la "section générale" de la Caisse qui recouvre ses activités concurrentielles de banque et d'investisseur échappe au contrôle de droit commun exercé par la Cour des comptes française, institution chargée du contrôle financier de l'administration et de ses démembrements. Ses comptes seraient au contraire soumis au contrôle de commissaires aux comptes indépendants exerçant leur mission dans les conditions de droit commun applicables aux sociétés commerciales. La Commission ne prendrait pas en compte la dualité des missions conférées à la Caisse, qui se traduit par la séparation totale de ses activités entre la "section générale" et la gestion des fonds d'épargne, cette dernière étant quant à elle strictement réglementée, dans la mesure où elle est effectuée pour le compte de l'Etat. Or, les fonds utilisés par la CDC-P pour la souscription litigieuse auraient été des fonds propres de la Caisse, inscrits au bilan de la section générale, qui ne sont soumis à aucune obligation légale ou réglementaire de consultation ou autorisation préalable, ou approbation a posteriori, des autorités de l'Etat.
40 La requérante relève encore que les modalités des contrôles administratifs et juridictionnels exercés sur la Caisse ainsi que son régime comptable et fiscal démontrent l'absence d'influence déterminante des autorités politiques étatiques sur son fonctionnement.
41 Quant à la CDC-P, filiale à 100 % de la Caisse, la requérante soutient qu'elle opère également de façon indépendante à l'égard du gouvernement français. La souscription litigieuse aux titres émis par Air France aurait été couverte par son objet statutaire. Elle conduirait une activité de capital-risque spéculative qui vise avant tout la rentabilité et ne peut pas être comparée au comportement d'une institution assurant une mission d'intérêt général. Elle ajoute que, en vertu des statuts de la CDC-P, les administrateurs de cette dernière sont nommés par l'assemblée générale des actionnaires et révocables par elle dans les conditions de droit commun applicables aux sociétés commerciales. Parmi les membres du conseil d'administration de la CDC-P figureraient des personnalités du monde économique extérieures tant au groupe de la Caisse qu'à l'administration étatique.
42 Toutefois, la requérante ne conteste pas le fait que, même si la décision formelle d'investir dans Air France a finalement été prise par la CDC-P, l'investissement a été réalisé sur l'impulsion déterminante de son actionnaire majoritaire, la Caisse, et avec les fonds mis à sa disposition par celle-ci.
43 En droit, elle reproche à la Commission de donner une interprétation extensive aux termes "accordé par les Etats ou au moyen de ressources d'Etat" mentionnés à l'article 92 du traité, en considérant que la seule influence exercée par l'Etat sur un agent économique peut aboutir à la qualification d'aide d'Etat, même si les sommes concernées par l'investissement en cause ne proviennent pas de ressources d'Etat. Cette interprétation serait incompatible avec le texte dudit article, qui serait d'application stricte. Les conditions de l'article 92 du traité ne seraient pas remplies si, comme au cas d'espèce, l'aide litigieuse n'a été accordée ni par l'Etat ni au moyen de ressources d'Etat. La CDC-P aurait souscrit aux émissions litigieuses en utilisant des fonds ayant une origine privée, mis à sa disposition par la Caisse.
44 La requérante souligne l'origine privée des fonds gérés par la Caisse. En effet, en vertu des réglementations nationales applicables, les fonds gérés par la Caisse proviendraient des dépôts volontaires des particuliers ou des dépôts des caisses d'épargne. Gérant des fonds privés, la Caisse adopterait donc, pour les fonds de la "section générale" dont la gestion est libre contrairement aux fonds d'épargne, un comportement d'investisseur en fonction de l'évolution des marchés. La requérante affirme encore que les épargnants privés ont la possibilité de retirer à tout moment les dépôts gérés par la Caisse, ce qui constituerait une distinction importante par rapport aux ressources publiques qui, provenant de l'impôt, sont à l'entière disposition des pouvoirs publics.
45 Elle conclut que, les ressources gérées par la Caisse étant des fonds privés, les sommes mises par elle à la disposition de la CDC-P ne peuvent être qualifiées de ressources d'Etat. En effet, l'opération incriminée en l'espèce n'aurait entraîné ni un transfert direct ou indirect de ressources d'Etat ni une charge pécuniaire pour l'Etat. Sur ce point, la requérante renvoie aux arrêts de la Cour du 24 janvier 1978, Van Tiggele (82-77, Rec. p. 25, point 25), du 17 mars 1993, Sloman Neptun (C-72-91 et C-73-91, Rec. p. I-887, point 21), et du 30 novembre 1993, Kirsammer-Hack (C-189-91, Rec. p. I-6185, points 17 et 18).
46 Se référant aux arrêts du 21 mars 1991, Italie/Commission (C-303-88, Rec. p. I-1433), et du 2 février 1988, Van der Kooy e.a./Commission (67-85, 68-85 et 70-85, Rec. p. 219), ainsi qu'aux conclusions de l'avocat général sous ce dernier arrêt (p. 240), elle souligne que ni la Caisse ni la CDC-P n'ont agi en l'espèce sur l'ordre ou sous l'influence prédominante ou effective de l'Etat. La Caisse et la CDC-P n'étant ni des organes étatiques ni des organismes privés contrôlés par l'Etat et leurs décisions étant prises indépendamment de toute instruction préalable ou approbation a posteriori de l'Etat, la Commission n'aurait pas pu qualifier d'aide d'Etat la souscription, par la CDC-P, aux émissions d'Air France d'avril 1993.
47 La Commission rappelle d'abord la jurisprudence de la Cour selon laquelle l'interdiction de l'article 92, paragraphe 1, du traité englobe l'ensemble des aides accordées par les Etats membres, sans qu'il y ait lieu de distinguer entre le cas où l'aide est accordée directement par l'Etat ou par des organismes publics ou privés qu'il désigne en vue de gérer l'aide (arrêt Van der Kooy ea/Commission, précité, point 35). En l'espèce, la Caisse aurait pour mission, conformément aux dispositions nationales applicables, d'administrer des fonds publics et privés, déposés souvent en vertu d'une obligation légale ou réglementaire. Par ailleurs, l'affectation des fonds gérés par la Caisse, tout comme le retrait des dépôts, seraient régis par des textes législatifs ou réglementaires.
48 A cet égard, la Commission rappelle l'arrêt de la Cour du 2 juillet 1974, Italie/Commission (173-73, Rec. p. 709, point 35), selon lequel il s'agit d'une ressource d'Etat dès lors que les fonds en cause sont, d'une part, alimentés par des contributions obligatoires imposées par la législation nationale et, d'autre part, gérés et répartis conformément à cette législation, même s'ils sont administrés par des institutions distinctes de l'autorité publique. Elle estime qu'il y a lieu de considérer les dépôts effectués auprès de la Caisse en vertu d'obligations légales et réglementaires comme des contributions obligatoires au sens de cet arrêt. En tout état de cause, il ne serait pas nécessaire d'établir que ce sont les fonds dont l'emploi est prévu par les textes qui constituent spécifiquement et explicitement les mesures d'aide (arrêt du 21 mars 1991, Italie/Commission, précité, point 14). Dès lors, les sommes déposées à la Caisse ne pourraient être considérées comme des fonds privés.
49 La Commission souligne l'intervention de l'Etat dans la nomination du personnel dirigeant de la Caisse. Ainsi, en vertu des dispositions nationales en vigueur, le directeur général de la Caisse serait nommé par le président de la République sur rapport du ministre de l'Economie et des Finances. La circonstance que, à l'époque des faits, le directeur général ne pouvait être révoqué par le président de la République que sur demande de la commission de surveillance ne serait pas de nature à diminuer le rôle de l'Etat, dans la mesure où la quasi-totalité des membres de cette commission appartient à l'appareil de l'Etat. La nomination des autres dirigeants de la Caisse ainsi que des administrateurs civils s'effectuerait au sein du gouvernement, et le personnel titulaire relèverait du statut général de la fonction publique. Le rôle déterminant des pouvoirs publics dans le fonctionnement de la Caisse ne pourrait donc faire l'objet d'aucun doute.
50 Quant à la commission de surveillance, la Commission précise que, même si celle-ci représente l'autorité législative, cette circonstance ne contredit pas la thèse de la subordination de la Caisse à l'Etat. En effet, l'Etat serait responsable vis-à-vis du droit communautaire, quel que soit l'organe qui est à l'origine du manquement. Selon la jurisprudence de la Cour dans d'autres domaines, lorsque l'Etat intervient, la qualité en laquelle il agit serait indifférente (arrêts du 26 février 1986, Marshall, 152-84, Rec. p. 723, point 49, et du 15 mai 1986, Johnston, 222-84, Rec. p. 1651, point 56). On ne pourrait dès lors nier que les interventions de la Caisse doivent être considérées comme des interventions étatiques, quelle que soit la section de laquelle proviennent les fonds utilisés pour une opération donnée.
51 La Commission conclut que, quelles que soient ses spécificités, la Caisse, établissement public, est visée par les dispositions du traité relatives aux aides étatiques. Même si, théoriquement, la Caisse est placée sous l'autorité du pouvoir législatif, on ne pourrait soustraire ses activités au contrôle communautaire des aides étatiques. Dès lors qu'elle est un établissement public, l'imputabilité de ses activités à l'Etat ne pourrait être contestée.
52 Dans sa réplique, la requérante conteste la pertinence des arrêts des 2 juillet 1974 et 21 mars 1991, Italie/Commission, précités, invoqués par la Commission pour tenter de démontrer que les fonds utilisés par la CDC-P seraient des ressources d'Etat. En effet, d'une part, les fonds mis à la disposition de la Caisse étant des fonds privés, il ne serait nullement possible de les considérer comme des "fonds de dotation" octroyés par l'Etat ; d'autre part, ces fonds privés, représentant des créances liquides et exigibles des déposants à l'égard de la Caisse, ne seraient nullement des "contributions obligatoires" imposées par la législation de l'Etat et ne sauraient, en conséquence, être qualifiés de ressources d'Etat.
53 La requérante ajoute que la commission de surveillance est une véritable instance de contrôle qui exerce une influence effective sur les décisions du directeur général de la Caisse. En tout état de cause, la Commission n'apporterait nullement la preuve que la décision de la Caisse de mettre une partie de ses ressources propres à la disposition de la CDC-P en vue de l'investissement litigieux n'aurait pas été contrôlée par la commission de surveillance.
54 Par ailleurs, la notion "d'appareil d'Etat" utilisée par la Commission procéderait d'une généralisation abusive du concept d'autorité étatique au sens de l'article 92 du traité. En effet, les seules autorités étatiques pouvant décider de consentir un avantage économique susceptible de constituer une aide d'Etat seraient celles disposant des pouvoirs politiques leur permettant de prendre des mesures d'intérêt général, c'est-à-dire le gouvernement et l'administration centrale de l'Etat chargée d'appliquer les orientations de politique économique que celui-ci a fixées.
Appréciation du Tribunal
55 Il convient d'examiner si l'investissement litigieux opéré par la CDC-P pouvait à juste titre être considéré par la Commission comme le résultat d'un comportement imputable à l'Etat français (arrêt du 21 mars 1991, Italie/Commission, précité, point 11).
