CJCE, 12 décembre 1995, n° C-399/93
COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Luttikhuis
Défendeur :
Verenigde Coöperatieve Melkindustrie Coberco (BA)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Rodriguez Iglesias
Présidents de chambre :
MM. Kakouris, Edward (rapporteur), Puissochet, Hirsch
Avocat général :
M. Tesauro
Juges :
MM. Moitinho de Almeida, Kapteyn, Gulmann, Murray, Jann, Sevon
Avocats :
Mes Duijsens, Ottervange.
LA COUR,
1. Par ordonnance du 2 septembre 1993, parvenue à la Cour le 10 septembre suivant, l'Arrondissementsrechtbank te Zutphen a posé, en application de l'article 177 du traité CEE, deux questions préjudicielles relatives à l'interprétation de l'article 85, paragraphe 1, du traité CEE et de l'article 2, paragraphe 1, du règlement n° 26 du Conseil, du 4 avril 1962, portant application de certaines règles de concurrence à la production et au commerce des produits agricoles (JO 1962, 30, p. 993, ci-après le "règlement").
2. Ces questions ont été soulevées dans le cadre d'un litige opposant M. Oude Luttikhuis et huit autres éleveurs de vaches laitières (ci-après les "requérants") à la Verenigde Coöperatieve Melkindustrie Coberco BA (ci-après la "Coberco"), coopérative ayant pour objet la transformation du lait en produits laitiers et dérivés et la vente de ces produits, à propos de l'obligation qui leur est imposée par les statuts de cette dernière de payer une indemnité de départ en cas de retrait ou d'exclusion de la coopérative.
3. Conformément à ses statuts, la Coberco s'engage à acheter la totalité du lait produit par ses adhérents, lesquels lui en réservent, en contrepartie, l'exclusivité. Cependant, en cas de retrait ou d'exclusion de la Coberco, l'éleveur est tenu d'indemniser cette dernière à raison de 2 % des sommes perçues par lui pour les quantités de lait livrées au cours des cinq dernières années (soit 10 % des sommes versées sur la moyenne de ces cinq dernières années). A partir de 1990, le montant de cette indemnité est devenu dégressif et s'élève désormais, après huit ans d'affiliation, à 90 % du montant précité et, après 15 ans ou plus, à 20 %. Lorsque la durée d'affiliation est inférieure à cinq ans, le membre exclu est tenu de verser une indemnité d'un montant de 2 % des sommes reçues pour le lait livré ou des sommes payées pour le lait reçu au cours de sa participation, multipliée par le nombre de mois entiers d'affiliation compris dans soixante.
4. Le règlement, adopté sur le fondement de l'article 42 du traité CEE, dispose, en son article 1er, que les articles 85 à 90 du traité, ainsi que les dispositions prises pour leur application, s'appliquent à tous accords, décisions et pratiques visés à l'article 85, paragraphe 1, du traité et relatifs à la production ou au commerce des produits énumérés à l'annexe II du traité.
5. L'article 2, paragraphe 1, première phrase, du règlement prévoit cependant une exception à cette règle générale en déclarant l'article 85, paragraphe 1, du traité inapplicable aux accords, décisions et pratiques relatifs à la production ou au commerce des produits énumérés à l'annexe II du traité qui font partie intégrante d'une organisation nationale de marché ou qui sont nécessaires à la réalisation des objectifs énoncés à l'article 39 du traité CEE.
6. La seconde phrase de cette disposition ajoute que l'article 85, paragraphe 1, "ne s'applique pas en particulier aux accords, décisions et pratiques d'exploitants agricoles, d'associations d'exploitants agricoles ou d'associations de ces associations ressortissant à un seul Etat membre, dans la mesure où, sans comporter l'obligation de pratiquer un prix déterminé, ils concernent la production ou la vente de produits agricoles ou l'utilisation d'installations communes de stockage, de traitement ou de transformation de produits agricoles, à moins que la Commission ne constate qu'ainsi la concurrence est exclue ou que les objectifs de l'article 39 du traité sont mis en péril".
