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Décisions

TPICE, 29 juin 1995, n° T-30/91

TRIBUNAL DE PREMIERE INSTANCE DES COMMUNAUTES EUROPEENNES

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

Solvay (SA)

Défendeur :

Commission des Communautés européennes

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Cruz Vilaça

Juges :

MM. Barrington, Saggio, Kirschner, Kalogeropoulos

Avocats :

Mes Simont, Foriers, Block.

TPICE n° T-30/91

29 juin 1995

LE TRIBUNAL DE PREMIÈRE INSTANCE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES,

Faits et procédure

Contexte économique

1 Le produit faisant l'objet de la procédure, la soude, est utilisé dans la fabrication du verre (soude dense) ainsi que dans l'industrie chimique et en métallurgie (soude légère). Il convient de distinguer la soude naturelle (dense), exploitée essentiellement aux États-Unis d'Amérique, et la soude synthétique (dense et légère), fabriquée en Europe au moyen d'un procédé inventé par la requérante il y a plus de cent ans, les coûts de production de la soude naturelle étant beaucoup plus bas que ceux du produit synthétique.

2 A l'époque des faits, les six producteurs communautaires de soude synthétique étaient les suivants:

- la requérante, le premier producteur dans le monde et dans la Communauté, avec une part du marché communautaire s'élevant à presque 60 % (et même 70 % dans la Communauté sans le Royaume-Uni et l'Irlande);

- Imperial Chemical Industries plc (ci-après "ICI"), le deuxième producteur dans la Communauté, détenant plus de 90 % du marché du Royaume-Uni ;

- les "petits" producteurs Chemische Fabrik Kalk (ci-après "CFK") et Matthes & Weber (Allemagne), Akzo (Pays-Bas) et Rhône-Poulenc (France) avec environ 26 % tous ensemble.

3 La requérante exploitait des usines en Belgique, en France, en Allemagne, en Italie, en Espagne, au Portugal et en Autriche et avait des organisations de vente dans ces pays, ainsi qu'en Suisse, aux Pays-Bas et au Luxembourg. Elle était, en outre, le premier producteur de sel dans la Communauté et se trouvait donc dans une position très favorable en ce qui concerne la fourniture de la principale matière première pour la fabrication de la soude synthétique. ICI possédait deux usines au Royaume-Uni, une troisième unité ayant été fermée en 1985.

4 Quant à la demande, les principaux clients dans la Communauté étaient les fabricants de verre. Ainsi, environ 70 % de la production des entreprises de l'Europe de l'Ouest étaient utilisés dans la fabrication de verre plat et de verre creux. La plupart des producteurs de verre exploitaient des usines en continu et avaient besoin d'un approvisionnement sûr en soude dans la plupart des cas, ils avaient un contrat à assez long terme avec un fournisseur important pour l'essentiel de leurs besoins et s'adressaient, par précaution, à un autre fournisseur comme "source secondaire".

5 A l'époque des faits, le marché communautaire était caractérisé par une division selon les frontières nationales, les producteurs ayant généralement tendance à concentrer leurs ventes dans les États membres où ils possédaient des capacités de production. En particulier, il n'y avait pas de concurrence entre la requérante et ICI, chacune limitant ses ventes dans la Communauté à sa "sphère d'influence" traditionnelle (l'Europe de l'Ouest continentale pour la requérante, le Royaume-Uni et l'Irlande pour ICI). Ce partage du marché date de 1870, époque à laquelle la requérante a procédé à la première cession de licences de brevet au profit de Brunner, Mond & Co, l'une des sociétés qui ont ultérieurement constitué ICI D'ailleurs, la requérante a été l'un des principaux actionnaires de Brunner, Mond & Co, puis d'ICI jusqu'à la vente de ses parts dans les années 60. Les accords de répartition de marché conclus successivement, en dernier lieu en 1945-1949, sont, d'après la requérante et ICI, devenus caducs en 1962 et ont été formellement abrogés en 1972.

Procédure administrative

6 Au début de l'année 1989, la Commission a effectué des vérifications sans avertissement auprès des principaux producteurs de soude de la Communauté. A l'issue de ces vérifications, la requérante, par lettre du 27 avril 1989, a attiré l'attention de la Commission sur le fait que les documents saisis en copies dans ses locaux présentaient un caractère confidentiel. Par lettre du 22 mai 1989, la Commission a confirmé que l'article 20 du règlement n° 17 du Conseil, du 6 février 1962, premier règlement d'application des articles 85 et 86 du traité (JO 1962, 13, p 204, ci-après "règlement n°17"), s'appliquerait aux documents recueillis au cours des vérifications en cause Lesdites vérifications ont été complétées par des demandes de renseignements. La requérante a fourni les informations sollicitées par lettre du 18 septembre 1989, dans laquelle elle a rappelé le caractère confidentiel des documents transmis. A l'occasion des mêmes vérifications et demandes de renseignements, ICI, par lettres des 13 avril et 14 septembre 1989, a également souligné le caractère confidentiel de ses propres documents.

7 La Commission a ensuite envoyé à la requérante, par lettre du 13 mars 1990, une communication des griefs articulée en plusieurs parties:

- la première partie se réfère aux faits de la procédure ;

- la deuxième partie concerne une infraction à l'article 85 du traité CEE, reprochée à la requérante et à ICI (auxquelles ont été adressées les annexes correspondantes II1 à II42);

- la troisième partie concerne une infraction à l'article 85 reprochée à la requérante (à laquelle ont été adressées les annexes correspondantes III1 à III12) et à CFK ;

- la quatrième partie concerne une infraction à l'article 86 du traité CEE, reprochée à la requérante (à laquelle ont été adressées les annexes correspondantes IV1 à IV180);

- une cinquième partie (accompagnée d'annexes portant la cote V), qui se réfère à une infraction à l'article 86 reprochée à ICI, ne fait pas partie de la communication des griefs adressée à la requérante à cet égard, la lettre du 13 mars 1990 ne contient que l'indication suivante: "La Ve partie ne concerne pas Solvay" ;

- la sixième partie traité de la question des amendes devant éventuellement être infligées.

8 Après avoir relevé l'importance qui s'attachait au maintien de la confidentialité des documents obtenus en vertu du règlement n°17, la Commission a indiqué, dans cette lettre du 13 mars 1990, que les éléments de preuve contenus dans les annexes II1 à II42 étaient envoyés à chacune des entreprises concernées, "les éléments qui seraient susceptibles de constituer des secrets d'affaires ou qui sont commercialement sensibles et qui ne se rapportent pas directement à l'infraction présumée (ayant) été supprimés des documents". Enfin, la Commission a révélé à chaque entreprise les réponses données, en vertu de l'article 11 du règlement n° 17, par l'autre, en précisant que "les informations qui pourraient constituer des secrets d'affaires (avaient également) été retirées de ces réponses".