56 Les articles 92, paragraphe 1, du traité et 61, paragraphe 1, de l'accord EEE se réfèrent à des aides accordées par les Etats ou au moyen de ressources d'Etat, "sous quelque forme que ce soit". Par conséquent, l'interprétation de ces dispositions, au lieu de se fonder sur des critères formels, doit s'inspirer de la finalité desdites dispositions qui, conformément à l'article 3, sous g), du traité, visent à assurer que la concurrence ne soit pas faussée. Il s'ensuit que toutes les subventions menaçant le jeu de la concurrence et émanant du secteur public tombent sous le coup des dispositions susmentionnées sans qu'il soit requis que ces subventions soient accordées par le gouvernement ou par une administration centrale d'un Etat membre (voir, en ce sens, les arrêts de la Cour du 21 mars 1991, Italie/Commission, C-305-89, Rec. p. I-1603, point 13, et Sloman Neptun, précité, point 19).
57 En l'espèce, l'examen du Tribunal peut être limité au statut de la seule Caisse. En effet, même si la souscription aux titres en cause a été formellement effectuée par la CDC-P, société anonyme de droit privé, la requérante a expressément admis (réplique, point 12) que cet "investissement a été réalisé sur l'impulsion déterminante de son actionnaire majoritaire, [la Caisse], et avec les fonds mis à sa disposition par celle-ci". Il s'ensuit que la souscription en question est, en tout état de cause, imputable à la Caisse. Par conséquent, l'argumentation développée par la requérante au sujet de la prétendue indépendance de la CDC-P est dénuée de pertinence.
58 En ce qui concerne la Caisse, il convient de rappeler qu'elle a été instituée par la loi sur les finances de 1816 en tant qu'"établissement spécial" placé "sous la surveillance et la garantie de l'autorité législative", que ses missions - comportant notamment l'administration de fonds publics et privés constitués par des dépôts obligatoires - sont réglées par des dispositions légales et réglementaires et que son directeur général est nommé par le président de la République, la nomination de ses autres dirigeants s'effectuant au sein du gouvernement.
59 Ces éléments suffisent pour justifier que la Caisse soit considérée comme relevant du secteur public. Elle est certes rattachée à la seule "autorité législative". Cependant, le pouvoir législatif est l'un des pouvoirs constitutionnels d'un Etat, de sorte que son comportement est nécessairement imputable à celui-ci.
60 Ce raisonnement est corroboré par la jurisprudence de la Cour en matière de manquement d'Etat au titre de l'article 169 du traité, selon laquelle la responsabilité d'un Etat membre est engagée, quel que soit l'organe de l'Etat dont l'action ou l'inaction est à l'origine du manquement, "même s'il s'agit d'une institution constitutionnellement indépendante" (arrêt du 5 mai 1970, Commission/Belgique, 77-69, Rec. p. 237, point 15). Cette appréciation est également vraie pour le secteur du contrôle des aides d'Etat, la Cour ayant en effet reconnu que la voie de recours prévue par l'article 93, paragraphe 2, deuxième alinéa, du traité ne constitue qu'une variante du recours en manquement, adaptée de manière spécifique aux problèmes particuliers que présentent les aides étatiques pour la concurrence dans le Marché commun (arrêt du 14 février 1990, France/Commission, C-301-87, Rec. p. I-307, point 23).
61 Il résulte de ce qui précède que la Commission pouvait à juste titre qualifier la Caisse d'établissement appartenant au secteur public, dont le comportement est imputable à l'Etat français.
62 Ce résultat n'est pas contredit par les arguments tirés de l'autonomie juridique de la Caisse vis-à-vis des autorités politiques étatiques, de l'irrévocabilité de son directeur général placé sous le seul contrôle d'une commission de surveillance indépendante, du statut spécifique de la Caisse par rapport à la Cour des comptes ainsi que de son régime comptable et fiscal particulier. En effet, il s'agit là d'éléments qui relèvent de l'organisation interne du secteur public, et l'existence de règles assurant l'indépendance d'une instance publique par rapport à d'autres instances ne remet pas en cause le principe même du caractère public de cette instance. Le droit communautaire ne saurait admettre que le seul fait de créer des institutions autonomes chargées de la distribution d'aides permette de contourner les règles relatives aux aides d'Etat.
63 Dans la mesure où la requérante conteste ensuite le caractère d'aide étatique de l'investissement litigieux en soulignant la provenance privée des fonds gérés par la Caisse et le fait que les déposants de ces fonds peuvent à tout moment demander leur restitution, il convient de rappeler que, selon la jurisprudence de la Cour (arrêt Van Tiggele, précité, point 25, et arrêt du 13 octobre 1982, Norddeutsches Viehund Fleischkontor, 213-81, 214-81 et 215-81, Rec. p. 3583, point 22), l'investissement litigieux, pour être considéré comme une aide étatique, doit s'analyser en un avantage accordé directement ou indirectement au moyen de ressources d'Etat, ce qui présuppose "que les ressources grâce auxquelles l'aide est accordée proviennent de l'Etat membre".
64 La requérante soutient que les fonds déposés auprès de la Caisse, en raison de leur caractère remboursable, ne sont pas identiques aux "contributions obligatoires" analysées dans l'arrêt du 2 juillet 1974, Italie/Commission, précité, parce que seules ces dernières restent définitivement à la disposition de l'Etat. A cet égard, il convient de rappeler que la Cour a jugé, dans cet arrêt (points 33 à 35), que le dégrèvement partiel des charges pécuniaires publiques incombant aux entreprises d'un secteur industriel particulier constituait une aide au sens de l'article 92 du traité, dans la mesure où la perte de recettes en résultant était compensée par les ressources provenant de contributions obligatoires imposées par la législation de l'Etat.
65 Il est vrai que le cas d'espèce se distingue du cas de figure faisant l'objet de l'arrêt précité, en ce que les sommes déposées auprès de la Caisse ne sont pas versées à fonds perdu, mais peuvent être retirées par les déposants. Par conséquent, et contrairement aux recettes constituées par des taxes ou contributions obligatoires, ces sommes ne sont pas à la disposition permanente du secteur public. Il convient néanmoins d'examiner dans quelle mesure ce statut juridique des fonds gérés par la Caisse se reflète dans la réalité économique, eu égard notamment à ce que le droit communautaire vise les aides accordées au moyen de ressources d'Etat "sous quelque forme que ce soit".
66 A ce propos, il y a lieu de constater que les entrées et sorties de fonds opérées auprès de la Caisse produisent un solde constant, que celle-ci peut utiliser comme si les fonds correspondant à ce solde restaient définitivement à sa disposition. A ce titre, la Caisse peut donc adopter, ainsi que la requérante l'a elle-même relevé, "un comportement d'investisseur en fonction de l'évolution des marchés" (requête, point 11), en utilisant, sous sa propre responsabilité, ledit solde disponible.
67 Le Tribunal estime que l'investissement litigieux, financé par le solde disponible à la Caisse, est susceptible de fausser la concurrence au sens de l'article 92, paragraphe 1, du traité, au même titre que si cet investissement avait été financé au moyen des recettes constituées par des taxes ou contributions obligatoires. Cette disposition englobe donc tous les moyens pécuniaires que le secteur public peut effectivement utiliser pour soutenir des entreprises, sans qu'il soit pertinent que ces moyens appartiennent ou non de manière permanente au patrimoine dudit secteur. Par conséquent, le fait que les fonds utilisés par la Caisse étaient restituables est dénué de pertinence. Au demeurant, aucun élément du dossier ne permet de supposer que la réalisation de l'investissement litigieux a été gênée par le caractère restituable des fonds utilisés.
68 Enfin, cette conclusion n'est pas contredite par l'arrêt de la Cour du 30 janvier 1985, Commission/France (290-83, Rec. p. 439, point 15), dans lequel il a été jugé que "relève de l'article 92 du traité une aide qui [...] a été décidée et financée par un établissement public, dont la mise en œuvre est subordonnée à l'approbation des pouvoirs publics [...]". En effet, cet arrêt ne doit pas être interprété en ce sens que la qualification d'aide d'Etat suppose toujours l'existence d'une approbation par les pouvoirs publics, et cela même au cas où l'opération financière en cause a été décidée et financée par un établissement relevant déjà lui-même du secteur public ; la Cour s'est plutôt limitée à énoncer tous les facteurs qui étaient effectivement présents dans l'affaire jugée pour en conclure que, en tout état de cause, ces facteurs réunis tombaient sous le coup de l'article 92, paragraphe 1, du traité. Dès lors, même si l'investissement litigieux opéré par la Caisse n'a pas reçu l'approbation du gouvernement français, le fait pour la Caisse appartenant au secteur public d'avoir utilisé pour cet investissement des fonds dont elle pouvait disposer est suffisant, ainsi qu'il a été exposé ci-dessus, pour qualifier l'investissement d'intervention étatique pouvant constituer une aide au sens de l'article 92, paragraphe 1, du traité.
69 Il s'ensuit que la première branche du premier moyen ne saurait être accueillie.
Quant au premier moyen pris dans sa seconde branche
70 Dans la mesure où la requérante, s'appuyant sur plusieurs arguments distincts, reproche à la Commission d'avoir méconnu l'application, au cas d'espèce, du critère relatif au comportement d'un investisseur privé avisé opérant dans les conditions normales d'une économie de marché, il convient de rappeler en premier lieu que ce critère est une émanation du principe d'égalité de traitement entre les secteurs public et privé, principe selon lequel les capitaux mis à la disposition d'une entreprise, directement ou indirectement, par l'Etat, dans des circonstances qui correspondent aux conditions normales du marché, ne sauraient être qualifiés d'aides d'Etat (arrêt du 21 mars 1991, Italie/Commission, C-303-88, précité, point 20).
71 Il importe de rappeler en second lieu que, dans son arrêt du 29 février 1996, Belgique/Commission (C-56-93, Rec. p. I-723, points 10 et 11), la Cour, examinant des moyens tirés respectivement d'une erreur manifeste dans l'appréciation des faits et d'une interprétation erronée de l'article 92, paragraphe 1, du traité, a considéré que l'examen, par la Commission, du point de savoir si une mesure déterminée peut être qualifiée d'aide au sens de l'article 92, paragraphe 1, du traité, parce que l'Etat n'aurait pas agi "comme un opérateur économique ordinaire", comporte une appréciation économique complexe. En l'espèce, l'application que la Commission a faite du critère relatif au comportement normal d'un investisseur privé avisé a pareillement comporté des appréciations économiques complexes.
72 Or, il est de jurisprudence constante que la Commission, lorsqu'elle adopte un acte impliquant de telles appréciations, jouit d'un pouvoir discrétionnaire. Le contrôle juridictionnel doit se limiter à la vérification du respect des règles de procédure et de motivation, de l'exactitude matérielle des faits retenus pour opérer le choix contesté, de l'absence d'erreur manifeste dans l'appréciation de ces faits ou de l'absence de détournement de pouvoir (même arrêt Belgique/Commission, point 11).
73 C'est à la lumière des considérations précédentes qu'il convient de procéder à l'examen des arguments avancés par la requérante.
Quant à l'argument tiré d'une analyse inexacte de la date de prise de la décision d'investir par la CDC-P
- Arguments des parties
74 La requérante affirme que la Commission, en retenant dans la décision attaquée la seule date de la souscription effective par la CDC-P aux titres émis par Air France, à savoir le mois d'avril 1993, a méconnu les délais nécessaires à la préparation et à la mise en œuvre d'une opération aussi complexe que l'émission d'ORA et de TSIP-BSA. En effet, la CDC-P ayant contribué à la préparation de ces émissions, elle aurait été dès l'origine associée au processus d'élaboration du financement finalement proposé au public. Ainsi, les premiers contacts entre Air France et la CDC-P seraient intervenus en novembre 1992. En décembre 1992, après une analyse favorable des prévisions financières à moyen terme établies par Air France, cette dernière et la CDC-P seraient convenues d'établir des projections financières à long terme, lesquelles auraient été achevées au cours du mois de janvier 1993. Le conseil d'administration de la CDC-P aurait été informé officiellement de l'opération litigieuse dès le mois de janvier 1993. La CDC-P aurait à cette époque fait part à Air France d'une proposition de souscription à hauteur du montant de l'appel public à l'épargne projeté, ce qui revenait pour elle à garantir la bonne fin de l'opération envisagée.
