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Décisions

CA Rouen, 2e ch. civ., 12 octobre 1995, n° 3461-93

ROUEN

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

Brasserie de Saint-Omer (SA)

Défendeur :

De Toni (Époux), Queguiner (Époux)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

Mme Credeville

Conseillers :

Mme Masselin, M. Dragne

Avoués :

Mes Reybel, Couppey

Avocats :

Mes Letartre, Devilliers

T. com. Rouen, du 23 juill. 1993

23 juillet 1993

FAITS ET PROCÉDURE :

Selon acte sous seing privé en date du 23 janvier 1985, les époux Queguiner ont acquis un fonds de commerce de café, bar, journaux, exploité à Rouen, à l'enseigne " Le Chiquito ", grâce à un prêt contracté auprès du Crédit Lyonnais.

A cette occasion, la société anonyme Brasseries Semeuse, aux droits de laquelle se trouve aujourd'hui la société anonyme GSA Brasseries devenue Brasserie de Saint Omer, s'est portée caution des intéressés.

En contrepartie, elle a obtenu de ces derniers l'engagement de se fournir de manière exclusive et continue auprès d'elle ou de tout autre fournisseur qu'elle désignerait pendant toute la durée initiale du prêt, soit sept années, plus trois années de fidélité, et en tout état de cause pour un minimum de 1 500 hectolitres de bière aux marques Semeuse de catégorie Bock Luxe et Spéciale.

Le 25 août 1989, les époux Queguiner ont à leur tour cédé le fonds de commerce aux époux De Toni qui ont déclaré avoir eu connaissance du contrat de fourniture conclu par les vendeurs et en faire leur affaire personnelle.

Ainsi qu'ils s'en étaient ouverts auprès de la société de Brasserie bien avant la cession, en l'interrogeant sur le montant de l'indemnité contractuelle dont ils lui seraient redevables, les époux De Toni n'ont pas poursuivi la clause d'approvisionnement exclusif.

Le 12 octobre 1989, la société de Brasserie a fixé à 129 096,87 F l'indemnité précitée, correspondant à 947,57 hectolitres de bière non enlevés. Puis, devant le refus des époux De Toni, elle leur a proposé le 3 mai de l'année suivante une transaction sur la base d'un montant de 65 000 F payable en dix huit mensualités.

La transaction proposée a été rejetée.

Saisi à l'initiative de la société de Brasserie, le Tribunal de commerce de Rouen a, par jugement du 23 juillet 1993, notamment retenu que :

- la Brasserie ... en imposant la vente de 1 500 hl de bière en clause additive à celle des 10 ans a en l'espèce étendu de facto l'exclusivité à une durée supérieure à 10 ans puisqu'en effet du 26-01-85 au 31-07-89 les livraisons se montent à 552,5 hl de bière pour 4 ans et 125 jours... ;

- le contrat était ainsi contraire aux prescriptions communautaires (article 85 § 3 du traité de Rome ; règlement CEE 1984-83 pris pour son application).

Il l'a en conséquence annulé et a débouté la société de Brasserie.

Appelante de cette décision, la société Brasserie Saint Omer fait grief aux premiers juges d'avoir méconnu les dispositions de l'article 1134 du Code civil.

En effet - soutient-elle - ils auraient méconnu les stipulations contractuelles afférentes à la durée de l'engagement, en prenant de surcroît en considération les commandes passées postérieurement à sa date de conclusion.

Par ailleurs et surtout, il aurait fait une interprétation erronée des effets de la portée de l'article 85 § 1 du traité de Rome ainsi que du règlement CEE n° 1984-83.

Devrait-il être considéré comme non conforme au cadre type préconisé par ce règlement - circonstance au demeurant contestée - que le contrat ne constituerait pas pour ce seul motif un accord prohibé au sens de l'article 85 § 1 du traité de Rome.

En effet, cet article supposerait un accord " susceptible d'empêcher, de restreindre ou de fausser le jeu de la concurrence à l'intérieur du marché commun ".

Or, tel ne serait pas en l'espèce le cas.

La Cour devrait donc infirmer la décision entreprise et condamner solidairement les intimés au paiement de la somme de 129 096,87 F, augmentée des intérêts calculés à compter du jour de la mise en demeure du 12 octobre 1989, outre 5 000 F à titre de dommages et intérêts pour résistance abusive et 15 000 F en application de l'article 700 du NCPC.

Pour les époux De Toni et Queguiner, c'est à bon droit que les premiers juges auraient annulé le contrat litigieux, alors que :

- les prix des marchandises, objet de l'exclusivité, ne seraient pas déterminables et la faculté de recourir à un expert serait purement formelle ;

- les stipulations ne seraient pas conformes aux prescriptions communautaires, et plus particulièrement au règlement d'exemption CEE n° 1984-83.

En irait-il différemment que force serait de constater que l'appelante a engagé sa responsabilité en ne répondant que très tardivement aux démarches dont elle avait fait l'objet de la part de M. De Toni, et que son préjudice n'est nullement établi.

Il appartiendrait donc à la Cour de confirmer la décision entreprise, subsidiairement de réduire sensiblement le montant de l'indemnité réclamée et de condamner l'appelante à une somme de 10 000 F sur le fondement de l'article 700 du NCPC.

