CJCE, 2e ch., 17 octobre 1995, n° C-140/94
COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
DIP (SpA), LIDL Italia (Srl), Lingral (Srl)
Défendeur :
Comune di Chioggia, Comune di Bassano del Grappa
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président de chambre :
M. Hirsch
Avocat général :
M. Fennelly
Juges :
MM. Mancini, Schockweiler (rapporteur)
Avocats :
Mes Cacciavillani, Piva, Barel.
LA COUR,
1 Par trois ordonnances du 24 février 1994, parvenues à la Cour le 24 mai suivant, le Tribunale amministrativo regionale per il Veneto a posé, en vertu de l'article 177 du traité CE, une question préjudicielle portant sur l'interprétation des articles 85, 86 et 30 du traité CE, en vue de lui permettre de se prononcer sur la compatibilité avec ces dispositions de la réglementation italienne relative aux autorisations d'ouverture des commerces de détail.
2 Cette question a été soulevée dans le cadre de litiges opposant les sociétés DIP, LIDL Italia et Lingral aux municipalités de Bassano del Grappa et de Chioggia au sujet du refus des maires des communes concernées d'autoriser les sociétés à ouvrir un commerce de détail.
3 En vertu de l'article 24 de la loi n° 426, du 11 juin 1971, portant réglementation du commerce (GURI n° 168 du 6 juillet 1971, ci-après la "loi italienne"), l'ouverture de commerces de détail est soumise à une autorisation administrative, délivrée par le maire de la commune, sur avis d'une commission municipale et compte tenu des critères fixés dans un plan de développement et d'adaptation du réseau de distribution élaboré par les municipalités après consultation de la commission.
4 La composition de la commission désignée par le conseil municipal est régie par les articles 15 et 16 de la loi italienne.
5 Dans les communes chefs-lieux de province et dans les communes de plus de 50 000 habitants, la commission est composée de 14 membres comprenant :
- le maire ou son délégué qui préside la commission,
- deux experts désignés par le conseil municipal, compétents respectivement pour l'urbanisme et la circulation,
- le directeur de l'UPICA (office provincial de l'industrie, du commerce et de l'artisanat),
- un représentant de l'office provincial du tourisme,
- cinq experts des problèmes de la distribution qui sont désignés, trois par les organisations syndicales des commerçants permanents, un par les organisations coopératives de consommateurs, un par les organisations syndicales des marchands forains,
- quatre représentants désignés par la confédération nationale des travailleurs.
6 Dans les communes de moins de 50 000 habitants, les commissions sont composées de 10 membres comprenant :
- le maire ou son délégué,
- deux experts désignés par le conseil municipal compétents respectivement pour l'urbanisme et la circulation,
- trois experts des problèmes de la distribution, désignés par le conseil municipal sur avis des organisations des commerçants et des organisations coopératives des consommateurs,
- trois représentants des travailleurs,
- un représentant d'un office social.
7 D'après l'article 43 de la loi italienne, jusqu'à l'approbation des plans de développement et d'adaptation du réseau de distribution, les autorisations sont accordées par le maire, sur la base de l'avis conforme de la commission, dans le respect des critères prévus par la loi.
8 DIP, LIDL Italia et Lingral ont demandé aux municipalités de Bassano del Grappa et de Chioggia l'autorisation d'ouvrir un commerce de détail.
9 Contre les décisions de refus, adoptées par les maires des communes concernées sur avis des commissions municipales, les sociétés ont introduit un recours en annulation.
10 C'est dans le cadre de ces recours que le Tribunale amministrativo regionale per il Veneto a sursis à statuer et a posé à la Cour la question préjudicielle suivante :
"Les articles 85 et 86 du traité entraînent-ils une interdiction pour un Etat membre d'introduire :
1) une réglementation qui prévoit une prévision et une planification des réseaux de distribution avec détermination des diverses marchandises faisant l'objet d'un contingentement et le refus d'autorisation d'ouverture qui en résulte lorsque, sur la base des indications fournies, le marché est considéré comme suffisamment desservi,
2) une réglementation qui prévoit, tant au moment de la conception du plan qu'au moment de l'octroi de nouvelles autorisations, l'avis obligatoire d'un organe collégial dont font également partie les représentants des opérateurs économiques déjà présents sur le marché ?"
11 Dans l'affaire LIDL Italia (C-141-94), la juridiction de renvoi vise également l'article 30 du traité, au motif que la requérante au principal est une filiale d'une société établie dans un autre Etat membre.
12 Par ordonnance du 29 juin 1994, le président de la Cour a décidé, conformément à l'article 43 du règlement de procédure, de joindre les trois affaires aux fins de la procédure écrite, de la procédure orale et de l'arrêt.