9 Le 28 mai 1990, la requérante a présenté ses observations écrites sur la communication des griefs. Par lettre du 29 mai 1990, la Commission a invité la requérante à participer à l'audition relative aux infractions reprochées à la requérante et à ICI, prévue pour les 25 à 27 juin suivants. Par lettre du 14 juin 1990, la requérante a fait savoir qu'elle renonçait à participer à cette audition qui s'est déroulée les 26 et 27 juin 1990. Seule ICI y a participé.

10 Par lettre du 20 septembre 1990, adressée à la Commission, la requérante a protesté contre l'usage fait par la Commission au cours de l'audition de certaines pièces ou parties de pièces ne figurant pas dans le dossier qui lui avait été communiqué, tout en faisant abstraction d'autres pièces ou parties de pièces qu'elle aurait pu invoquer dans ce contexte, la requérante a invité la Commission à faire en sorte que ses droits de la défense soient pleinement respectés.

11 La Commission a répondu, par lettre du 1er octobre 1990, que c'était uniquement en vue de répondre à un argument développé par ICI au cours de l'audition qu'elle avait introduit, lors de celle-ci, une dizaine de documents saisis chez ICI, cotés "X1 à X11". En raison d'une demande expresse formulée par ICI, ces documents n'auraient pas été annexés à la communication des griefs du fait de leur caractère partiellement confidentiel. Présumant qu'entre-temps ICI avait fait parvenir à la requérante des copies des documents en question, après en avoir extrait les passages confidentiels, la Commission a donné à la requérante l'occasion de présenter des observations supplémentaires à leur sujet dans un délai de deux semaines.

12 Dans une lettre du 17 octobre 1990, la requérante a précisé que sa lettre précédente ne se référait pas aux documents cotés "X" que la Commission avait produits au cours de l'audition, lesquels ne présenteraient que peu d'intérêt pour elle. Les documents pertinents seraient ceux qu'ICI aurait utilisés pour sa défense lors de l'audition et qu'ICI lui aurait entre-temps transmis. Il s'agirait de six documents émanant d'ICI qui, selon la requérante, seraient de nature à la disculper. En outre, deux autres documents n'auraient été annexés à la communication des griefs que dans des versions arbitrairement expurgées (II25 et II34). La requérante a critiqué cette manière de procéder et s'est référée, dans ce contexte, aux observations présentées par ICI lors de son audition.

13 Dans une réponse en date du 30 octobre 1990, la Commission a expliqué que les documents ne contenaient ni des informations nouvelles pour la requérante ni des éléments retenus pour étayer les griefs à l'encontre des entreprises concernées. La Commission déclarait qu'elle tiendrait, cependant, compte des arguments avancés par la requérante dans sa lettre du 17 octobre 1990.

14 Il ressort du dossier que, au terme de la procédure décrite ci-dessus, le collège des membres de la Commission, lors de sa 1 040e réunion, tenue les 17 et 19 décembre 1990, a adopté la décision 91-297-CEE, relative à une procédure d'application de l'article 85 du traité CEE (IV-33133-A: Carbonate de soude ° Solvay, ICI, JO 1991, L. 152, p 1, ci-après "décision"). Cette décision constate, en substance, que la requérante et ICI ont participé, depuis le 1er janvier 1973 jusqu'au début de 1989, à une pratique concertée de partage du marché ouest-européen de la soude, en réservant l'Europe de l'Ouest continentale à la requérante et le Royaume-Uni ainsi que l'Irlande à ICI elle inflige, en conséquence, à chacune une amende de 7 millions d'écus.

15 Lors de la même réunion, la Commission a, en outre, adopté

- la décision 91-299-CEE, relative à une procédure d'application de l'article 86 du traité (IV/33133-C: Carbonate de soude - Solvay, JO 1991, L. 152, p 21), par laquelle elle a constaté, en substance, que la requérante avait abusé de la position dominante qu'elle détenait sur le marché de l'Europe de l'Ouest continentale et lui a infligé une amende de 20 millions d'écus

- la décision 91-300-CEE, relative à une procédure d'application de l'article 86 du traité (IV/33133-D: Carbonate de soude - ICI, JO 1991, L. 152, p 40), par laquelle elle a constaté, en substance, qu'ICI avait abusé de la position dominante qu'elle détenait au Royaume-Uni et lui a infligé une amende de 10 millions d'écus. Les éléments essentiels de l'infraction constatée dans la décision 91-300 résident dans le fait qu'ICI a fait usage, vis-à-vis de ses clients, de "remises de la tranche supérieure", c'est-à-dire les a encouragés à lui acheter non seulement leur tonnage "normal", mais également le tonnage marginal ou la "tranche supérieure" qu'ils auraient pu acheter à un second fournisseur, et qu'elle a exercé, dans plusieurs cas, des pressions auprès de ses clients pour qu'ils s'engagent à s'approvisionner auprès d'elle pour la (quasi-)totalité de leurs besoins, et ce afin de réduire au minimum l'effet concurrentiel des autres fournisseurs et de maintenir un quasi-monopole au Royaume-Uni. Dans ce contexte, la décision 91-300 relève, dans son point 4, entre autres, qu'ICI disposait d'un monopole pour la fourniture de la soude au Royaume-Uni jusqu'à la fin des années 70.

16 Le Tribunal a pris acte, dans le cadre de la présente affaire, des décisions 91-299 et 91-300, du 19 décembre 1990. Il les a introduites d'office dans le dossier de la présente procédure.

17 La décision attaquée par le présent recours a été notifiée à la requérante par lettre recommandée datée du 1er mars 1991.

18 Il est constant que le texte de la décision notifiée n'avait pas fait l'objet d'une authentification préalable, par l'apposition des signatures du président et du secrétaire exécutif de la Commission, dans les conditions prévues par l'article 12, premier alinéa, du règlement intérieur 63-41-CEE de la Commission, du 9 janvier 1963 (JO 1963, 17, p 181), maintenu provisoirement en vigueur par l'article 1er de la décision 67-426-CEE de la Commission, du 6 juillet 1967 (JO 1967, 147, p 1), modifié en dernier lieu par la décision 86-61-CEE, Euratom, CECA de la Commission, du 8 janvier 1986 (JO L. 72, p 34), alors en vigueur (ci-après "règlement intérieur").