7. Les requérants ont résilié leur adhésion à la Coberco avec effet au 1er janvier 1992 après avoir respecté le délai de préavis en vigueur. La Coberco a retenu les montants des indemnités calculés conformément à ses statuts sur des sommes dont elle était redevable à l'égard des requérants pour leurs livraisons. Ces derniers ont alors assigné la Coberco devant l'Arrondissementsrechtbank te Zutphen en lui demandant de dire pour droit qu'ils ne doivent aucune indemnité à la Coberco ou, à titre subsidiaire, que l'indemnité due ne peut excéder 4 % du montant versé au membre sortant pour le lait qu'ils ont livré à la Coberco sur une année à calculer comme moyenne sur les cinq dernières années comptables complètes de son affiliation. Ils demandent en outre le paiement de la différence entre le montant retenu par la Coberco et celui ainsi fixé par la juridiction de renvoi.
8. S'interrogeant sur la compatibilité du régime d'indemnité de départ avec les articles 85 du traité et 2, paragraphe 1, du règlement, la juridiction de renvoi a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour les questions préjudicielles suivantes :
"1) Selon quels critères faut-il trancher la question de savoir si le régime de l'indemnité de départ appliqué par la Coberco est incompatible avec l'article 85, paragraphe 1, du traité ?
2) Selon quels critères faut-il trancher la question de savoir si ledit régime de l'indemnité de départ relève du régime dérogatoire institué par le règlement 26-62 ?"
Sur les critères d'application de l'article 85, paragraphe 1, du traité CEE
9. En vertu de l'article 85, paragraphe 1, sont interdits les accords, décisions ou pratiques susceptibles d'affecter le commerce entre Etats membres et qui ont pour objet ou pour effet d'empêcher, de restreindre ou de fausser le jeu de la concurrence à l'intérieur du Marché commun.
10. Selon une jurisprudence constante, l'application de l'article 85, paragraphe 1, à un cas d'espèce concret exige que les critères de cette disposition soient définis en tenant compte du contexte économique dans lequel opèrent les entreprises, des produits ou services visés par ces accords et de la structure et des conditions réelles de fonctionnement du marché concerné.
11. Il convient donc, afin de déterminer si le régime d'indemnité de départ est compatible avec l'article 85, paragraphe 1, d'examiner les critères relatifs d'abord à l'objet de l'accord, ensuite aux effets de cet accord et enfin à l'affectation des échanges intra-communautaires.
12. S'agissant d'abord du critère relatif à l'objet des accords ou des clauses statutaires litigieuses au principal, il y a lieu de rappeler que l'organisation d'une entreprise sous la forme juridique spécifique d'une société coopérative ne constitue pas en soi un comportement anti-concurrentiel.En effet, comme M. l'avocat général l'a relevé au point 30 de ses conclusions, cette forme juridique a la faveur tant du législateur national que des autorités communautaires, en tant que facteur de modernisation et de rationalisation du secteur agricole et d'efficacité des entreprises.
13. Toutefois, il n'en résulte pas pour autant que les dispositions statutaires qui régissent les rapports entre la société et ses membres, notamment celles relatives à la dissolution du lien contractuel et celles qui imposent aux membres de réserver à la coopérative la production de lait, soient automatiquement soustraites à l'interdiction de l'article 85, paragraphe 1, du traité.
14. En effet, pour y échapper, les restrictions imposées aux membres par les statuts des associations coopératives et destinées à garantir leur fidélité doivent être limitées à ce qui est nécessaire afin d'assurer le bon fonctionnement de la coopérative et en particulier de lui garantir une base commerciale suffisamment large et une certaine stabilité de la participation sociale (voir, en ce sens, arrêt du 15 décembre 1994, DLG, C-250-92, Rec. p. I-5641, point 35).
15. S'agissant ensuite du critère relatif aux effets des accords ou des clauses statutaires, il y a lieu de relever qu'une combinaison de clauses telles que l'obligation de livraison exclusive et l'imposition d'indemnités de départ excessives, liant les membres à la coopérative durant de longues périodes et les privant ainsi de la possibilité de s'adresser à des opérateurs concurrents, pourrait avoir pour effet de restreindre la concurrence.