13 La question posée par le Tribunale amministrativo regionale per il Veneto doit être comprise, en substance, comme visant à savoir si les articles 3, sous g), 5, 85, 86 et, le cas échéant, 30, du traité s'opposent à ce qu'une réglementation d'un Etat membre soumette l'ouverture de commerces de détail à une autorisation administrative délivrée par le maire de la commune, dans des conditions telles que celles prévues par la loi italienne.
Sur les articles 85 et 86 du traité
14 Il convient de rappeler que, par eux-mêmes, les articles 85 et 86 du traité concernent uniquement le comportement des entreprises et ne visent pas des mesures législatives ou réglementaires émanant des Etats membres. Il résulte cependant d'une jurisprudence constante que les articles 85 et 86, lus en combinaison avec l'article 5 du traité, imposent aux Etats membres de ne pas prendre ou maintenir en vigueur des mesures, même de nature législative ou réglementaire, susceptibles d'éliminer l'effet utile des règles de concurrence applicables aux entreprises(voir, pour l'article 85 du traité, arrêts du 21 septembre 1988, Van Eycke, 267-86, Rec. p. 4769, point 16, du 17 novembre 1993, Reiff, C-185-91, Rec. p. I-5801, point 14, et du 9 juin 1994, Delta Schiffahrts- und Speditionsgesellschaft, C-153-93, Rec. p. I-2517, point 14 ; voir, pour l'article 86 du traité, arrêt du 16 novembre 1977, GB-Inno-BM, 13-77, Rec. p. 2115, point 31).
15 La Cour a jugé qu'il y a violation des articles 5 et 85 lorsqu'un Etat membre soit impose ou favorise la conclusion d'ententes contraires à l'article 85 ou renforce les effets de telles ententes, soit retire à sa propre réglementation son caractère étatique en déléguant à des opérateurs privés la responsabilité de prendre des décisions d'intervention d'intérêt économique(voir arrêts Van Eycke, point 16, Reiff, point 14, et Delta Schiffahrts- und Speditionsgesellschaft, point 14).
16 A cet égard, il y a lieu de rappeler que, dans les arrêts Reiff (point 15) et Delta Schiffahrts- und Speditionsgesellschaft (point 15), la Cour a jugé que, afin de donner une réponse utile à la juridiction nationale, il convient d'examiner, en premier lieu, si une réglementation du type de celle en cause dans l'affaire au principal permet de conclure à l'existence d'une entente au sens de l'article 85 du traité.
17 S'agissant d'une réglementation telle que la loi italienne, il importe de relever d'abord que les commissions municipales ne comportent qu'une minorité de membres désignés ou proposés par les organisations des opérateurs économiques, à côté de représentants des travailleurs, de représentants des pouvoirs publics et d'experts désignés par ces derniers.
18 Il convient d'ajouter que les membres désignés ou proposés par les organisations des opérateurs économiques assurent, aux termes mêmes de la loi, un rôle d'experts des problèmes de la distribution et non pas de représentants des intérêts sectoriels et que la commission municipale doit respecter, dans la formulation de ses avis, l'intérêt général.
19 Il résulte des considérations qui précèdent que, dans un régime d'autorisation de commerce tel que celui instauré par la loi italienne, les avis délibérés au sein de la commission municipale ne peuvent pas être considérés comme des ententes entre les opérateurs économiques que les pouvoirs publics ont imposées ou favorisées ou dont ils ont renforcé les effets.
20 Il convient de rechercher, en second lieu, ainsi que la Cour l'a dit dans les arrêts Reiff (point 20) et Delta Schiffahrts- und Speditionsgesellschaft (point 19), si les pouvoirs publics n'ont pas délégué leurs compétences, en matière d'autorisations de commerce, à des opérateurs économiques privés.
21 A cet égard, il y a lieu de constater que la loi italienne prévoit que l'autorisation est délivrée par le maire de la commune concernée, compte tenu des critères fixés par le plan municipal de développement et d'adaptation du réseau de distribution. Ce plan vise à assurer le meilleur service possible aux consommateurs et le meilleur équilibre possible entre les installations commerciales fixes et le volume prévisible de la demande émanant de la population.
22 Il convient d'ajouter que la commission municipale est appelée à donner seulement un avis au maire sur les autorisations individuelles. Ce n'est que si la municipalité ne dispose pas encore d'un plan de développement et d'adaptation du réseau de distribution approuvé que les autorisations ne peuvent être délivrées que sur la base de l'avis conforme de la commission.
23 Il résulte des considérations qui précèdent que, dans un régime tel que celui instauré par la loi italienne, les pouvoirs publics n'ont pas délégué leurs compétences à des opérateurs économiques privés.