Procédure juridictionnelle

19 C'est dans ces conditions que la requérante a introduit le présent recours, enregistré au greffe du Tribunal le 2 mai 1991. La décision a également fait l'objet d'un recours introduit par ICI (T-36-91).

20 La procédure écrite devant le Tribunal a suivi un cours régulier. Après la clôture de la procédure écrite, la requérante a déposé, le 10 avril 1992, une "requête ampliative", dans laquelle elle a soulevé un moyen nouveau visant à ce que la décision attaquée soit déclarée inexistante renvoyant à deux articles de presse parus dans le Wall Street Journal du 28 février 1992 et dans le Financial Times du 2 mars 1992, elle a fait valoir, entre autres, que la Commission avait publiquement indiqué que l'absence d'authentification des actes adoptés par le collège de ses membres était une pratique suivie depuis des années et que, depuis 25 ans, aucune décision n'avait fait l'objet d'une authentification. Ces déclarations de la Commission se référaient à des affaires alors pendantes devant le Tribunal, dans lesquelles plusieurs recours avaient été introduits contre une autre décision de la Commission constatant une entente dans le domaine du polychlorure de vinyle et qui ont donné lieu à l'arrêt du Tribunal du 27 février 1992, BASF e.a./Commission (T-79-89, T-84-89, T-85-89, T-86-89, T-89-89, T-91-89, T-92-89, T-94-89, T-96-89, T-98-89, T-102-89 et T-104-89, Rec p II-315, ci-après "arrêt PVC"). Dans le délai qui lui a été imparti par le président de la première chambre, en vertu de l'article 48, paragraphe 2, du règlement de procédure, la Commission a présenté des observations écrites sur la requête ampliative.

21 Par ordonnance du 14 juillet 1993, le président de la première chambre a joint la présente affaire et l'affaire T-36-91 aux fins de la procédure orale.

22 Au mois de mars 1993, le Tribunal (première chambre) a décidé -en tant que mesures d'organisation de la procédure- de poser aux parties plusieurs questions concernant, entre autres, l'accès de la requérante au dossier de la Commission Les parties ont répondu à ces questions au mois de mai 1993. La Cour ayant statué sur le pourvoi dirigé contre l'arrêt PVC du Tribunal, par arrêt du 15 juin 1994, Commission/BASF e.a. (C-137-92 P, Rec p I-2555), le Tribunal (première chambre élargie) a arrêté d'autres mesures d'organisation de la procédure invitant notamment la Commission à produire, entre autres, le texte de sa décision 91-297, telle qu'authentifiée à l'époque, dans les langues où elle fait foi, par les signatures du président et du secrétaire général et annexée au procès-verbal.

23 La Commission a répondu qu'il lui paraissait indiqué, aussi longtemps que le Tribunal n'aurait pas statué sur la recevabilité du moyen tiré d'une absence d'authentification de la décision attaquée, de ne pas aborder le bien-fondé du moyen ainsi soulevé.

24 Dans ces circonstances, par ordonnance du 25 octobre 1994, basée sur l'article 65 du règlement de procédure, le Tribunal (première chambre élargie) a enjoint à la Commission de produire le texte susmentionné.

25 Suite à cette ordonnance, la Commission a produit le 11 novembre 1994, entre autres, le texte de la décision 91-297 en langues française et anglaise, dont la page de couverture est revêtue d'une formule d'authentification, non datée, signée par le président et le secrétaire exécutif de la Commission. Il est constant que cette formule n'a été apposée que plus de six mois après l'introduction du présent recours.

26 Sur rapport du juge rapporteur, le Tribunal a décidé d'ouvrir la procédure orale. Les parties ont été entendues en leurs plaidoiries et en leurs réponses aux questions du Tribunal à l'audience des 6 et 7 décembre 1994. A l'issue de l'audience, le président a prononcé la clôture de la procédure orale.

Conclusions des parties

27 La requérante conclut à ce qu'il plaise au Tribunal:

- en ordre principal, annuler la décision attaquée ;

- en ordre subsidiaire, annuler la décision attaquée en tant qu'elle inflige à la requérante une amende de 7 millions d'écus ;

- en toute hypothèse, condamner la Commission aux dépens.

28 Dans sa requête ampliative, la requérante conclut à ce qu'il plaise au Tribunal déclarer inexistante ou, à tout le moins, nulle la décision attaquée.

29 La Commission conclut à ce qu'il plaise au Tribunal:

- rejeter le recours comme non fondé ;

- rejeter les moyens soulevés dans sa requête ampliative comme irrecevables ou, pour le moins, non fondés ;

- condamner la requérante aux dépens.

30 Il y a lieu de constater que, à la suite du prononcé de l'arrêt de la Cour du 15 juin 1994, précité, et, en réponse à une question écrite posée par le Tribunal, la requérante a déclaré que ses conclusions ne visent plus à obtenir une déclaration d'inexistence de la décision, mais une simple annulation de celle-ci. Elle a également demandé au Tribunal de n'examiner les moyens avancés à l'appui de ses conclusions que sous l'angle de l'annulation.

Sur les conclusions visant à l'annulation de la décision

31 Au soutien de ses conclusions en annulation, la requérante soulève une série de moyens, qui se répartissent en deux groupes distincts. Dans le premier groupe de moyens, relatifs à la régularité de la procédure administrative, la requérante invoque plusieurs violations des formes substantielles. Dans sa requête ampliative, elle fait valoir que, contrairement à l'article 12 du règlement intérieur de la Commission, la décision notifiée n'a été ni signée par le président de la Commission ni authentifiée en temps utile par celui-ci et par le secrétaire général. De plus, il n'y aurait pas eu de notification valable au sens de l'article 191 du traité CEE et de l'article 16, troisième alinéa, du règlement intérieur. En outre, la requérante fait grief à la Commission d'avoir violé le principe de l'intangibilité des actes adoptés par les autorités communautaires, en modifiant la décision après la date officielle de son adoption. Dans sa requête, la requérante reproche à la Commission d'avoir violé le principe de collégialité. Elle souligne que, contrairement à l'article 4 de son règlement intérieur, la discussion du projet de la décision attaquée n'a pas été reportée, bien qu'au moins un de ses membres ait sollicité un tel report pour lui permettre d'examiner utilement le dossier qui lui aurait été communiqué tardivement. Enfin, la requérante invoque une violation des droits de la défense et de l'article 6 de la Convention de Sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés Fondamentales, en ce que la Commission aurait, d'une part, utilisé des pièces non communiquées ou communiquées imparfaitement -en particulier, les annexes II25 et II34 à la communication des griefs, lesquelles auraient été partiellement expurgées- et lui aurait, d'autre part, refusé l'accès à certains documents comportant des éléments utiles à sa défense.