75 La requérante souligne que ce n'est qu'à l'issue du premier trimestre 1993 qu'a été connue la "très forte dégradation de la structure financière d'Air France" visée par la Commission pour justifier la qualification de l'investissement litigieux d'aide d'Etat. Or, les études de rentabilité sous-jacentes à la décision d'investissement auraient été réalisées sur la base des comptes arrêtés au 30 septembre 1992 - les seuls chiffres disponibles à la fin de l'année 1992 -, le premier trimestre 1993 n'étant consacré qu'à la mise en œuvre des émissions projetées. La souscription en avril 1993 n'aurait donc été que l'aboutissement formel d'un processus consécutif à une décision économique intervenue au tout début de l'année 1993, alors que la dégradation financière susvisée n'avait pas encore eu lieu.
76 La requérante estime que, en faisant prévaloir l'aspect formel de l'investissement, à savoir l'acte de souscription en avril 1993, sur la réalité décisionnelle, la Commission a placé le moment de l'appréciation économique de l'opération à une date postérieure de quatre mois à la date réelle de prise de la décision. Ce faisant, la Commission n'aurait pas respecté sa propre doctrine en matière de concurrence et d'aides d'Etat, qui est de prendre en considération la nature économique de l'opération et non pas sa forme juridique. Ainsi, elle aurait adopté sans justification la solution favorisant le mieux ses intérêts, sans tenir compte des réalités pratiques de mise en place d'une opération d'appel public à l'épargne.
77 La Commission rappelle que, selon la décision attaquée, la date de la décision d'investir de la CDC-P devait être, conformément aux pratiques commerciales courantes, celle de la souscription effective en avril 1993 et que, en tout état de cause, cette date ne pouvait être antérieure au 17 février 1993. En considérant qu'avant cette date aucune décision juridiquement irrévocable n'avait pu être prise, elle aurait respecté la réalité des pouvoirs et des influences au-delà des formes purement juridiques. La note adressée le 7 janvier 1994 par les autorités françaises à la Commission évoquerait clairement que "la CDC-P a finalisé en février 1993 sa décision de souscrire" à l'émission litigieuse.
- Appréciation du Tribunal
78 Dans la décision attaquée (p. 32), la Commission a effectué les constatations suivantes, sur la base des informations fournies par les autorités françaises :
"[...] le conseil d'administration d'Air France a, après les négociations avec la CDC-P, fixé les modalités de l'investissement et proposé aux actionnaires d'approuver l'émission le 17 février 1993. L'assemblée générale extraordinaire a approuvé les modalités définitives de l'émission des obligations le 24 mars 1993. Selon les pratiques commerciales normales, la décision d'investissement de la CDC-P doit être censée avoir été prise au moment de la souscription des obligations (soit en avril 1993). Les autorités françaises n'ont pas démontré que la CDC-P était légalement tenue de souscrire à l'émission avant cette date. En l'absence de texte législatif contraignant, les déclarations faites par la CDC-P avant la date de la souscription doivent être considérées comme une simple déclaration d'intention. Quoi qu'il en soit, et même si la CDC-P a pris la décision, irrévocable, d'investir avant avril 1993, la date ne peut être antérieure au 17 février 1993 (date à laquelle le conseil d'administration a proposé d'émettre les obligations). Les modalités définitives des émissions n'étaient pas fixées avant cette date et la CDC-P ne disposait donc pas d'informations suffisantes pour prendre une décision définitive ou s'engager de quelque façon que ce soit."
79 Ce raisonnement de la Commission ne saurait être considéré comme entaché d'une erreur manifeste d'appréciation. En effet, un investisseur privé avisé n'aurait pas pris, dans des circonstances normales, une décision l'obligeant irrévocablement à procéder à un investissement de l'ampleur de celui en cause ou d'en garantir la bonne fin, aussi longtemps que ses modalités n'auraient pas encore été définitivement fixées. En l'espèce, il n'aurait donc pas pris une telle décision avant le 17 février 1993. Dans une situation comme celle faisant l'objet du présent litige - où la souscription, en avril 1993, aux titres litigieux avait été précédée de plusieurs mois de négocations entre l'émetteur et le souscripteur -, un investisseur privé avisé aurait en outre pris soin d'observer attentivement, au cours de cette période de négociations, l'évolution économique et financière de l'entreprise concernée par son projet d'investissement. Dans l'hypothèse où se serait produit un événement négatif majeur, il n'aurait pas hésité à renoncer à ce projet, aussi longtemps qu'il n'était pas juridiquement obligé de le réaliser. Dès lors, la Commission pouvait à juste titre considérer que la décision d'investissement avait été prise en l'espèce en avril 1993 ou, au plus tôt, le 17 février 1993.
80 Quant à la question, soulevée par la requérante, de savoir quels étaient les facteurs économiques et financiers pertinents qu'un investisseur privé avisé pouvait et devait raisonnablement prendre en considération à la date retenue, elle sera examinée dans le cadre de l'argument suivant.
81 Par conséquent, l'argument tiré d'une analyse inexacte de la date de prise de la décision d'investir doit, en tout état de cause, être rejeté.
Quant à l'argument pris d'une analyse erronée du contexte de la décision d'investissement de la CDC-P
- Arguments des parties
82 La requérante reproche à la Commission de s'être abstenue, dans la décision attaquée, de toute analyse du contexte général du marché du transport aérien à l'époque des opérations litigieuses. Or, une analyse du contexte immédiat de l'investissement litigieux n'aurait pas fait obstacle à ce qu'un investisseur avisé privé prenne une décision similaire. En effet, même si les informations disponibles à la date pertinente démontraient que la situation d'Air France s'était dégradée au cours de l'exercice 1992, la CDC-P aurait été fondée à prendre en compte divers éléments permettant d'espérer une amélioration rapide de la situation. Parmi ces éléments figure, de l'avis de la requérante, la reprise du trafic enregistrée par Air France au cours de l'année 1992 (+ 11,2 % à la fin novembre 1992).
83 La requérante ajoute que la décision de souscrire aux titres litigieux a été largement conditionnée par la mise en place, en octobre 1992, du plan de restructuration (PRE 1) établi par Air France qui visait à compléter le plan CAP'93 et se fixait pour objectif un retour à l'équilibre financier dès 1994, la restructuration d'Air France ayant d'ailleurs été entamée depuis plusieurs années. Ainsi, même si les résultats d'Air France en 1992 n'étaient pas ceux escomptés, la CDC-P aurait pu espérer un redressement de sa situation financière pour les années suivantes. Dans ce contexte, le PRE 1 aurait traduit une volonté très forte de la direction d'Air France de prendre les mesures rendues nécessaires, l'objectif ayant été d'accroître de 3 milliards de FF la capacité d'autofinancement annuelle, de continuer de réduire les effectifs afin d'améliorer la productivité et de lancer une action commerciale plus agressive. La CDC-P aurait ainsi été fondée à considérer que les massives suppressions d'emplois (5 000 en deux ans), les mesures commerciales mises en œuvre afin de remédier à la baisse de la recette unitaire, ainsi que les objectifs cumulés des programmes CAP'93 et PRE 1 (+ 4,5 milliards de FF d'amélioration de l'excédent brut d'exploitation en 1994) étaient à la mesure des difficultés d'Air France, même si les délais de mise en œuvre des mesures prévues par ses plans étaient importants.
84 La requérante relève ensuite que les perspectives de redressement d'Air France escomptées eu égard aux mesures prévues par le PRE 1 étaient renforcées par les prévisions d'évolution du marché du transport aérien pour l'année 1993 : d'une part, Air France aurait envisagé, au début de l'année 1993, d'augmenter son trafic de passagers et de frêt ; d'autre part, la compagnie financière Edmond de Rothschild Banque aurait souligné, dans une étude réalisée le 13 janvier 1993 sur une augmentation du capital d'Air France, que le marché du transport aérien, même déprimé, présentait quelques signes encourageants à court terme pour des investisseurs.
85 En invoquant notamment les insuffisances des plans de restructuration mis en œuvre par Air France, la Commission aurait fondé la décision attaquée sur des circonstances qui ne pouvaient pas être connues des investisseurs au moment de la prise de décision de souscrire aux titres litigieux. En effet, l'échec du plan PRE 1 aurait résulté d'événements intervenus au cours du premier semestre de l'année 1993. Par ailleurs, le programme de restructuration CAP'93 aurait encore été en vigueur en avril 1993 et la Commission n'aurait pas pu considérer que, au moment de la souscription en cause, les objectifs financiers du CAP'93 ne pouvaient être atteints. De même, ni la chute du trafic passagers au cours des quatre premiers mois de l'année 1993, ni la situation financière d'Air France postérieure au mois de septembre 1992, n'auraient pu être connues de la CDC-P au moment de l'investissement litigieux.
86 Quant au contexte à moyen et à long terme de l'investissement litigieux, la requérante souligne que les perspectives futures, tant du secteur des compagnies aériennes en général que d'Air France en particulier, permettaient de considérer qu'une participation aux émissions en cause constituait une bonne opportunité financière. Renvoyant à nouveau à l'étude réalisée par la compagnie Rothschild, elle relève en particulier que ladite étude a souligné que la "rentabilité des compagnies, qui auront amélioré leur productivité, devrait croître fortement au moment de la reprise économique", raison pour laquelle "certains analystes recommandent globalement le secteur, dans une perspective longue".
87 A ce propos, la requérante rappelle les atouts dont bénéficiait Air France, à savoir l'accès privilégié à l'aéroport Charles-de-Gaulle de Roissy-en-France, un réseau exceptionnel en France et à l'échelle internationale, ainsi qu'une structure financière au terme de l'année 1992 comparable à celle de ses principaux concurrents, voire même plus satisfaisante. En effet, l'endettement d'Air France aurait été égal à 33 % de son chiffre d'affaires contre 38 % pour British Airways, 41 % pour Swissair ou 67 % pour Japan Airlines. De même, le ratio résultat net sur chiffre d'affaires du groupe Air France serait demeuré, à la fin de l'année 1992, tout à fait comparable à celui de ses concurrents. Ce serait l'ensemble de ces éléments qui aurait conduit la banque d'affaires Lehman Brothers à souligner le potentiel d'Air France en affirmant dans une étude publiée en septembre 1993 : "There is a great potential for Air France to become one of Europe's most successful airlines [...] Air France has the potential to become a profitable, leading European carrier."
88 Par ailleurs, l'analyse optimiste de l'évolution du marché à long terme aurait été confirmée par la Commission elle-même qui, dans sa décision 94-118-CE, du 21 décembre 1993, concernant l'octroi par l'Irlande d'une aide au groupe Aer Lingus (JO 1994, L 54, p. 30), a affirmé que les perspectives pour l'industrie aéronautique restaient plutôt positives à plus long terme et que, si l'économie générale parvenait à se redresser, les compagnies aériennes devraient enregistrer de meilleurs résultats au cours des deux prochaines années (p. 38). En outre, dans sa décision 94-653, du 27 juillet 1994, précitée, prise le même jour que la décision attaquée et approuvant l'augmentation de capital social notifiée d'Air France, la Commission aurait précisé que, le trafic passagers ayant augmenté de 14 % et de 9 % en 1992 et en 1993, les perspectives pour le secteur de l'aviation européenne restaient assez favorables à moyen terme (1994/1997), le trafic devant probablement croître de 6 % l'an (p. 82).