16. Ainsi, ces clauses seraient susceptibles, d'une part, de rendre excessivement rigide un marché sur lequel opère un nombre réduit d'opérateurs jouissant d'une forte position concurrentielle et pratiquant des clauses comparables, et, d'autre part, de consolider ou de perpétuer cette position de force, faisant ainsi obstacle à l'entrée d'autres opérateurs concurrents sur ce marché.
17. S'agissant enfin du critère relatif au commerce intra-communautaire, il suffit de rappeler que l'affectation des échanges communautaires peut résulter de la réunion de plusieurs facteurs qui, pris isolément, ne seraient pas nécessairement déterminants.
18. En effet, un accord entre entreprises est à considérer comme susceptible d'affecter le commerce entre Etats membres, lorsqu'il peut, sur la base d'un ensemble d'éléments objectifs de droit ou de fait, exercer une influence directe ou indirecte, actuelle ou potentielle, sur les courants d'échanges entre Etats membres, dans un sens qui pourrait nuire à la réalisation des objectifs d'un marché unique entre Etats (voir, en ce sens, arrêt DLG, précité, point 54).
19. En entreprenant l'analyse économique exposée ci-dessus, la juridiction nationale pourra, le cas échéant, tenir compte du fait, relevé par M. l'Avocat général au point 35 de ses conclusions, qu'il est techniquement et économiquement toujours possible aux industries laitières établies dans des Etats limitrophes des Pays-Bas de s'approvisionner auprès des agriculteurs néerlandais.
20. Il convient donc de répondre à la première question que, afin de décider si un régime d'indemnité de départ, prévu dans les statuts d'une société coopérative, est compatible avec l'article 85, paragraphe 1, la juridiction de renvoi doit prendre en considération les critères relatifs à l'objet de l'accord prévoyant ce régime ainsi qu'aux effets de cet accord et ceux relatifs à l'affectation des échanges intra-communautaires, en tenant compte du contexte économique dans lequel opèrent les entreprises, des produits ou services visés par cet accord ainsi que de la structure et des conditions réelles de fonctionnement du marché concerné.
Sur les critères d'application du règlement
21. Par sa seconde question, la juridiction de renvoi tend à voir préciser les critères auxquels doivent satisfaire les clauses litigieuses pour bénéficier de la dérogation prévue par le règlement.
22. Il convient, à cet égard, de rappeler que le règlement énonce, en son article 1er, la règle générale d'applicabilité des articles 85 à 90 du traité et, en son article 2, paragraphe 1, une triple dérogation à cette règle générale concernant les accords, décisions et pratiques relatifs à la production ou au commerce des produits énumérés à l'annexe II du traité.
23. A titre liminaire, il y a lieu de relever que toute dérogation ou exception à une règle générale est à interpréter de manière restrictive.
24. La première dérogation, prévue par l'article 2, paragraphe 1, du règlement, s'applique aux accords dans le cadre d'une organisation nationale de marché.
25. La deuxième dérogation s'applique aux accords nécessaires à la réalisation des objectifs énoncés à l'article 39 du traité. Cette hypothèse implique l'exigence de démontrer que l'accord est nécessaire pour atteindre l'ensemble de ces objectifs (voir arrêt du 15 mai 1975, Frubo/Commission, 71-74, Rec. p. 563, points 24, 25 et 26).
26. Ces deux dérogations peuvent être écartées de l'examen de la seconde question préjudicielle, qui concerne, dans le cadre de l'affaire au principal, la portée de la troisième dérogation.
27. Cette troisième dérogation est soumise à trois conditions cumulatives. Il y a lieu, dans le cadre de cette dérogation, de vérifier d'abord que les accords en question concernent des coopératives ressortissant à un seul Etat membre, ensuite qu'ils ne portent pas sur le prix mais visent plutôt la production ou la vente de produits agricoles ou l'utilisation d'installations communes de stockage, de traitement ou de transformation de ces produits, et enfin qu'ils n'excluent pas la concurrence ni ne mettent en péril les objectifs de la politique agricole commune.