32 Dans le second groupe de moyens, la requérante invoque une violation des articles 85 et 190 du traité CEE, des règles relatives à l'administration et à la charge de la preuve ainsi que du principe d'égalité, en ce que la décision serait basée sur des constatations factuelles et appréciations juridiques erronées. Enfin, elle souligne le caractère excessif de l'amende infligée, dont le taux élevé serait sans commune mesure avec la gravité de l'infraction alléguée et dont l'imposition ne serait, en plus, pas régulièrement motivée.

33 Le Tribunal estime opportun de procéder, d'abord, à l'examen du moyen tiré d'une violation des droits de la défense, en ce que la Commission aurait utilisé des pièces non communiquées à la requérante et aurait refusé de lui donner accès à certains documents comportant des éléments utiles à sa défense.

Sur le moyen tiré d'une violation des droits de la défense en raison de la prétendue utilisation, par la Commission, de pièces non communiquées à la requérante et du refus de lui donner accès à certains documents comportant des éléments utiles à sa défense

Arguments des parties

34 Se référant aux lettres des 20 septembre et 17 octobre 1990 qu'elle a adressées à la Commission au cours de la procédure administrative et qu'elle joint en annexe à sa requête, la requérante soutient que la Commission a fait usage, lors de l'adoption de la décision attaquée, de pièces qui ne lui ont pas été communiquées. Or, nombre des documents non communiqués ou des passages expurgés par la Commission comporteraient des éléments utiles à sa défense Selon la lettre du 17 octobre 1990 (voir ci-dessus point 12), il s'agit, entre autres, de six documents qui ne lui ont pas été transmis. A supposer même que ces documents soient confidentiels -ce qu'elle conteste-, elle estime que le secret d'affaires aurait dû céder devant les exigences attachées au respect des droits de la défense.

35 Dans sa réplique, la requérante ajoute, d'une part, que la Commission s'est fondée sur des éléments qu'elle avait communiqués uniquement à ICI, soit en annexe à la communication des griefs, soit au cours de l'audition à laquelle elle n'a pas participé et, d'autre part, que la Commission a sélectionné dans le dossier les pièces favorables à sa thèse en gardant par-devers elle les éléments défavorables, ce qui a été, selon la requérante, de nature à l'empêcher de présenter sa défense. Ainsi, l'ensemble des annexes portant la cote V de la communication des griefs, concernant l'abus de position dominante reproché à ICI, ne lui aurait pas été communiqué. Or, la transmission par ICI, au cours de la présente procédure juridictionnelle, de certaines pièces aurait confirmé que ces annexes comportaient nombre de documents étayant la thèse de la requérante. Un premier examen démontrerait que huit de ces documents privent de fondement les allégations de la Commission (réplique p. 12 et notes infra-paginales 9, 33 et 43). La requérante critique le fait qu'aucune des entreprises n'a eu accès aux pièces saisies chez l'autre, ce qui a eu pour conséquence que chacune a dépendu du bon vouloir de l'autre pour étayer sa défense.

36 La requérante ajoute que le document II34, comparé à sa version plus longue, telle qu'elle est reprise dans le document V40, démontre que la Commission a sélectionné parmi les documents les parties favorables à sa thèse et qu'elle a ainsi "construit" un dossier.

37 Quant aux documents X1 à X11, produits par la Commission lors de l'audition dans la procédure à l'encontre d'ICI, la requérante reconnaît dans la réplique qu'elle a déclaré dans sa lettre du 17 octobre 1990 qu'ils ne présentaient guère d'intérêt. Cependant, elle ajoute que cette déclaration ne signifie pas que ces pièces étaient sans intérêt ni qu'elle a renoncé à se prévaloir de leur non-communication.

38 La requérante soutient que, dans une procédure d'application de l'article 85, paragraphe 1, du traité, il importe que chacune des parties à l'entente alléguée se voit communiquer les mêmes pièces. Il n'appartiendrait pas à la Commission d'apprécier si une pièce est ou non utile à la défense de l'une ou de l'autre des parties. La décision à prendre quant à l'existence d'une entente entre deux entreprises serait, en effet, indivisible vis-à-vis des prétendues parties à celle-ci. On ne saurait concevoir que l'une d'elles soit partie à l'entente et l'autre non. Dès lors, si la Commission estimait, en l'espèce, que certains documents étaient confidentiels, elle aurait dû soit les écarter, soit les communiquer à chacune des parties concernées.

39 Dans le cadre d'un autre moyen, la requérante fait valoir, dans sa requête, que la Commission ne peut soutenir que le commerce entre le Royaume-Uni et le continent était possible, tout en constatant, par ailleurs, que la requérante et ICI avaient, par les pratiques qu'elle a condamnées au titre de l'article 86 du traité, cloisonné leurs marchés respectifs (p. 47 de la requête, où la requérante renvoie aux affaires T-32-91 et T-37-91).

40 Selon la Commission, il résulte de la correspondance échangée avec la requérante au cours de la procédure administrative que le grief relatif à la prétendue utilisation de pièces non communiquées est devenu sans objet aux yeux de la requérante elle-même. En tout état de cause, la décision attaquée -seule en cause en l'espèce- ne serait fondée sur aucun document qui n'ait pas été communiqué préalablement à la requérante.

41 Quant à la prétendue non-communication de pièces favorables à la défense, la Commission fait observer que les pièces mentionnées par la requérante dans ce contexte lors de la procédure administrative -pièces saisies chez ICI- n'ont pas été produites à la demande de cette dernière. Les annexes à la communication des griefs portant la cote V, dont sont extraits les documents invoqués par la requérante dans ce contexte, ne seraient pas relatives à la présente affaire, mais contiendraient les documents qui fondent la décision concernant l'abus par ICI de sa position dominante. Les documents sur lesquels est fondée la présente décision seraient les annexes portant la cote II ils auraient été communiqués de façon absolument identique à la requérante et à ICI. Si, à présent, ICI estime que certains des documents saisis chez elle ne sont plus confidentiels vis-à-vis de la requérante, la Commission ne saurait être rendue responsable de ce changement d'attitude. Bien plus, le comportement d'ICI et de la requérante à ce sujet constituerait une véritable tentative de détournement des règles de procédure prévues par le règlement n° 17.