Sur ce, LA COUR,

Attendu qu'en contrepartie d'un prêt contracté pour l'acquisition d'un débit de boissons sis à Rouen, les époux Queguiner se sont, selon contrat en date du 23 janvier 1985, engagés à :

- se fournir d'une manière exclusive et continue à la société anonyme Brasserie Semeuse, ou à tout autre fournisseur désigné par elle, pendant toute la durée initiale du prêt, soit 7 années plus 3 années de fidélité, et, en tout état de cause, pour un minimum de 1 500 hectolitres de bière, aux marques Semeuse de catégories Bock Luxe et Spéciale ;

Qu'à la suite de la vente du fonds, à laquelle ils ont eux-mêmes consenti le 25 août 1989 au profit des époux De Toni, ces derniers ont décidé de ne pas poursuivre l'approvisionnement exclusif, tout en acceptant de faire leur affaire personnelle des engagements prix par les vendeurs ;

Attendu que lors de la conclusion du contrat, les parties étaient notamment convenues :

" Les produits ou marchandises seront facturés à prix fixé, conformément aux dispositions de l'article 1592 du Code civil, par un tiers choisi d'un commun accord entre les parties. A défaut d'accord sur le nom de l'expert, celui-ci sera désigné par M. le Président du Tribunal de grande instance de Lille, statuant en référé et saisi à cette fin par la partie la plus diligente.

Cependant, les parties soussignées pourront d'un commun accord déroger au paragraphe ci-dessus et s'en référer pour chaque facturation et sans que cela les engage pour l'avenir au tarif général " revendeur détaillant " diffusé conformément à la loi en vigueur, de la SA Brasseries Semeuse ou tout autre fournisseur désigné par elle et sera appliqué d'un commun accord, dès la première facturation consécutive au présent contrat " ;

Attendu sans doute qu'il est de principe que le prix de vente, s'il " doit être déterminé et désigné par les parties " (article 1591 du Code civil), " peut cependant être laissé à l'arbitrage d'un tiers " (article 1592 du même code) ;

Qu'en l'espèce, rien ne s'opposait à ce que les tiers conviennent d'une procédure selon laquelle ce tiers serait désigné en cas de désaccord ;

Qu'encore fallait-il que, dans la pratique, le mécanisme prévu n'ait pas pour conséquence de priver d'efficacité la procédure en cause et d'abandonner l'une des parties aux prix unilatéralement fixés par l'autre; queforce est pourtant de constater que tel a été le cas ;

Attendu qu'il est en effet manifeste que les prix pratiqués par la société de Brasserie étaient appelés à être périodiquement réajustés à son initiative ;

Que les conditions contractuelles de mise en œuvre de la procédure de désignation d'expert - déjà elle-même inévitablement génératrice de lourdeur et de coût - ne pouvaient que dissuader les clients d'y recourir :

- saisine d'un juge, non seulement éloigné de leur lieu d'établissement, mais encore autre que leur juge naturel (président du tribunal de grande instance et non du tribunal de commerce) et les astreignant à une représentation obligatoirement ressentie comme facteur de frais supplémentaires ;

- incertitude sur la détermination de la partie devant supporter la charge des frais de procédure et d'expertise, et sur les prix devant être appliqués pendant la durée de ces dernières ;

Attendu surabondamment que le contrat - comme exactement relevé pas les premiers juges - se situait hors des prévisions du règlement d'exemption CEE 1984-83 et tombait sous le coup des prohibitions prévues à l'article 85 du traité de Rome ;

Qu'en effet :

- la disproportion entre les quantités globales de bière à écouler et la capacité de l'établissement des clients ne pouvait dans la pratique - et nonobstant les précautions rédactionnelles prises - qu'entraîner obligation pour eux de poursuivre leur approvisionnement au-delà des dix années prévues; qu'à cet égard, l'appelante ne saurait faire grief aux premiers juges d'avoir apprécié la capacité de l'établissement par référence aux quantités écoulées postérieurement au contrat, dès lors qu'il n'est pas soutenu que la clause d'exclusivité aurait été enfreinte ;

- contrairement à ses affirmations, le contrat emportait bien interdiction d'écouler toute autre catégorie de bière, puisqu'il y était prévu que les clients ne pourraient en aucun cas, prétexter qu'une qualité quelconque n'existe pas dans la gamme des produits proposés, pour s'adresser à un autre fournisseur ;

- l'effet cumulatif de contrats de cette nature conclus avec d'autres détaillants était, compte tenu de la nature des produits et de l'importance de la société de Brasserie, à même d'affecter le commerce entre États membres de la CEE en rendant difficile ou empêchant les importations de bière d'autres pays ;

Attendu dans ces conditions que la société Brasserie Saint Omer sera déboutée de son appel et la décision entreprise entièrement confirmée ;

Que la partie qui succombe soit supporter les dépens ;

Qu'il serait inéquitable de laisser à la charge des intimées les frais non compris dans les dépens qu'ils ont par ailleurs engagés ; qu'il sera fait droit, comme dit au dispositif, à leur demande formée au titre de l'article 700 du NCPC ;

Par ces motifs, LA COUR, Reçoit la société Brasserie Saint Omer en son appel, L'en déboute, Confirme le jugement du Tribunal de commerce de Rouen du 23 juillet 1993, Fixe à 8 000 F l'indemnité que la société brasserie Saint Omer doit payer aux époux De Toni et Queguiner, Laisse à sa charge les dépens d'appel qui pourront être recouvrés par Me Couppey, avoué, dans les conditions prévues à l'article 699 du NCPC.