89 La requérante souligne encore que la Commission a adopté dans la décision attaquée une position contraire à celle qu'elle avait développée à propos de l'émission d'ORA par Air France en juillet 1992 ; en effet, elle aurait alors considéré le fait de disposer, en l'an 2000, d'actions d'Air France comme un "atout important, compte tenu des perspectives de développement du groupe Air France et de l'augmentation de valeur de la compagnie". La requérante affirme que, si entre le mois de juillet 1992 et le début de l'année 1993 la situation d'Air France s'est certes dégradée, elle n'a pas pour autant diminué les perspectives à long terme de l'entreprise. En raison des difficultés passagères rencontrées pendant cette période, seul le risque assumé par les investisseurs aurait été augmenté, ce qui se serait traduit par un accroissement de la rémunération versée dans le cadre des émissions d'avril 1993 par rapport à celles de 1992.
90 La requérante en déduit que la Commission ne pouvait pas affirmer, dans la décision attaquée, qu'un investisseur normal n'aurait pas procédé à un investissement dans ce secteur et reprocher à la CDC-P d'avoir anticipé, dès le début de l'année 1993, cette évolution générale du marché du transport aérien. La CDC-P, consciente des difficultés financières d'Air France telles que reflétées par ses comptes au 30 septembre 1992, aurait ainsi considéré que ces difficultés n'étaient que passagères et devaient être replacées dans un contexte global favorable conduisant à terme Air France à un retour à la rentabilité. Cette analyse aurait d'ailleurs été partagée par les investisseurs privés ayant souscrit aux émissions litigieuses.
91 En tout état de cause, au moment de la prise de sa décision - où seuls les comptes d'Air France au 30 septembre 1992 étaient disponibles, les comptes définitifs de l'exercice 1992 n'ayant pas encore été publiés -, la CDC-P aurait été fondée à prendre en compte le résultat d'exploitation bénéficiaire réalisé par le groupe Air France lors de l'exercice 1991 (213 millions de FF) et les résultats nets positifs obtenus au cours des exercices 1983 à 1989 (685 millions de FF en 1989). Dans ce contexte, la requérante renvoie à l'arrêt de la Cour du 10 juillet 1986, Belgique/Commission (234-84, Rec. p. 2263, point 15), selon lequel un associé privé peut raisonnablement apporter le capital nécessaire pour assurer la survie d'une entreprise qui connaît des difficultés passagères, mais qui, le cas échéant après une restructuration, serait en mesure de retrouver sa rentabilité.
92 La Commission expose, tout d'abord, qu'elle n'a pas affirmé qu'un investisseur privé n'aurait pas procédé à un investissement dans le secteur du transport aérien. Elle aurait plutôt examiné la question de savoir si, eu égard à la situation financière d'Air France, un investisseur privé aurait investi 1,5 milliard de FF au moment où la décision de la CDC-P a été prise. Or, ce serait notamment l'absence d'un plan de restructuration valable qui aurait permis de répondre à cette question par la négative.
93 Il serait inexact d'affirmer que la décision de la CDC-P d'investir a été prise en tenant compte du programme de restructuration CAP'93. En effet, ce programme aurait été remplacé, en octobre 1992, par le plan PRE 1. Ainsi qu'il ressort de la note des autorités françaises du 7 janvier 1994, l'investissement de la CDC-P se serait "inscrit précisément dans le cadre d'un plan de restructuration significatif présenté à l'automne 1992 (plan de retour à l'équilibre)". A ce propos, la Commission rappelle que, dans la décision attaquée (p. 33 et 34), elle a analysé le PRE 1 en détail et l'a jugé insuffisant pour rétablir, même à long terme, la viabilité économique d'Air France. Ce faisant, elle aurait examiné le PRE 1 tel qu'il avait été présenté en octobre 1992 et ne l'aurait pas évalué sur la base des événements survenus postérieurement à la décision litigieuse d'investir.
94 En outre, ce serait à tort que la requérante affirme que seuls les comptes d'Air France au 30 septembre 1992 étaient disponibles au moment où la CDC-P a pris sa décision d'investir. L'ampleur des pertes subies par Air France en 1992 aurait été prévisible et partiellement établie dès le mois de novembre 1992. En effet, déjà les 13 octobre, 7 novembre et 15 décembre 1992, des articles de presse auraient indiqué que le président et le directeur général d'Air France avaient annoncé que les prévisions de pertes consolidées pour l'année 1992 étaient de l'ordre de 3 milliards de FF. La perspective de pertes de 3,2 milliards de FF aurait expressément été mentionnée dans un prospectus d'Air France relatif à un emprunt pour le mois de février 1993, sur lequel le visa de la Commission des opérations de Bourse (ci-après "COB") avait été apposé le 25 janvier 1993. Il serait inconcevable que la CDC-P, qui était en négociations avec Air France depuis le mois de novembre 1992, ne connût pas ce chiffre et ignorât la grave détérioration qu'il représentait par rapport aux pertes antérieures.
95 Contrairement aux affirmations de la requérante, le contexte immédiat de l'investissement litigieux ne conduirait donc nullement à admettre qu'un investisseur privé l'aurait effectué. La gravité de la situation d'Air France aurait été connue de la requérante. L'augmentation de 11,2 % du trafic, indiquée par celle-ci pour les onze premiers mois de l'année 1992 n'aurait constitué aucun signe d'amélioration du fait que, au cours de la même période, la recette unitaire enregistrée par Air France avait baissé de 8,1 %. Au surplus, les performances d'Air France en 1992 par rapport à ses concurrents auraient été relativement médiocres : Air France aurait augmenté de 8,9 % les passagers-kilomètres transportés alors que British Airways aurait progressé de 15,4 %, Lufthansa de 14 % et KLM de 16,1 %, le taux moyen d'amélioration en 1992 à cet égard, pour l'ensemble des compagnies de l'AEA, étant de 13,3 %.
96 Les perspectives à moyen et à long terme n'étaient pas non plus, de l'avis de la Commission, de nature à inciter un investisseur privé avisé à investir dans Air France à l'époque où la CDC-P a pris sa décision. La Commission estime que l'étude de la compagnie Rothschild invoquée par la requérante n'analyse ni les conséquences de la libéralisation du transport aérien en 1997, ni la situation financière d'Air France et n'aborde pas les problèmes liés à sa productivité. Quant au rapport rédigé par Lehman Brothers, la Commission souligne qu'il date du mois de septembre 1993, de sorte que son contenu et ses conclusions n'étaient pas connus de la CDC-P au moment de sa décision d'investir. En tout état de cause, ledit rapport affirmerait en ce qui concerne Air France : "Until recently, lack of strategic vision and restrictive work practices have been at the heart of continual and heavy group losses." De même, le rapport lierait le potentiel d'Air France à devenir une des compagnies européennes les plus rentables à sa capacité de réduire considérablement ses coûts. Or, le PRE 1, en vigueur à l'époque litigieuse, n'aurait prévu aucune mesure réelle pour réduire les coûts d'Air France.
- Appréciation du Tribunal
97 La décision attaquée expose en détail la situation économique d'Air France, en soulignant notamment la très forte dégradation de sa structure financière au cours des trois années précédant l'investissement litigieux. La Commission y relève qu'Air France a accumulé des pertes continues s'élevant à 717 millions de FF en 1990, à 685 millions de FF en 1991 et à 3,2 milliards de FF en 1992, la perte ayant ainsi quadruplé par rapport à 1991 en dépit de l'adoption, en 1991, du plan de restructuration CAP'93 et de l'injection, en 1991 et en 1992, de 5,84 milliards de FF (voir ci-dessus point 2). Elle considère en outre que le nouveau plan de restructuration PRE 1, adopté en octobre 1992, ne permettait manifestement pas de redresser, même à long terme, la situation difficile d'Air France.
98 Dans ce contexte, la Commission n'était pas tenue, dans l'exercice du pouvoir d'appréciation qui est le sien en la matière, d'atténuer le résultat négatif, auquel elle était parvenue, par la prise en considération des quelques signes et perspectives d'amélioration invoqués par la requérante, étant donné qu'ils pouvaient être considérés comme insignifiants par rapport à la situation économique et financière générale d'Air France. A cet égard, il suffit de renvoyer à l'arrêt de la Cour du 3 octobre 1991, Italie/Commission (C-261-89, Rec. p. I-4437, point 14), dans lequel la Cour, au lieu d'obliger la Commission à procéder à une compensation minutieuse entre tous les éléments négatifs et positifs, a admis, pour l'entreprise Aluminia, l'appréciation globale selon laquelle l'existence d'un résultat positif, à supposer qu'il ait été prévisible, n'aurait pas suffi à inciter un hypothétique investisseur privé à apporter le capital en cause, car un tel résultat était trop faible pour contrecarrer l'écrasant volume de l'endettement et les pertes accablantes.
99 Sans contester la réalité des éléments susmentionnés que la Commission a retenus dans la décision attaquée, la requérante avance toutefois une série de griefs dirigés contre les appréciations de la Commission.
100 Elle soutient, en premier lieu, que à la date à laquelle l'investissement litigieux a eu lieu, les comptes définitifs de l'exercice 1992 faisant état de la perte de 3,2 milliards de FF subie au cours de cette année n'avaient pas encore été publiés, de sorte que, à cette date, la CDC-P ne pouvait pas encore connaître ce chiffre négatif.
101 A ce propos, il convient de rappeler que des articles de presse parus en octobre, en novembre et en décembre 1992 dans Le Figaro, le Financial Times et Le Monde ont relaté que le groupe Air France s'attendait à un déficit d'une ampleur de 3 milliards de FF pour l'exercice 1992. En outre, un prospectus d'emprunt émis par Air France elle-même, qui, en date du 25 janvier 1993, a reçu le visa de la COB, fait état des "perspectives d'avenir" suivantes : "Le résultat net consolidé (part du groupe) de l'exercice 1992 est estimé aujourd'hui être une perte de 3,2 milliards de FF." La Commission pouvait donc à juste titre considérer qu'un investisseur privé avisé aurait été au courant de ces chiffres, d'autant plus que cet investisseur, la CDC-P, était engagé dans des négociations avec Air France depuis le mois de novembre 1992. Le grief dirigé contre la prise en considération, par la Commission, de la perte de 3,2 milliards de FF enregistrée en 1992 doit donc être rejeté.
102 La requérante fait, en deuxième lieu, grief à la Commission d'avoir négligé le caractère positif des objectifs accumulés du plan de restructuration PRE 1 et du programme CAP'93 - encore en vigueur en avril 1993 - et d'avoir fondé la décision attaquée sur des circonstances postérieures à la date de prise de la décision d'investissement, l'échec du plan PRE 1 ayant en effet résulté d'événements postérieurs à cette date.