42 La Commission estime que, dans un tel contexte, les documents produits par la requérante dans le cadre de la procédure juridictionnelle doivent, tout au plus, être considérés comme des éléments de preuve produits devant le Tribunal à l'appui du recours, de sorte que leur analyse doit être réservée à l'examen du fond. Par ailleurs, la Commission étant en position de défendeur devant le Tribunal, ce serait elle qui pourrait invoquer la protection de ses droits de la défense. Le respect de ces droits devrait impliquer que les arguments fondés par la requérante sur des pièces produites seulement au stade de la réplique soient déclarés irrecevables.

43 En réponse à diverses questions écrites posées par le Tribunal, la Commission a expliqué que la documentation que ses enquêteurs ont obtenue dans le cadre des vérifications auprès des producteurs de soude représente à peu près 60 dossiers, classés par producteur en fonction de l'endroit où les documents ont été recueillis, les dossiers 39 à 49 comprenant la documentation émanant d'ICI. Une dizaine d'autres dossiers contiendraient les pièces produites en réponse aux demandes de renseignements Compte tenu du nombre de producteurs et de la complexité des documents, la Commission n'aurait pas procédé à une subdivision en une catégorie "article 85" et une catégorie "article 86".

44 Dans le cadre de l'affaire T-36-91, précitée, jointe à la présente affaire aux fins de la procédure orale, la Commission a précisé qu'elle a classé les documents saisis lors de son enquête de la manière suivante:

i) dossier 1: documents internes, tels que projets de décision,

ii) dossiers 2 à 14: Solvay, Bruxelles,

iii) dossiers 15 à 19: Rhône-Poulenc,

iv) dossiers 20 à 23: CFK,

v) dossiers 24 à 27: Deutsche Solvay Werke,

vi) dossiers 28 à 30: Matthes & Weber,

vii) dossiers 31 à 38: Akzo,

viii) dossiers 39 à 49: ICI,

ix) dossiers 50 à 52: Solvay Espagne,

x) dossiers 53 à 58: "Akzo II" (nouvelle visite),

xi) dossier 59: visite chez des producteurs espagnols et nouvelle visite chez Solvay Bruxelles.

xii) Il existerait une dizaine d'autres dossiers qui contiennent la correspondance au titre de l'article 11 du règlement n°17.

45 La Commission a ajouté que l'expèrience montre que, une fois examinés, la grande majorité de documents ne présentent pas d'intérêt pour l'instruction de l'affaire. En effet, lors de la vérification, les agents de la Commission n'auraient ni le temps ni les moyens d'opérer une sélection rigoureuse des pièces qui leur sint présentées, la seule limite étant que celles-ci rentrent dans l'objet de la vérification. Les seuls documents présentant un intérêt seraient ceux sur lesquels les griefs seront fondés.

45 La Commission a ajouté que l'expérience montre que, une fois examinés, la grande majorité de documents ne présentent pas d'intérêt pour l'instruction de l'affaire. En effet, lors d'une vérification, les agents de la Commission n'auraient ni le temps ni les moyens d'opérer une sélection rigoureuse des pièces qui leur sont présentées, la seule limite étant que celles-ci rentrent dans l'objet de la vérification. Les seuls documents présentant un intérêt seraient ceux sur lesquels les griefs seront fondés.

46 La Commission a rappelé que l'annexe à la communication des griefs regroupait, en l'espèce, l'ensemble des pièces sur lesquelles les griefs étaient fondés Cet ensemble constituerait "le dossier". Il comporterait plusieurs volets. Le volet V se rapporterait à une procédure engagée contre ICI au titre de l'article 86 du traité, procédure qui ne concernerait pas la requérante. Ce serait pour cette raison que la requérante n'a pas reçu copie des annexes afférentes à la cinquième partie de la communication des griefs et que certains documents internes d'ICI afférents à la deuxième partie ne lui ont été rendus accessibles que partiellement. Il n'en résulterait cependant pas que la Commission lui a refusé l'accès au dossier. Bien au contraire, le dossier communiqué sous forme d'annexe à la communication des griefs lui aurait incontestablement permis de se défendre utilement contre les griefs formulés à son encontre.

47 La Commission a, par ailleurs, souligné que la requérante n'a soutenu, à aucun autre endroit de sa requête, que la Commission aurait dû lui donner la possibilité de consulter la documentation concernant ICI. Du reste, la requérante n'aurait jamais, au cours de la procédure administrative, demandé à la Commission de pouvoir consulter la documentation relative à ICI en général ou les annexes afférentes à la cinquième partie de la communication des griefs en particulier. Enfin, la requérante n'aurait pas, dans ses mémoires, expliqué son "comportement commercial passif" par une éventuelle position dominante d'ICI.

48 La Commission en conclut qu'elle a permis à la requérante de prendre connaissance de tous les éléments de preuve figurant dans le dossier. En outre, les annexes afférentes à la deuxième partie de la communication des griefs comprendraient plus d'informations que les seules pièces à charge. Pour ce qui est d'éventuels éléments à décharge ou de toute autre manière pertinents pour la défense de la requérante, la Commission ne saurait être accusée d'avoir opéré un triage sélectif et arbitraire. La requérante n'aurait fourni aucun indice, ni au cours de la procédure administrative ni dans le cadre de la procédure écrite devant le Tribunal, susceptible de nourrir une telle suspicion (arrêt du Tribunal du 1er avril 1993, BPB Industries et British Gypsum/Commission, T-65-89, Rec p II-389, point 35). Pour le reste, tant les dispositions de l'article 20, paragraphe 2, du règlement n°17 que les demandes expresses d'ICI, tendant à ce que la confidentialité de l'ensemble de sa documentation commerciale soit rigoureusement respectée, auraient constitué un double obstacle à la divulgation de ces informations à la requérante.

49 A l'audience, la requérante a reconnu qu'elle n'a pas demandé à la Commission, au cours de la procédure administrative, de lui accorder un accès général au dossier. Elle a expliqué qu'elle savait pertinemment que cet accès lui serait refusé par la Commission, comme il l'a d'ailleurs été refusé à ICI qui l'avait sollicité. La requérante a ajouté que, en droit, c'est à la Commission qu'il incombe, de sa propre initiative, de donner aux entreprises l'accès aux pièces dont elle dispose.

Appréciation du Tribunal

Quant à la recevabilité et à la portée du moyen

50 Conformément à l'article 38, paragraphe 1, sous c), du règlement de procédure de la Cour applicable lors de l'introduction de recours, il convient, tout d'abord, d'examiner si la requête contient un exposé sommaire du moyen tiré de la violation des droits de la défense.