28. Quant à cette troisième condition, il ne saurait être exclu qu'une accumulation de clauses statutaires liant les membres à la coopérative durant de longues périodes et les privant ainsi de la possibilité de s'adresser à des opérateurs concurrents mette en péril l'un des objectifs de la politique agricole commune, à savoir, comme l'a relevé M. l'Avocat général au point 38 de ses conclusions, le relèvement du revenu individuel de ceux qui travaillent dans l'agriculture, dans la mesure où ces derniers ne pourront pas bénéficier de la concurrence sur les prix d'achat de la matière première pratiqués par les différentes entreprises transformatrices.
29. La question concernant les pouvoirs de la Commission et des juridictions nationales en ce domaine fait l'objet de l'arrêt de ce même jour dans les affaires jointes C-319-93, C-40-94 et C-224-94 (Dijkstra, Van Roessel e.a. et De Bie e.a.).
30. Dans le second point du dispositif de cet arrêt, la Cour dit pour droit qu'une juridiction nationale, devant laquelle est invoquée la nullité de la clause contenue dans les statuts d'une coopérative agricole pour violation de l'article 85, paragraphe 1, du traité, alors que la coopérative invoque l'article 2, paragraphe 1, du règlement n° 26, peut poursuivre la procédure et statuer sur le litige pendant devant elle dans les cas dans lesquels il est manifeste que les conditions d'application de l'article 85, paragraphe 1, ne sont pas remplies ou encore constater la nullité de la clause litigieuse, en application de l'article 85, paragraphe 2, si elle a acquis la certitude que ladite clause ne remplit pas les conditions pour bénéficier de la dérogation visée à l'article 2, paragraphe 1, du règlement n° 26 ni d'une exemption au titre de l'article 85, paragraphe 3. En cas de doute, la juridiction nationale pourra, lorsque cela s'avère opportun et conforme aux dispositions procédurales nationales, obtenir des informations complémentaires de la Commission ou mettre les parties en mesure de demander à la Commission de se prononcer.
31. Il convient dès lors de répondre à la seconde question de la juridiction de renvoi qu'un régime d'indemnité de départ, prévu dans les statuts d'une société coopérative, ne bénéficie du régime dérogatoire établi par le règlement que si l'accord prévoyant ce régime concerne une coopérative ressortissant à un seul Etat membre, qu'il ne porte pas sur le prix mais vise plutôt la production ou la vente de produits agricoles ou l'utilisation d'installations communes de stockage, de traitement ou de transformation de ces produits et, enfin, qu'il n'exclut pas la concurrence et ne met pas en péril les objectifs de la politique agricole commune.
Sur les dépens
32. Les frais exposés par les gouvernements néerlandais et français et par la Commission des Communautés européennes, qui ont soumis des observations à la Cour, ne peuvent faire l'objet d'un remboursement. La procédure revêtant, à l'égard des parties au principal, le caractère d'un incident soulevé devant la juridiction nationale, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens.
Par ces motifs,LA COUR, statuant sur les questions à elle soumises par l'Arrondissementsrechtbank te Zutphen, par ordonnance du 2 septembre 1993, dit pour droit : 1) Afin de décider si un régime d'indemnité de départ, prévu dans les statuts d'une société coopérative, est compatible avec l'article 85, paragraphe 1, du traité CEE, la juridiction de renvoi doit prendre en considération les critères relatifs à l'objet de l'accord prévoyant ce régime ainsi qu'aux effets de cet accord et ceux relatifs à l'affectation des échanges intra-communautaires, en tenant compte du contexte économique dans lequel opèrent les entreprises, des produits ou services visés par cet accord ainsi que de la structure et des conditions réelles de fonctionnement du marché concerné. 2) Un régime d'indemnité de départ, prévu dans les statuts d'une société coopérative, ne bénéficie du régime dérogatoire établi par le règlement n° 26 du Conseil, du 4 avril 1962, portant application de certaines règles de concurrence à la production et au commerce des produits agricoles, que si l'accord prévoyant ce régime concerne une coopérative ressortissant à un seul Etat membre, qu'il ne porte pas sur le prix mais vise plutôt la production ou la vente de produits agricoles ou l'utilisation d'installations communes de stockage, de traitement ou de transformation de ces produits et, enfin, qu'il n'exclut pas la concurrence et ne met pas en péril les objectifs de la politique agricole commune.