103 A cet égard, il y a lieu d'observer que la décision attaquée, après avoir décrit les mesures prévues par le PRE 1, conclut que ce dernier est lacunaire à plusieurs égards et qu'il présente certaines déficiences. Ainsi, la Commission relève notamment que, en dehors de la création du centre de rabattement à l'aéroport Charles-de-Gaulle de Roissy-en-France, aucune autre mesure pour augmenter les recettes n'a été prévue, que le plan n'analysait pas l'évolution prévisible du marché en voie de libéralisation, qu'il ne prévoyait aucune adaptation de la politique commerciale d'Air France à la surcapacité temporaire du transport aérien, mais poursuivait au contraire une stratégie d'investissement, et qu'il ne prévoyait pas non plus d'autres mesures de restructuration en cas de dégradation supplémentaire de la situation économique de la compagnie. Dans ce contexte, aucune circonstance postérieure au mois de février 1993 n'est mentionnée ni prise en considération dans la décision attaquée. Face à ces appréciations, la requérante se borne à soutenir que la décision d'investir prise par la CDC-P a été largement conditionnée par la mise en place du PRE 1, à paraphraser les objectifs poursuivis par celui-ci et à énumérer les résultats espérés. Le Tribunal estime que cette manière d'argumenter n'est pas de nature à démontrer que la Commission a commis une erreur manifeste d'appréciation en considérant que le PRE 1 était insuffisant pour rétablir, même à long terme, la viabilité économique et la rentabilité d'Air France.
104 Quant à l'incidence du programme CAP'93, il y a lieu de relever que, d'une part, au cours de la procédure administrative, les autorités françaises n'ont établi aucun rapport entre l'investissement litigieux en l'espèce et le programme CAP'93. Elles ont au contraire indiqué, dans leur lettre du 7 janvier 1994, que cet investissement s'inscrivait dans le seul cadre du PRE 1. D'autre part, le CAP'93, accompagné d'une injection de 5,84 milliards de FF en 1991 et en 1992, s'était soldé par un quadruplement des pertes d'Air France qui ont atteint 3,2 milliards de FF en 1992. Par conséquent, c'est à juste titre que la Commission n'a pas tenu compte du programme CAP'93 dans la décision attaquée.
105 La requérante soutient enfin, en troisième lieu, que la Commission, en estimant qu'aucun investisseur privé avisé n'aurait effectué l'investissement litigieux, s'est mise en contradiction ouverte avec ses propres estimations optimistes quant à l'évolution du secteur de l'aviation civile communautaire en général, et d'Air France en particulier. Elle ajoute que ces estimations optimistes ont d'ailleurs été partagées par des experts du secteur bancaire.
106 Dans la mesure où la requérante renvoie ainsi aux décisions que la Commission avait adoptées les 20 novembre 1991 et 15 juillet 1992 (voir ci-dessus point 2), il convient de constater tout d'abord que la requérante cite le texte du communiqué de presse relatif à ces décisions, lequel traduit une évaluation beaucoup plus optimiste quant aux perspectives du groupe Air France que le texte des décisions elles-mêmes. Ces dernières se limitent en effet à considérer les opérations financières en cause comme compatibles avec le principe de l'investisseur privé avisé, au motif que les perspectives de rendement à long terme de l'investissement l'emportent, "sur la base des données disponibles", sur les difficultés à court terme résultant de la "structure financière actuelle" du groupe Air France. En outre, dans la décision du 20 novembre 1991, la Commission déclare qu'elle "réserve expressément sa position en ce qui concerne de nouvelles augmentations du capital d'Air France en 1992 et 1993" et que sa décision sur ces opérations dépendra d'une "appréciation actualisée de la situation économique et financière de l'entreprise, de la mise en œuvre du contrat de plan", etc.
107 Il s'avère donc que la Commission a elle-même limité dans le temps la portée de son évaluation quant aux perspectives du groupe Air France, ce qui exclut déjà une contradiction avec l'évaluation faite postérieurement dans la décision attaquée. En outre, si les décisions de 1991 et de 1992 ont autorisé l'injection de 5,84 milliards de FF, elles ont également pris en considération le plan de restructuration CAP'93 qui venait d'être lancé et auquel la Commission n'avait apparemment rien à reprocher à l'époque. Ainsi qu'il a été constaté ci-dessus, ce n'est qu'au début de 1993 qu'un investisseur privé avisé se serait rendu compte que, malgré le CAP'93 et les 5,84 milliards de FF injectés, les pertes d'Air France allaient quadrupler et que le plan de restructuration subséquent (PRE 1) ne serait pas suffisant. Cela étant constaté, la Commission pouvait considérer, dans la décision attaquée, que les perspectives du groupe Air France à moyen et à long terme étaient mauvaises, sans se mettre en contradiction avec les deux décisions antérieures.
108 S'agissant des décisions 94-118, du 21 décembre 1993 (Aer Lingus), et 94-653, du 27 juillet 1994 (Air France), précitées, la Commission, tout comme dans la décision attaquée, a estimé que la situation économique et financière des entreprises concernées était telle qu'aucun investisseur privé avisé n'aurait effectué les opérations financières critiquées. Ces dernières ont donc, tout comme celles faisant l'objet de la présente affaire, été qualifiées d'aides d'Etat. Ce n'est qu'en application des dispositions dérogatoires de l'article 92, paragraphe 3, sous c), du traité que la Commission a, d'une part, admis l'existence de deux plans de restructuration valables et, d'autre part, estimé que les aides étatiques projetées étaient justifiées par la situation de l'aviation civile communautaire, dont les perspectives seraient positives à moyen et à plus long terme. Par conséquent, il n'y a pas eu de contradictions quant à l'application du critère de l'investisseur privé avisé.
109 Quant aux estimations positives effectuées par la compagnie financière Edmond de Rothschild Banque et la banque d'affaires Lehman Brothers, elles se référaient au secteur aéronautique en tant que tel et aux possibilités de développement d'Air France. Or, aussi longtemps qu'Air France n'avait pas présenté un plan de restructuration convaincant - ce qui n'était pas le cas au début de 1993 (voir ci-dessus point 103) -, la Commission pouvait à juste titre considérer qu'Air France ne bénéficierait ni de son éventuel potentiel de développement, ni d'une évolution positive du secteur de l'aviation civile communautaire.
110 Il résulte de ce qui précède que l'argument pris d'une analyse erronée du contexte de la décision d'investissement doit être rejeté.
Quant à l'argument pris d'une erreur manifeste dans l'application du principe de l'investisseur privé avisé au regard des caractéristiques des titres émis
- Arguments des parties
111 La requérante estime que les émissions litigieuses constituent des opérations de marché réalisées aux conditions du marché et reproche, en premier lieu, à la Commission d'avoir ignoré, dans la décision attaquée, le fait que l'investissement litigieux était effectué par un appel public à l'épargne et, loin d'être réservé à la seule CDC-P, ouvert à tout investisseur intéressé. Cet appel public à l'épargne aurait impliqué, en vertu des dispositions nationales applicables, la soumission d'un prospectus des émissions envisagées au contrôle préalable de la COB. Or, celle-ci ayant apposé son visa sur le prospectus établi pour les émissions d'avril 1993, il serait clair qu'elle a estimé que le projet ne faisait pas courir des risques insupportables pour les investisseurs. La COB n'aurait même pas fait usage de la possibilité qui lui est réservée par les dispositions nationales applicables de formuler un avertissement et d'en demander l'insertion dans le prospectus.
112 La requérante fait valoir, en se référant aux missions conférées à la COB, que, même si le contrôle de la compatibilité des risques avec l'intérêt des investisseurs ne signifie pas systématiquement un contrôle de l'opportunité de l'opération envisagée, la COB n'hésite pas, dans la pratique, à refuser son visa à des opérations présentant trop de risques. La COB aurait pu refuser d'octroyer son visa aux émissions litigieuses ou insérer un avertissement attirant l'attention des investisseurs sur les risques encourus, si elle avait estimé que la souscription faisait courir des risques incompatibles avec les intérêts des épargnants. Par conséquent, la Commission n'aurait pas pu conclure, sauf à contester le visa de la COB qu'elle n'a même pas évoqué dans la décision attaquée, que les perspectives de rentabilité de l'investissement de la CDC-P étaient telles qu'un investisseur privé n'y aurait pas souscrit.
113 La requérante conteste, en second lieu, la position de la Commission quant au caractère inhabituel, sur les marchés financiers, des titres émis par Air France et souscrits par la CDC-P. En effet, les plus grandes entreprises françaises auraient procédé, par exemple au cours des seules années 1990 et 1991, à des émissions comparables. Les ORA et TSIP-BSA litigieux revêtiraient un caractère adéquat en ce qu'ils assurent, tout d'abord, à leurs souscripteurs une rémunération certaine à court et à moyen terme et permettent, ensuite, d'espérer un "effet de levier" important à long terme, en donnant accès au capital d'Air France. De toute façon, la Commission n'aurait pas apporté la preuve que les caractéristiques des titres émis ne seraient pas normales pour ce type de produits. Ainsi, contrairement au cas d'un prêt accordé à un taux inférieur à celui du marché où l'élément d'aide est constitué par la différence entre le taux normal et le taux dérogatoire, l'opération d'investissement litigieuse en l'espèce ne comporterait aucun élément d'aide.
114 Dans sa réplique (points 103 à 107), la requérante déclare, dans le contexte de l'évaluation des TSIP litigieux, qu'Air France a émis en février et en juin 1993 deux emprunts obligataires de 1,5 milliard de FF chacun, qui ont été dirigés par le Crédit lyonnais. Elle ajoute que la rémunération servie pour les TSIP après l'an 2000, comparée avec les intérêts servis pendant la même période pour les TSIP émis à la même époque par le Crédit lyonnais, le CIC et la Banque La Henin, se situait dans les "fourchettes du marché". Elle procède enfin à une comparaison des conditions des émissions des TSIP-BSA litigieux avec celles des émissions d'obligations assorties de bons de souscription d'actions (OBSA), dont elle estime qu'il s'agit d'un produit financier aux caractéristiques très proches du TSIP-BSA, ainsi qu'à une comparaison par analogie avec les émissions d'obligations convertibles (OC) intervenues depuis 1990.
115 En outre, elle relève que les ORA et les TSIP-BSA destinent leurs titulaires à être actionnaires après une période d'observation remunérée, de sorte que la décision de souscrire à ce type de produits s'explique par la rémunération versée pendant la période de l'emprunt, ainsi que par l'espérance de gain par la réalisation d'une plus-value significative sur les actions au moment de la conversion des obligations en actions. L'analyse de la Commission fondée sur la seule situation financière d'Air France dans les années 1992 et 1993 ne serait donc pas pertinente d'un point de vue financier ; toute appréciation de la rentabilité de l'investissement aurait dû supposer une analyse de l'évolution de la situation financière d'Air France jusqu'en l'an 2000. Les BSA attachés aux TSIP permettraient à leurs titulaires de souscrire à des actions nouvelles d'Air France, et cela à un prix de 517 FF par action, alors que la valeur estimée d'une telle action était à l'époque de 849 FF "à l'horizon 2000", ainsi que cela ressortirait d'un document d'Air France en date du 19 février 1993. L'affirmation faite dans la décision attaquée, selon laquelle les BSA seraient sans valeur puisque les actions sous-jacentes n'auraient pas de valeur à la date projetée de leur souscription, serait donc arbitraire.