51 Dans ce contexte, il y a lieu de rappeler que la requérante a allégué, dans la requête, que la Commission, d'une part, a utilisé à son encontre des pièces non communiquées et, d'autre part, ne lui a pas transmis ou ne lui a transmis que de manière incomplète d'autres pièces comportant des éléments en sa faveur. Dans ce contexte, la requérante s'est référée à sa lettre du 17 octobre 1990 (annexe 9 à la requête), dans laquelle elle avait reproché à la Commission d'avoir omis de mettre à sa disposition six documents émanant d'ICI. Selon cette lettre, l'un des documents, portant le numéro 000320, avait également été utilisé contre ICI dans la procédure ouverte au titre de l'article 86, étant donné qu'il correspond à la page 3 du document V9. En produisant la photocopie de ce document, qui porte l'intitulé "Appendix V9", la requérante a soulevé, certes de manière implicite, le grief que la Commission a méconnu que l'un des documents cotés V était utile à sa défense.

52 D'autres documents visés par ladite lettre du 17 octobre 1990 et ensuite par la requête sont des documents provenant d'ICI dont la Commission a pris des photocopies, mais qu'elle n'a annexés à aucune des communications des griefs ICI l'a souligné au point 8 des observations qu'elle a présentées lors de l'audition (annexe 5 à la requête d'ICI dans l'affaire T-36-91, p 14 à 19), et la requérante s'est expressément référée à ce passage (p. 1 de la lettre du 17 octobre 1990). Il s'ensuit que la requérante s'est également plainte devant le Tribunal de ce que la Commission aurait méconnu la pertinence, pour sa défense, de certains documents saisis chez ICI qui n'ont pas été ensuite introduits dans les dossiers d'instruction des différentes affaires.

53 Le Tribunal estime que, contrairement aux doutes exprimés par la Commission, ces indications satisfont à l'exigence d'un exposé sommaire du moyen. La requête contient elle-même un exposé des reproches fondamentaux dirigés contre la Commission, dont la portée devient plus claire encore s'ils sont lus à la lumière des arguments relatifs à une prétendue contradiction entre la procédure engagée au titre de l'article 85 et les procédures engagées au titre de l'article 86 du traité (voir ci-dessus point 39) selon la requête, en méconnaissant cette contradiction, la Commission a également méconnu la valeur probante que présentaient les documents d'ICI (ceux portant la cote V ainsi que certains autres) pour la défense de la requérante. De cette façon, le cadre du moyen a été suffisamment précisé dans la requête, même s'il est fait abstraction de la lettre du 17 octobre 1990 qui y est annexée. La lettre contient des arguments supplémentaires qui ne sont cependant pas indispensables à un exposé sommaire du moyen. Par conséquent, la requête satisfait aux exigences de l'article 38, paragraphe 1, sous c), du règlement de procédure de la Cour.

54 Il s'avère donc, à la lumière de ce qui précède, que le moyen comporte trois branches, à savoir, en premier lieu, l'utilisation, par la Commission, d'un nombre précis de documents à charge (les documents X1 à X11) qui n'auraient pas été transmis à la requérante en annexe à la communication des griefs en second lieu, la non-divulgation, vis-à-vis de la requérante, des documents portant la cote V et annexés à la communication des griefs adressée à ICI au titre de l'article 86 du traité, alors que les relations entre l'infraction reprochée au titre de l'article 86 et celle reprochée au titre de l'article 85 les rendaient pertinents pour la défense de la requérante en l'espèce en troisième lieu, la non-divulgation d'autres documents émanant d'ICI susceptibles d'être utiles à sa défense, dans la mesure où une décision relative à l'existence d'une entente entre deux parties serait indivisible vis-à-vis de celles-ci.

Quant au fond

i) Sur la première branche du moyen, tirée de l'utilisation, par la Commission, de documents à charge non communiqués à la requérante

55 En ce qui concerne les pièces produites par la Commission pour la première fois au cours de l'audition d'ICI (les documents X1 à X11), il convient de constater qu'elles ont été utilisées afin de mieux démontrer le bien-fondé du reproche fait à la requérante et à ICI de s'être livrées à une pratique concertée, étant précisé que les documents X8 et X9 sont les versions complètes des documents II12 et II17, partiellement expurgés. Or, ainsi que la requérante l'a affirmé dans sa lettre du 17 octobre 1990, précitée, sans être contredite sur ce point par la Commission, les documents en cause ne lui ont pas été communiqués par ICI au cours de la procédure administrative. Il n'en reste pas moins que la requérante a expressément déclaré, dans la même lettre du 17 octobre 1990, que "ces documents ne semblent présenter que peu d'intérêt", ce qui ne signifie toutefois pas, de l'avis de la requérante (p 11 de la réplique), qu'elle ait entendu renoncer à se prévaloir de ce défaut de communication.

56 Or, il y a lieu de constater que certains de ces documents se réfèrent expressément aux relations entre la requérante, qui y est mentionnée, et ICI Dans le document X2, on peut lire: "They have not grasped our relationships and likely reaction from Solvay since the takeover of Stauffer" ("Ils n'ont pas compris nos relations et la réaction probable de Solvay depuis la prise de contrôle de Stauffer") De même, les documents X6 et X7 commentent les "relationship" (relations) d'ICI avec la requérante. Le document X10 contient une phrase à tout le moins ambiguë: "Solvay's reaction to any ICI initiative involving a US partner is uncertain and would need testing through the appropriate channels" ("La réaction de Solvay à toute initiative d'ICI impliquant un partenaire américain est incertaine et devrait être testée par des voies appropriées"). Le document X11 contient un rapport "confidentiel" sur une réunion qui s'est tenue entre la requérante et ICI le 14 avril 1987, pendant laquelle certains prix et fermetures d'unités ont été discutés. Cette analyse sommaire des documents démontre qu'il s'agit de documents à charge susceptibles d'étayer le grief d'une pratique concertée entre la requérante et ICI.