24 Les articles 3, sous g), 5 et 86 du traité ne pourraient s'appliquer à une réglementation du type de la loi italienne que dans l'hypothèse où il serait prouvé que cette loi confère à une entreprise une situation de puissance économique qui lui donne le pouvoir de faire obstacle au maintien d'une concurrence effective sur le marché en cause en lui fournissant la possibilité de comportements indépendants dans une mesure appréciable vis-à-vis de ses concurrents, de ses clients et, finalement, des consommateurs (arrêt du 13 février 1979, Hoffmann-La Roche/Commission, 85-76, Rec. p. 461, point 38).
25 La Cour a jugé que l'article 86 du traité interdit des pratiques abusives résultant de l'exploitation, par une ou plusieurs entreprises, d'une position dominante sur le Marché commun, ou dans une partie substantielle de celui-ci, dans la mesure où le commerce entre Etats membres est susceptible d'être affecté par ces pratiques (arrêt du 27 avril 1994, Almelo e.a., C-393-92, Rec. p. I-1477, point 40).
26 Pour conclure à l'existence d'une position dominante collective, il faudrait que les entreprises en cause soient suffisamment liées entre elles pour adopter une même ligne d'action sur le marché (arrêt Almelo e.a., point 42).
27 A cet égard, il n'est pas possible de considérer qu'une réglementation nationale qui soumet l'ouverture de commerces de détail à une autorisation administrative, voire qui limite le nombre des commerces par commune en vue d'établir un équilibre entre l'offre et la demande, aboutit à investir les commerçants individuels de positions dominantes ou l'ensemble des commerçants établis dans une commune d'une position dominante collective, qui seraient caractérisées par l'absence de rapports concurrentiels entre eux.
28 Il résulte des considérations qui précèdent que les articles 85 et 86 du traité, lus en combinaison avec les articles 3, sous g), et 5 du traité, ne s'opposent pas à une réglementation telle la loi italienne.
Sur l'article 30 du traité
29 A cet égard, il suffit de relever qu'une réglementation du type de la loi italienne ne fait aucune distinction selon l'origine des marchandises distribuées par les commerces concernés, qu'elle n'a pas pour objet de régir les échanges de marchandises avec les autres Etats membres et que les effets restrictifs qu'elle pourrait produire sur la libre circulation des marchandises sont trop aléatoires et trop indirects pour que l'obligation qu'elle édicte puisse être regardée comme étant de nature à entraver le commerce entre les Etats membres (arrêt du 14 juillet 1994, Peralta, C-379-92, Rec. p. I-3453, point 24, et jurisprudence citée).
30 L'article 30 ne saurait donc s'opposer à une législation du type de la loi italienne.
31 Au vu de l'ensemble des considérations qui précèdent, il convient de répondre à la question posée par le Tribunale amministrativo regionale per il Veneto que les articles 3, sous g), 5, 85, 86 et 30 du traité doivent être interprétés en ce sens qu'ils ne s'opposent pas à ce qu'une réglementation d'un Etat membre soumette l'ouverture de commerces de détail à une autorisation administrative délivrée par le maire de la commune, sur avis obligatoire d'une commission municipale, si celle-ci ne comporte qu'une minorité de membres désignés ou proposés par les organisations des opérateurs économiques chargés d'une mission d'expert et doit respecter dans ses avis l'intérêt général et si le maire, investi du pouvoir de décision, doit tenir compte des critères d'intérêt général fixés dans un plan de développement et d'adaptation du réseau de distribution élaboré par la municipalité.
Sur les dépens
32 Les frais exposés par la Commission des Communautés européennes, qui a soumis des observations à la Cour, ne peuvent faire l'objet d'un remboursement. La procédure revêtant, à l'égard des parties au principal, le caractère d'un incident soulevé devant la juridiction nationale, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens.
Par ces motifs, LA COUR (deuxième chambre), Statuant sur la question à elle soumise par le Tribunale amministrativo regionale per il Veneto, par ordonnances du 24 février 1994, dit pour droit : Les articles 3, sous g), 5, 85, 86 et 30 du traité CE doivent être interprétés en ce sens qu'ils ne s'opposent pas à ce qu'une réglementation d'un Etat membre soumette l'ouverture de commerces de détail à une autorisation administrative délivrée par le maire de la commune, sur avis obligatoire d'une commission municipale, si celle-ci ne comporte qu'une minorité de membres désignés ou proposés par les organisations des opérateurs économiques chargés d'une mission d'expert et doit respecter dans ses avis l'intérêt général et si le maire, investi du pouvoir de décision, doit tenir compte des critères d'intérêt général fixés dans un plan de développement et d'adaptation du réseau de distribution élaboré par la municipalité.