116 En ce qui concerne plus particulièrement les TSIP, la requérante rappelle que le contrat d'émission prévoit une clause de remboursement anticipé au gré d'Air France à compter du 1er janvier 2000. La CDC-P aurait donc été fondée à estimer que le mécanisme de marge progressive affectant le taux d'intérêt variable à partir de l'exercice 2000 incitait Air France à rembourser les TSIP de façon anticipée le 1er janvier 2000. Ce mécanisme d'incitation au remboursement anticipé aurait dû conduire un investisseur avisé, telle que la CDC-P, à analyser les TSIP émis comme des obligations classiques à échéance au 1er janvier 2000, assortis d'intérêts fixes et progressifs variant de 5,5 à 8,5 % et bénéficiant d'un taux de rendement actuariel de 7 %.
117 A l'audience, la requérante a précisé ce dernier grief. Selon elle, la Commission aurait commis deux erreurs fondamentales d'appréciation. D'une part, après avoir qualifié les ORA d'investissement participatif et d'augmentation de capital différée, elle aurait déclaré que "les mêmes considérations valent aussi pour les TSIP-BSA" (décision attaquée, p. 32). Ce faisant, la Commission aurait dénaturé les TSIP et en aurait fait des titres participatifs, bien que les TSIP soient essentiellement un produit obligataire rapportant des intérêts et qui, au seul choix de l'investisseur, ne peut qu'éventuellement donner accès au capital d'Air France. D'autre part, en affirmant (p. 32 également) au sujet des mêmes TSIP-BSA que "le détenteur peut renoncer à son droit de souscription et décider de continuer à percevoir des intérêts après le 1er janvier 2000 jusqu'à ce que l'entreprise décide de rembourser les actions", la Commission laisserait entendre que la renonciation à la conversion des BSA en actions entraînerait le droit, pour le souscripteur, de continuer à percevoir des intérêts après le 1er janvier 2000. Or, ce seraient deux questions complètement différentes, puisque les BSA sont indépendants des TSIP et cessibles en tant que tels.
118 La requérante relève enfin la potentialité de plus-values que pouvait laisser espérer une privatisation future d'Air France. Le succès de la privatisation de British Airways, mais également la perspective, à la fin de l'année 1992, d'un changement de majorité politique en France en avril 1993, auraient pu laisser augurer une telle évolution. Cette perspective de privatisation future aurait été en discussion à l'époque de la réalisation de l'investissement litigieux, comme en témoignent des déclarations faites par des représentants de la future majorité au pouvoir. La CDC-P aurait donc pu légitimement, à la fin de l'année 1992 et au début de l'année 1993 - c'est-à-dire quelques mois avant les élections législatives françaises dont l'issue ne faisait alors aucun doute - espérer une privatisation future d'Air France ayant pour effet d'accroître à terme la liquidité des actions d'Air France dont elle deviendrait propriétaire grâce aux titres litigieux.
119 Quant au caractère des titres émis par Air France et souscrits par la CDC-P, la Commission rappelle avoir examiné leurs caractéristiques de façon approfondie (décision attaquée, p. 28 à 29 et 32).
120 Elle ajoute que le caractère exceptionnel des ORA est attesté par le fait que, en 1993, Air France était la seule entreprise émettrice d'ORA simples et que leur émission représente 70 % du volume total des ORA émises en France, tous types confondus. Aux deux autres émissions d'ORA en 1993 auraient été rattachés des BSA ; les sociétés émettrices auraient été cotées en Bourse. Les ORA d'Air France auraient été les seules à être émises en dehors du marché réglementé ; en l'absence de cotation et de marché secondaire, ces ORA seraient peu liquides, d'autant plus qu'elles sont nominatives. En outre, en cas de dissolution de l'entreprise, les détenteurs seraient remboursés au même titre que les actionnaires, après tous les autres créanciers.
121 Quant aux TSIP-BSA, la Commission souligne que, en 1993, Air France était la seule société à émettre ce type de titres, dont le caractère inhabituel est démontré par le fait qu'une seule émission de TSIP a eu lieu en 1992 et aucune en 1991. Elle ajoute que les TSIP-BSA revêtent le même caractère peu liquide que les ORA. Puisque aucune émission de TSIP autre que celle d'Air France n'a eu lieu en 1993, les comparaisons opérées par la requérante avec les émissions de TSIP par d'autres sociétés seraient sans pertinence. En tout état de cause, ces autres TSIP seraient très différents de ceux émis par Air France. Dans sa duplique, la Commission ne prend pas position sur les détails de l'argumentation développée dans la réplique, relative à l'évaluation des TSIP-BSA litigieux ainsi qu'à leur comparaison avec des TSIP émis par d'autres sociétés ou avec d'autres types de titres émis.
122 La Commission considère que l'accès au capital d'Air France - à terme pour les détenteurs des ORA, éventuel pour les titulaires des TSIP-BSA - ne permettait pas d'espérer un "effet de levier" important à longue échéance, en termes de plusvalue potentielle. La requérante aurait elle-même reconnu, dans sa requête, qu'il était difficile de prévoir en mars 1993 la valeur des actions d'Air France en l'an 2000 et l'importance de la plus-value éventuelle ; pourtant, un mois auparavant, la valeur estimée de l'action à cette échéance aurait été chiffrée avec précision à 849 FF. Or, la Commission fait observer que, en décembre 1994, le prix de l'action d'Air France a été fixé à 78 FF par un arrêté du ministre de l'Economie et des Finances conformément à l'avis émis par la commission de la privatisation.
123 Le caractère inhabituel de la souscription litigieuse serait confirmé par le fait que, en dépit du caractère prétendument attrayant des émissions en cause, seule la CDC-P a témoigné d'un véritable intérêt pour elles puisqu'elle a souscrit, à elle seule, à 99,9 % des TSIP-BSA et à 99,7 % des ORA, alors qu'elle ne détenait que 0,53 % du capital d'Air France. La Commission conclut que la situation financière d'Air France, notamment l'ampleur des pertes enregistrées et le niveau d'endettement, ainsi que les faiblesses inhérentes au PRE 1 et les insuffisances de ce dernier à redresser cette situation, mettaient Air France dans l'impossibilité d'acquérir les sommes en cause sur les marchés des capitaux et que, dès lors, un investisseur privé n'aurait pas investi dans Air France des sommes de cette importance.
124 La Commission considère que l'octroi d'un visa par la COB ne constitue pas une ratification, à tous égards, de l'émission litigieuse. Ce visa attesterait seulement que l'information présentée aux investisseurs potentiels est suffisante pour qu'ils soient en mesure de prendre leur décision en pleine connaissance de cause. Ledit visa n'impliquerait aucune appréciation sur l'opportunité des opérations envisagées ou sur le bien-fondé de leurs modalités ; il serait apposé lorsque la COB approuve la régularité formelle de l'opération.
125 Dans la mesure où la requérante lui reproche d'avoir dénaturé les TSIP-BSA, la Commission a déclaré à l'audience que, pour elle, l'essentiel n'était pas tellement les caractéristiques techniques ou spécifiques des ORA, d'une part, et des TSIP-BSA, d'autre part, mais surtout le principe d'un investissement dans Air France. Par ailleurs, elle n'aurait commis aucune erreur manifeste d'appréciation lorsqu'elle a retenu la caractéristique principale des TSIP-BSA, à savoir une conversion facultative, par rapport à la conversion obligatoire des ORA à leur échéance. Enfin, dans son prospectus relatif aux émissions litigieuses, Air France aurait elle-même indiqué que l'émission tant des ORA que des TSIP-BSA visait à renforcer à terme ses capitaux propres.
- Appréciation du Tribunal
126 En ce qui concerne, en premier lieu, l'éventuelle incidence du visa que la COB a apposé sur le prospectus des émissions litigieuses, il ressort du dossier (réplique, point 115) que la requérante n'a pas allégué que la COB avait, au cas d'espèce, effectivement contrôlé l'opportunité pour un investisseur privé avisé d'effectuer ou non l'opération financière litigieuse ; au contraire, la requérante a admis qu'un tel contrôle systématique de la part de la COB n'a pas lieu.
127 A cet égard, il convient de constater que, au moyen de la formule utilisée, la COB déclare simplement avoir apposé "par application des articles 6 et 7 de l'ordonnance n° 67-833 du 28 septembre 1967, [...] son visa n° 93-138 du 25 mars 1993 sur le présent prospectus". Il apparaît ainsi effectivement qu'elle n'a pas fourni un avis motivé contenant des appréciations économiques et financières contraires à celles figurant dans la décision attaquée, dont la Commission aurait pu et, le cas échéant, dû tenir compte.
128 En ce qui concerne, en second lieu, les griefs tirés d'une méconnaissance, par la Commission, de la valeur et des caractéristiques des titres émis, il convient d'examiner, tout d'abord, si la Commission a opéré une assimilation erronée des TSIP-BSA aux ORA.
129 Le passage correspondant de la décision attaquée (p. 32) se lit comme suit :
"On peut comparer la souscription de la CDC-P aux ORA à un investissement participatif, qui vise à renforcer les capitaux propres de la compagnie aérienne. Les ORA sont des titres qui sont obligatoirement convertis en actions et, du point de vue financier, constituent une augmentation de capital différée. Dans le cas des ORA, le retour sur l'investissement dépendra, comme cela est expliqué ci-dessus, des performances financières de l'entreprise et de la valeur des actions d'Air France au moment de la conversion. Les mêmes considérations valent aussi pour les TSIP-BSA. Ces TSIP-BSA ne sont toutefois pas obligatoirement remboursés en actions [...]"
130 Aux fins d'une interprétation objective de l'assimilation de ces deux types de titres ("les mêmes considérations valent aussi"), ce passage doit être replacé dans le contexte de la motivation générale consacrée aux titres émis. A cet égard, les caractéristiques essentielles de ces titres sont correctement décrites dans la décision attaquée (p. 28 et 29) et la requérante n'a d'ailleurs jamais contesté cette description en tant que telle. Il ne saurait donc être question d'une confusion, par la Commission, des mécanismes de fonctionnement des ORA, d'une part, et des TSIP-BSA, d'autre part.
131 S'agissant de l'appréciation économique des titres émis, la qualification d'"investissement participatif" et d'"augmentation de capital différée", qui est incontestablement exacte pour les ORA en ce qu'elles sont obligatoirement remboursées en actions, est également valable pour les BSA, sous la réserve - soulignée par la Commission elle-même - que leur convertibilité en actions n'est que facultative.
132 En ce qui concerne les TSIP, s'il est exact qu'ils rapportent seulement des intérêts sans donner droit à une conversion en actions, il est également vrai qu'ils ne sont en réalité remboursables qu'en cas de liquidation ou de dissolution d'Air France ; en effet, à la date pertinente de début 1993, tout remboursement anticipé par Air France devait, en raison des pertes subies et de l'absence d'un plan de restructuration valable, sembler irréalisable aux yeux d'un investisseur privé avisé. Par conséquent, la Commission a pu considérer que les TSIP avaient une "durée indéterminée" (p. 28), sans commettre une erreur manifeste d'appréciation.
133 Par ailleurs, le prospectus d'Air France relatif aux émissions litigieuses (annexe 2 à la requête) indique expressément dans son chapitre II, sous B, 2.1.7, que l'émission des TSIP-BSA "vise à renforcer à terme les capitaux propres de la société". Du reste, la requérante a réitéré ce dernier point de vue au cours de la procédure écrite [requête, point 24, sous a)] en soulignant "qu'à la différence d'autres produits tels qu'emprunts obligataires classiques [...], les TSIP-BSA destinent leurs titulaires à être actionnaires après une période d'observation rémunérée". Dès lors, la Commission n'a pas commis une erreur manifeste d'appréciation en assimilant, dans une certaine mesure, les TSIP-BSA aux ORA.