57 Par conséquent, il y a lieu d'examiner si la manière de procéder de la Commission apparaît conciliable avec le nécessaire respect des droits de la défense de la requérante. A cet égard, il convient de rappeler que, dans sa lettre du 1er octobre 1990, la Commission, supposant que la requérante avait entre-temps reçu d'ICI une copie expurgée des documents, lui a fixé un délai de deux semaines pour présenter ses observations éventuelles. La requérante a répondu, le 17 octobre 1990, qu'elle n'avait pas reçu les documents, mais que ceux-ci ne "sembl(ai)ent en effet présenter que peu d'intérêt". En dépit de cette réponse de la requérante, force est de constater que les documents en cause ne sauraient avoir perdu leur caractère de documents à charge, du fait que l'avocat de la requérante, dans un commentaire ambigu, s'est prononcé sur l'intérêt que les documents "sembl(ai)ent présenter". Par conséquent, le Tribunal n'exclut pas que la Commission aurait dû procéder, conformément aux articles 2, paragraphe 3, et 4 du règlement n°99-63-CEE de la Commission, du 25 juillet 1963, relatif aux auditions prévues à l'article 19, paragraphes 1 et 2, du règlement n°17 (JO 1963, 127, p 2268), à une communication supplémentaire formelle des griefs.

58 Cependant, même si l'utilisation des documents en question devait être qualifiée d'illégale pour violation des droits de la défense de la requérante, un tel vice de procédure ne pourrait entraîner, en l'espèce, que l'élimination de ces documents en tant que moyens de preuve. Cette élimination, loin d'avoir pour conséquence l'annulation de la décision entière, n'aurait d'importance que dans la mesure où le grief y relatif formulé par la Commission ne pourrait être prouvé que par référence à ces documents (arrêt de la Cour du 25 octobre 1983, AEG/Commission, 107-82, Rec. p. 3151, points 24 à 30). Ainsi, cette question relève d'autres moyens, ayant trait au bien-fondé des appréciations de fait effectuées par la Commission Par conséquent, la première branche du moyen doit, en tout état de cause, être rejetée.

ii) Sur les deuxième et troisième branches du moyen, tirées respectivement de la non-divulgation, vis-à-vis de la requérante, des documents portant la cote V et d'autres documents émanant d'ICI

59 En ce qui concerne la question de l'accès aux documents portant la cote V et aux autres documents éventuellement utiles à la défense, le Tribunal rappelle, tout d'abord, que l'accès au dossier dans les affaires de concurrence a pour objet de permettre aux destinataires d'une communication des griefs de prendre connaissance des éléments de preuve figurant dans le dossier de la Commission, afin qu'ils puissent se prononcer utilement, sur la base de ces éléments, sur les conclusions auxquelles la Commission est parvenue dans sa communication des griefs. L'accès au dossier relève ainsi des garanties procédurales visant à protéger les droits de la défense (arrêt du Tribunal du 18 décembre 1992, Cimenteries CBR e.a./ Commission, T-10-92, T-11-92, T-12-92 et T-15-92, Rec. p. II-2667, point 38, et arrêt BPB Industries et British Gypsum/Commission, précité, point 30). Or, le respect des droits de la défense dans toute procédure susceptible d'aboutir à des sanctions constitue un principe fondamental du droit communautaire, qui doit être observé en toutes circonstances, même s'il s'agit d'une procédure de caractère administratif. Le respect effectif de ce principe général exige que l'entreprise intéressée ait été mise en mesure, dès le stade de la procédure administrative, de faire connaître utilement son point de vue sur la réalité et la pertinence des faits, griefs et circonstances allégués par la Commission (arrêt de la Cour du 13 février 1979, Hoffmann-La Roche/Commission, 85-76, Rec. p. 461, points 9 et 11).

60 Le Tribunal estime qu'une violation des droits de la défense doit dès lors être examinée en fonction des circonstances spécifiques de chaque cas d'espèce, en ce qu'elle dépend essentiellement des griefs retenus par la Commission pour établir l'infraction reprochée à l'entreprise concernée. Afin de savoir si le moyen en question, pris dans ses deuxième et troisième branches, est fondé, il y a donc lieu de procéder à un examen sommaire des griefs de fond que la Commission a retenus dans la communication des griefs et dans la décision attaquée.

° Sur les griefs et les moyens de preuve retenus par la Commission

61 A cet égard, il convient de constater, en premier lieu, que le reproche formulé dans la communication des griefs peut être résumé en ce sens que, depuis au moins le 1er janvier 1973, la requérante et ICI ont participé à une pratique concertée, en ce qu'elles ont continué, de concert, à respecter une entente antérieure définissant leurs territoires de ventes respectifs dans le domaine de la soude, en s'abstenant de se faire mutuellement concurrence. La Commission a reconnu qu'elle ne dispose pas de preuves directes de l'existence d'un accord exprès entre la requérante et ICI, mais estime qu'il existe d'amples preuves de collusion dont il peut être inféré que l'entente originale, à savoir un accord dit "Page 1 000" conclu en 1949, a continué à être mise en œuvre sous la forme d'une pratique concertée. En effet, les preuves documentaires démontreraient que:

- la requérante et ICI ont continué à avoir des relations de complète coopération, tenant davantage du partenariat que de la concurrence, destinées à coordonner leur stratégie globale dans le domaine de la soude et à éviter tout conflit d'intérêts entre elles ;

- la base de ces relations continues a été le maintien des politiques commerciales mises en place à l'époque de la société Brunner, Mond & Co, c'est-à-dire la reconnaissance réciproque de sphères d'activité exclusives. Bien qu'il ait été formellement mis fin à l'entente antérieure, par un échange de lettres du 12 octobre 1972, ces relations se seraient poursuivies, aucune des parties n'ayant jamais concurrencé l'autre sur son marché dans la Communauté.

62 Toujours dans la communication des griefs, la Commission a considéré comme "un autre aspect important des relations commerciales étroites" entre la requérante et ICI l'existence d'accords de "coproducteur" ou d'"achat pour revente" ayant pour finalité d'aider ICI à respecter ses engagements de livraison pendant la période allant de 1983 à 1989. La Commission n'a toutefois pas considéré que ces accords constituaient en eux-mêmes des infractions distinctes.

63 Il y a lieu d'ajouter que la Commission a souligné, dans la communication des griefs, que le marché de la soude de l'Europe de l'Ouest était, à l'époque des faits, toujours caractérisé par une division en fonction de considérations nationales, les producteurs ayant tendance à concentrer leurs ventes dans les États membres où ils possédaient des capacités de production. En particulier, il n'y aurait pas eu d'importations de la requérante, ni d'un autre producteur de la Communauté, susceptibles de concurrencer ICI au Royaume-Uni. Il s'agirait là du principe dit du "marché intérieur" (home market) Ainsi, les relations entre la requérante et ICI devraient être appréciées à la lumière des documents concernant un certain nombre d'autres producteurs ou provenant de ceux-ci, dont il ressortirait que, pendant de nombreuses années, tous les producteurs de soude dans la Communauté ont accepté ce principe, qui, par ailleurs, était toujours en vigueur pour la requérante et ICI en 1982. La Commission a ajouté que, bien qu'il existe certains indices tendant à établir que la requérante et Akzo ont conclu en 1982 un accord sur les activités d'Akzo dans le domaine de la soude en Allemagne (annexe II21 à la communication des griefs), ces éléments n'ont pas été considérés comme suffisants pour justifier l'ouverture d'une procédure au titre de l'article 85 du traité contre la requérante et Akzo.