134 En tout état de cause, elle pouvait considérer que, eu égard à la situation économique d'Air France qui ne cessait de se dégrader et à l'absence d'un plan de restructuration valable, un investisseur privé avisé n'aurait, au début de l'année 1993, pas procédé à la souscription de la presque totalité des ORA et des TSIP-BSA émis par Air France, comme l'a fait la CDC-P et, derrière elle, la Caisse. En effet, il n'y avait guère de perspectives de remboursement, par Air France, des capitaux investis, que ce soit en actions ou par restitution des fonds apportés. Il n'est donc pas établi que la Commission a commis une erreur manifeste d'appréciation en concluant que la valeur des futures actions sous-jacentes aux ORA et aux BSA serait négligeable et en soulignant que les TSIP présentaient les inconvénients supplémentaires de n'être remboursables qu'après toutes les autres créances, sauf les ORA, en cas de dissolution ou de liquidation d'Air France, et d'encourir une suspension du versement de leurs intérêts de l'année au cours de laquelle Air France enregistrerait une perte consolidée supérieure à 30 % de son capital. Il est d'ailleurs significatif qu'aucune des trois banques privées ayant effectivement participé à l'investissement litigieux n'ait voulu souscrire aux TSIP.
135 La Commission ayant donc pu censurer, en application de son pouvoir discrétionnaire d'appréciation, l'investissement litigieux dans son ensemble, elle n'était pas tenue d'isoler l'élément d'aide contenu dans chaque ORA ou TSIP-BSA par comparaison avec les éventuelles conditions normales du marché, notamment au regard de leurs taux d'intérêt et de rendement interne. Cette constatation est également vraie pour ce qui est de la comparaison des TSIP-BSA avec d'autres titres prétendument semblables. En effet, ces éléments comparatifs, même si la Commission ne les a pas contestés en substance, sont dénués de pertinence, étant donné que la requérante n'a pas affirmé, et encore moins établi que, d'une part, ces autres titres présentaient des risques comparables à ceux des TSIP - notamment en ce qui concerne les conditions défavorables de leur remboursement en cas de dissolution ou de liquidation de la société émettrice - et, d'autre part, que les sociétés émettrices autres qu'Air France s'étaient trouvées, à la date de l'émission, dans une situation économique et financière comparable à celle d'Air France au début de l'année 1993.
136 Au regard de ce qui précède, il est également inutile d'examiner si la Commission a ou non méconnu le caractère indépendant des BSA par rapport aux TSIP, en indiquant que "le détenteur peut renoncer à son droit de souscription et décider de continuer à percevoir des intérêts [...]". En effet, aussi bien les BSA que les TSIP pouvaient être considérés comme ne présentant - ni conjointement ni individuellement - une valeur réelle qui aurait justifié, dans l'optique d'un investisseur privé avisé, de procéder à un investissement de l'ampleur de celui effectué par la CDP-P, c'est-à-dire par la Caisse.
137 Il en est de même du fait que, dans sa décision 94-653, du 27 juillet 1994, précitée (voir ci-dessus point 26), la Commission a qualifié les ORA de quasi-fonds propres d'Air France et les TSIP-BSA de dettes. En effet, eu égard aux caractéristiques des TSIP et à leur valeur réelle, telles qu'exposées ci-dessus, la question de savoir si la qualification effectuée dans cette décision 94-653 pour déterminer la ratio d'endettement d'Air France est conforme aux règles relatives à l'établissement du bilan peut certes être soulevée dans un éventuel litige concernant cette dernière décision, mais n'est pas pertinente dans le présent contexte.
138 Enfin, dans la mesure où la requérante relève la potentialité de plus-values des actions d'Air France à la suite de sa privatisation espérée après les élections législatives françaises, il suffit de constater que ces perspectives ont, au cas d'espèce, un caractère trop vague et ne sauraient donc être considérées comme des motifs valables amenant un investisseur privé avisé à placer des sommes correspondant à l'investissement de la CDC-P, c'est-à-dire de la Caisse.
139 Il résulte de tout ce qui précède que l'argument pris d'une erreur dans l'application du principe de l'investisseur privé avisé au regard des caractéristiques des titres émis doit également être rejeté.
Quant au grief pris d'une erreur d'analyse sur la portée des souscriptions des autres actionnaires privés d'Air France et sur la portée d'autres investissements dans Air France
- Arguments des parties
140 La requérante reproche à la Commission de s'être limitée à constater, dans la décision attaquée, que les parts détenues par les actionnaires privés d'Air France ne représentent que 0,132 % de son capital, que la part des titres auxquels ils ont souscrit est donc négligeable et qu'une banque d'investissement peut se risquer à quelques investissements hasardeux pour diversifier son portefeuille. Or, selon la requérante, il importe de souligner que rien n'obligeait les investisseurs privés qui, en leur qualité d'actionnaires, connaissaient la situation d'Air France à souscrire aux émissions litigieuses.
141 La requérante ajoute que, conformément à l'arrêt du 21 mars 1991, Italie/Commission, C-305-89, précité (points 19 et 20), la Commission aurait dû analyser les risques assumés par les investisseurs privés par rapport à leur surface financière, afin d'évaluer s'ils auraient été amenés, s'ils avaient la même taille que la CDC-P, à investir 1,5 milliard de FF. Or, l'analyse de la Commission se serait bornée à la constatation de la valeur absolue des investissements privés.
142 En outre, la Commission n'aurait pas pris en compte le fait que les investisseurs privés souhaitaient acquérir un nombre de titres proportionnellement supérieur à leurs parts respectives dans le capital d'Air France, leur souscription ayant cependant été limitée, afin d'éviter que la souscription litigieuse soit considérée, en application de la législation nationale, comme une privatisation partielle.
143 La requérante conteste toutefois l'argumentation développée par la Commission selon laquelle la réglementation en matière de privatisation partielle serait la cause de la faible participation des autres actionnaires privés d'Air France aux émissions litigieuses. En réalité, les demandes de ces actionnaires n'auraient pu être satisfaites dans leur totalité parce que l'Etat français avait renoncé à son droit préférentiel de souscription et que la CDC-P s'était vu attribuer la plus grosse proportion des titres demeurant disponibles. Or, la CDC-P n'aurait pas souhaité renoncer au droit de souscription qui lui était conféré en vertu des stipulations du contrat d'émission.
144 Dans sa réplique, la requérante a mentionné, dans le passage relatif à l'évaluation des TSIP (voir ci-dessus point 114), deux emprunts obligataires de 1,5 milliard de FF chacun émis par Air France en février et en juin 1993 et dirigés par le Crédit lyonnais. A l'audience, elle a précisé ce dernier élément en soulignant que, à l'époque litigieuse, d'autres investisseurs privés ont ainsi témoigné de leur confiance dans les capacités économiques et financières d'Air France. Air France aurait ainsi été capable d'émettre en février et en juin 1993, auprès d'un pool de cinq banques, des obligations à hauteur de 3 milliards de FF ainsi que, en octobre 1993, un emprunt de 300 millions de FF qui aurait été intégralement souscrit par une banque privée américaine (voir ci-dessus point 14). Les cinq banques - nationalisées et privées - auraient répercuté ces obligations sur d'autres investisseurs privés, tels que des caisses de retraite. Or, tous ces investisseurs privés auraient nécessairement fait la même analyse positive que la CDC-P en ce qui concerne les perspectives économiques et financières d'Air France. Par ailleurs, les grands constructeurs d'avions auraient également fait confiance à Air France puisqu'ils lui ont vendu en 1993, avec contrats de financement, huit avions correspondant à 3 milliards de FF.
145 La Commission se réfère aux considérations développées dans la décision attaquée (p. 31 et 32) et rappelle le caractère négligeable des titres souscrits par les actionnaires privés d'Air France. Même en tenant compte de la volonté de ces actionnaires de souscrire aux titres litigieux pour un montant supérieur, ce montant global (environ 26 millions de FF) ne représenterait que 3,3 % du total de l'émission, c'est-à-dire un investissement peu important, sans risque significatif pour les actionnaires privés. Par ailleurs, seule la CDC-P, grâce à son statut d'établissement public, aurait été en mesure de souscrire aux ORA auxquelles l'Etat français avait renoncé. Si la CDC-P a pu souscrire à 99,7 % des ORA, ce serait précisément parce que les actionnaires privés étaient limités dans leur droit, en vertu de la législation française en matière de privatisation partielle, et que le droit non exercé par l'Etat ne pouvait l'être que par la CDC-P.
146 Quant à l'argumentation développée par la requérante lors de l'audience (voir ci-dessus point 144), la Commission a fait valoir, à la même audience, qu'il s'agit d'arguments nouveaux ne précisant ni les banques impliquées ni les caractéristiques des titres émis.
147 Elle rappelle en outre que la situation financière d'Air France était analogue à celle de l'entreprise Boussac Saint Frères visée par l'arrêt France/Commission, précité (point 40), dans lequel la Cour a déclaré que des investissements privés considérablement plus faibles que les apports publics n'empêchent pas de qualifier d'aides d'Etat les mesures en cause, lorsque l'entreprise bénéficiaire n'aurait pas été en mesure de réunir les fonds nécessaires sur le marché des capitaux et que, à cause de sa situation financière, l'on ne pouvait pas escompter une rentabilité acceptable des investissements dans un délai raisonnable.
- Appréciation du Tribunal
148 En ce qui concerne la participation des trois actionnaires privés à l'investissement litigieux, il convient de rappeler que la décision attaquée expose, de manière circonstanciée, que certains actionnaires privés, à savoir quelques membres du personnel d'Air France, ainsi que la Bank of New York/Londres, le Bankers Trust INT.PLC et Granite Capital LP, ont souscrit à des ORA et à quelques TSIP, étant précisé qu'aucune banque n'a souscrit aux TSIP. La décision souligne cependant que les parts détenues par les actionnaires privés d'Air France ne représentent que 0,132 % de son capital et que la part des ORA et des TSIP auxquels ils ont souscrit est négligeable (4 516 ORA sur 1 877 526 et 14 TSIP sur 483 456). La participation des investisseurs privés à la souscription des ORA et des TSIP-BSA ne pourrait en conséquence exclure la possibilité que les apports de capitaux constituent une aide d'Etat. Enfin, le fait pour les trois banques d'avoir demandé à souscrire aux ORA pour 25,9 millions de FF - soit 9,9 pour la Bank of New York/Londres, 7,9 pour le Bankers Trust INT. PLC et 7,9 pour Granite Capital LP - n'aurait aucune signification décisive, étant donné que les 65 025 ORA auxquelles les trois banques voulaient souscrire ne représenteraient qu'un faible pourcentage (3,3 %) du nombre total des ORA auxquelles tous les investisseurs voulaient souscrire (1 942 760).
149 A cet égard, il y a lieu d'admettre que, au vu des éléments d'appréciation dont elle disposait et dans le cadre de son pouvoir discrétionnaire en la matière, la Commission pouvait raisonnablement considérer que à la fois la valeur des titres auxquels les investisseurs privés ont effectivement souscrit et celle des titres auxquels ils ont voulu souscrire étaient considérablement plus faibles que la valeur totale des titres auxquels la CDC-P, relevant du secteur public, a souscrit. Elle était donc fondée à conclure, sans commettre une erreur manifeste d'appréciation, que les intentions des investisseurs privés qui s'étaient manifestés en l'espèce ne démontraient pas qu'un investisseur privé avisé, ayant la même taille que la CDC-P, c'est-à-dire également que la Caisse, aurait risqué d'investir 1,5 milliard de FF dans la compagnie Air France.
150 Dans la mesure où la requérante renvoie aux trois emprunts obligataires des mois de février, de juin et d'octobre 1993, il convient de rappeler que la décision attaquée fait état des deux premiers emprunts en relevant que, à la fin de l'année 1992, le bilan du groupe Air France faisait apparaître un déséquilibre temporaire en faveur des dettes à court terme et qu'"on a remédié à cette situation entretemps par deux émissions d'obligations à long terme en mars et en juin 1993, pour un total de 3 milliards de FF" (p. 30). En outre, la Commission a renvoyé, dans son mémoire en défense (point 100), au prospectus d'emprunt de février 1993 revêtu du visa de la COB du 25 janvier 1993 (dont trois pages ont été jointes en annexe 23 au mémoire en défense), pour démontrer que la perspective d'une perte de 3,2 milliards de FF était déjà connue à l'époque.
151 A cet égard, il y a lieu de rappeler, tout d'abord, que la comparaison des titres litigieux en l'espèce avec d'autres types de titres, tels que les trois emprunts obligataires invoqués par la requérante, est dénuée de pertinence dans la mesure où la requérante n'a pas affirmé, et encore moins établi, que ces emprunts - remboursables après une période déterminée - présentent des caractéristiques semblables aux risques spécifiques des ORA et TSIP-BSA. En effet, la requérante n'a fourni aucune précision quant à ces emprunts (durée totale, taux d'intérêt, amortissement, rang des créances, admissibilité éventuelle à la Bourse, etc.). Elle ne s'est pas non plus prononcée sur les banques qui ont souscrit à ces emprunts, ni sur les investisseurs privés sur lesquels les emprunts auraient été finalement répercutés (taille, diversifications éventuelles, ampleur des risques encourus par la souscription aux emprunts). L'argumentation relative à ces emprunts ne démontre, par conséquent, aucune erreur manifeste d'appréciation de la Commission et ne saurait, dès lors, être accueillie.
152 Il en est de même du grief tiré de la vente d'avions à Air France sur la base de contrats de financement, étant donné qu'aucun détail relatif à ces ventes - notamment en ce qui concerne les modalités du transfert de la propriété des avions - n'a été fourni par la requérante.
153 Il résulte de tout ce qui précède que l'argument pris d'une erreur d'analyse sur la portée des investissements privés allégués doit également être rejeté.
154 Aucun des arguments avancés à l'appui de la seconde branche du premier moyen n'étant fondé, cette branche ne saurait être accueillie. Par conséquent, le premier moyen doit être rejeté dans son ensemble.
2. Sur le moyen tiré d'une violation de l'article 190 du traité
Arguments des parties
155 La requérante considère que la décision attaquée doit être annulée pour défaut de motivation. En effet, le pouvoir de la Commission d'enjoindre aux Etats membres d'ordonner la restitution des aides d'Etat illégales s'étendrait aux seuls éléments d'aide, c'est-à-dire, en l'espèce, à la différence entre le taux de rémunération habituellement offert sur le marché financier pour des produits comparables aux titres émis par Air France et le taux de rémunération offert dans le cadre des émissions litigieuses. Par conséquent, la décision attaquée ne démontrerait nullement que le montant dont la restitution est ordonnée après déduction des intérêts correspond à des éléments d'aide. La Commission aurait donc manqué à son obligation de motiver la décision ordonnant la restitution du montant des souscriptions.
156 La requérante reproche à la Commission d'avoir analysé les émissions litigieuses comme s'il s'agissait d'une simple prise de participation dans Air France et d'avoir exigé le recouvrement de la totalité du montant de l'investissement de la CDC-P, après déduction des intérêts. Or, pour motiver réellement la décision attaquée, la Commission aurait dû expliquer - compte tenu de la nature spécifique des titres émis et, en particulier, du fait que ceux-ci prévoyaient le paiement d'intérêts au moins jusqu'en l'an 2000 - pourquoi le taux de rémunération offert ne correspondait pas au risque de l'investissement. Même si l'on considérait que la valeur des actions d'Air France serait nulle en l'an 2000, une analyse de l'avantage économique réel dont avait bénéficié Air France aurait supposé que fût effectuée une comparaison entre le taux d'intérêt prévu par le contrat d'émission des ORA et les taux habituellement pratiqués sur le marché des emprunts à long terme. De même, concernant les TSIP-BSA, la Commission aurait dû examiner les conditions de rémunération des titres émis.
157 A titre d'exemple, la requérante renvoie à la décision 88-454-CEE de la Commission, du 29 mars 1988, concernant les aides accordées par le gouvernement français au groupe Renault, entreprise produisant essentiellement des véhicules automobiles (JO L 220, p. 30), dans laquelle ont été quantifiés les éléments d'aide compris dans l'ensemble des sommes reçues par le groupe Renault. Relevant que des prêts avaient été accordés à un taux inférieur au taux de référence du marché, la Commission aurait calculé la différence entre ces taux afin d'isoler le montant de la bonification accordée et donc l'aide consentie. Or, en l'espèce, la Commission n'aurait procédé à aucune analyse économique lui permettant de déterminer l'avantage économique réel dont aurait bénéficié Air France grâce aux émissions litigieuses.
158 La requérante ajoute que la Commission n'a pas précisé, dans la décision attaquée, d'autres éléments tant juridiques qu'économiques ou financiers à l'appui de son raisonnement concernant la qualification des investissements litigieux. Elle renvoie à l'absence de qualification du caractère étatique de la CDC-P, ainsi qu'aux analyses inexactes quant à la date de prise de la décision d'investir, quant à l'application du principe de l'investisseur privé avisé et quant au contexte général de la décision d'investissement. En outre, elle souligne l'absence, dans la décision attaquée, de tout élément permettant d'apporter le commencement d'un élément de preuve d'une instruction préalable d'une autorité étatique, l'absence d'analyse de la situation des marchés financiers à l'époque litigieuse et l'absence de toute comparaison avec des produits financiers présentant des caractéristiques comparables aux ORA et TSIP-BSA émis par Air France.
159 La Commission, après avoir souligné son pouvoir d'enjoindre aux Etats membres d'ordonner la restitution des aides incompatibles avec le Marché commun, rappelle la jurisprudence de la Cour, relative à la finalité et à la portée du devoir de motivation imposé par l'article 190 du traité, tant en général que dans le secteur spécifique des aides d'Etat. Or, en l'espèce, elle aurait informé le gouvernement français, avant l'ouverture même de la procédure de l'article 93, paragraphe 2, que tout bénéficiaire d'une aide octroyée illégalement pouvait être amené à restituer cette aide. La justification de la restitution du montant total de l'aide ne devant pas être prise isolément mais devant être replacée dans le cadre de la décision elle-même (voir l'arrêt du 21 mars 1991, Italie/Commission, C-303/88, précité, point 54), la Commission considère que la décision attaquée en l'espèce contient une motivation suffisante.
160 Elle expose enfin qu'elle a longuement expliqué, dans la décision attaquée, que la situation financière d'Air France, au moment de la souscription en cause, était catastrophique au point qu'aucun investisseur privé avisé n'aurait investi dans cette compagnie. La Commission considère que, en décrivant cette situation et en démontrant le caractère insolite des titres émis en l'espèce, elle s'est conformée aux exigences de la jurisprudence relative au devoir de motivation. La motivation contenue dans la décision attaquée permettrait donc de comprendre les raisons pour lesquelles la restitution du montant intégral de l'investissement litigieux était ordonnée.
Appréciation du Tribunal
161 L'obligation incombant aux institutions communautaires en vertu de l'article 190 du traité de motiver leurs décisions vise à permettre au juge communautaire d'exercer son contrôle de légalité et à l'intéressé de connaître les justifications de la mesure prise, afin de pouvoir défendre ses droits et de vérifier si la décision est ou non bien fondée (voir, par exemple, l'arrêt de la Cour du 17 janvier 1984, VBVB et VBBB/Commission, 43-82 et 63-82, Rec. p. 19, point 22).
162 A cet égard, la décision attaquée contient, dans son ensemble, un exposé des motifs suffisant pour soutenir l'article 1er de cette décision, selon lequel l'investissement litigieux constitue une aide d'Etat illégale et incompatible avec le Marché commun. En effet, ainsi qu'il ressort de l'examen du premier moyen soulevé par la requérante, celle-ci a pleinement été en mesure de défendre ses droits, tout comme le Tribunal a été à même d'exercer son contrôle juridictionnel.
163 Il en est de même en ce qui concerne la motivation de l'article 2 qui enjoint à la République française d'ordonner la restitution de l'aide d'Etat après déduction des intérêts versés. En effet, la partie X de la décision attaquée expose que le recouvrement de l'aide illégale est nécessaire pour rétablir le statu quo ante en faisant disparaître tous les avantages financiers dont l'attributaire a indûment bénéficié depuis la date à laquelle l'aide lui a été accordée. Etant donné que la Commission s'est prononcée contre le principe même de l'investissement litigieux, c'est-à-dire l'apport des capitaux en tant que tel et non les modalités de rémunération de ces capitaux, cette motivation doit être considérée comme suffisante.
164 La requérante fait grief à la Commission de ne pas avoir adopté la mesure moins contraignante consistant à ordonner la seule modification de l'aide litigieuse, conformément à l'article 93, paragraphe 2, premier alinéa, du traité. Dans la mesure où la requérante renvoie, sur ce point, à la décision 88-454, du 29 mars 1988 (Renault), précitée, il suffit de constater que, dans celle-ci, la Commission ne s'est pas limitée à ordonner une telle modification ; l'article 2 de la décision enjoint plutôt à l'Etat membre concerné de supprimer l'élément d'aide contenu dans les prêts incriminés, "en demandant leur remboursement ou en les assortissant d'un taux d'intérêt conforme au taux du marché".
165 Il y a lieu d'ajouter que, en l'espèce, la Commission n'était pas obligée de chiffrer l'avantage économique réel dont avait bénéficié Air France par rapport aux conditions du marché. Etant donné qu'une telle opération aurait nécessité des appréciations économiques particulièrement complexes concernant, notamment, les marchés des emprunts et obligations en France, la Commission pouvait se limiter à la constatation globale de la disproportion entre les risques courus et les avantages accordés. Elle n'était pas tenue d'inventer une autre émission de titres qu'un investisseur privé avisé aurait pu accepter.
166 S'agissant d'une émission de titres très complexes auxquels il avait déjà été souscrit et dont les caractéristiques inhérentes ne pouvaient plus être modifiées en tant que telles, la Commission pouvait donc ordonner la restitution des capitaux apportés. Il ne lui appartenait pas, en revanche, d'entrer dans des discussions avec la République française sur l'éventualité de l'octroi d'aides à Air France sous d'autres formes et avec d'autres modalités.
167 Il s'ensuit que le second moyen ne saurait non plus être accueilli.
168 Aucun des moyens avancés par la requérante n'ayant été retenu, il y a lieu de rejeter le recours comme non fondé.
Sur les dépens
169 Aux termes de l'article 87, paragraphe 2, du règlement de procédure, toute partie qui succombe est condamnée aux dépens, s'il est conclu en ce sens. La partie requérante ayant succombé en ses moyens, il y a lieu de la condamner aux dépens, conformément aux conclusions de la Commission.
Par ces motifs,
LE TRIBUNAL (deuxième chambre élargie)
déclare et arrête :
1) Le recours est rejeté.
2) La partie requérante est condamnée aux dépens.