64 Pour démontrer ces griefs, la Commission a annexé à la communication des griefs destinée à la requérante une série de documents portant la cote II. Seuls trois de ces documents (II33, II34 et II36) sont, au moins en partie, identiques à des documents portant la cote V utilisés dans la procédure dirigée contre ICI au titre de l'article 86 (V32, V40 et V41). Tous les autres documents portant la cote V n'ont donc pas été communiqués à la requérante.

65 En ce qui concerne, en second lieu, les griefs retenus dans la décision attaquée, il convient de rappeler que, selon l'article 1er de la décision, la pratique concertée a duré du 1er janvier 1973 jusqu'à au moins l'engagement de la procédure. Pour établir cette pratique concertée, la décision se base, dans son point 58, en substance, sur la conjonction de sept facteurs. Ainsi qu'il ressort dudit passage de la décision, tel qu'il a été précisé par la Commission elle-même à l'audience devant le Tribunal, ces facteurs peuvent être résumés en quatre éléments comme suit:

- l'absence de commerce de soude de la part de la requérante et d'ICI au-delà de la Manche durant toute la période considérée, soit plus de seize ans, qui serait le résultat de la politique de chaque producteur,

- la coïncidence exacte de cette absence de concurrence avec les termes des arrangements conclus antérieurement entre la requérante et ICI, en dernier lieu l'accord dit "Page 1 000" de 1949, dont la résiliation formelle n'aurait produit aucun changement dans la pratique de partage des marchés,

- la conclusion et la mise en œuvre d'accords d' " achat pour revente ", consistant en la livraison de soude par la requérante à ICI, pendant la période allant de 1983 à 1989, qui seraient des éléments " révélateurs " (voir note infrapaginale 1 au point 58 de la décision),

- des contacts fréquents entre la requérante et ICI en vue de coordonner leur stratégie dans le secteur de la soude.

- Sur la défense de la requérante

66 Afin de vérifier si les possibilités de défense de la requérante contre ces griefs ont été affectées, il y a lieu de rappeler d'abord qu'une pratique concertée est caractérisée par la circonstance qu'elle substitue aux risques de la concurrence une coopération entre les entreprises qui réduit les incertitudes de chaque entreprise sur les attitudes qu'adopteront ses concurrents Si ces incertitudes ne sont pas réduites, une pratique concertée fait défaut (voir l'arrêt de la Cour du 31 mars 1993, Ahlstroem Osakeyhtioe e.a./Commission, C-89-85, C-104-85, C-114-85, C-116-85, C-117-85, C-125-85 à C-129-85, Rec p I-1307, points 62 à 65).

67 Quant à la défense de la requérante, il convient de relever que celle-ci a fait valoir, en substance, que son comportement s'expliquait par une politique commerciale autonome et que, par conséquent, une pratique concertée n'était pas prouvée. En effet, la requérante n'aurait pas eu intérêt à investir dans une politique d'expansion au Royaume-Uni, car cela aurait été stratégiquement absurde pour elle. Cette défense se trouve déjà dans la réponse à la communication des griefs (voir les observations écrites du 28 mai 1990, p. 5 à 15, ci-dessus point 9). Devant le Tribunal, cette défense a été répétée dans le cadre des moyens dirigés contre les constatations factuelles et les appréciations juridiques effectuées par la Commission dans la décision attaquée (voir notamment p. 30 de la requête: "Tout porte à croire que les entreprises continentales n'auront pas intérêt à entamer une entrée en force sur le marché britannique").

68 Par conséquent, il y a lieu d'examiner, à la lumière de la jurisprudence de la Cour sur la notion de la pratique concertée, si cette défense de la requérante a été affectée par la non-divulgation des documents visés par les deuxième et troisième branches du moyen en cause. Dans ce contexte, il n'appartient pas au Tribunal de statuer définitivement sur la valeur probante de tous les moyens de preuve utilisés par la Commission à l'appui de la décision attaquée. Pour constater une violation des droits de la défense, il suffit qu'il soit établi que la non-divulgation des documents en question a pu influencer, au détriment de la requérante, le déroulement de la procédure et le contenu de la décision. La possibilité d'une telle influence peut ainsi être établie après un examen provisoire de certains moyens de preuve qui ferait apparaître que les documents non divulgués ont pu avoir -au regard de ces moyens de preuve- une importance qui n'aurait pas dû être négligée. A supposer que les droits de la défense aient été violés, la procédure administrative et l'appréciation des faits dans la décision se trouveraient viciées.

69 Dans ce contexte, la Commission a exposé, en réponse à une question écrite du Tribunal, qu'il fallait notamment se référer aux preuves annexées à la communication des griefs, datant de périodes antérieures à 1973, à savoir aux anciens accords de partage de marché, en particulier à l'accord dit "Page 1 000" ces preuves pourraient être utilisées pour appuyer l'allégation d'une infraction ultérieure. Elle a expliqué qu'elle n'a pas mis en cause la période allant de 1962 à 1973, principalement parce que le Royaume-Uni n'était pas membre de la Communauté pendant cette période et que toute constatation d'une infraction aurait exigé une analyse différente des effets sur les échanges intra-communautaires.

70 Il s'ensuit que, pour évaluer sommairement la valeur probante des moyens de preuve utilisés par la Commission aux fins d'une mise en cause de la requérante, il y a lieu de distinguer trois périodes distinctes. Jusqu'à l'entrée en vigueur du traité CEE et à celle du règlement n° 17 en 1962, le comportement de la requérante et d'ICI doit être considéré comme légal. Pour la période suivante, qui se termine le 31 décembre 1972, les anciens accords de partage de marché n'ont été formellement mis en cause par la Commission, en application de la procédure contradictoire prévue à cet effet par le règlement n° 17, ni en raison de leurs objets et effets ni même en raison de leur caractère

71 Pour justifier l'utilisation des anciens accords comme moyens de preuve établissant l'existence d'une infraction postérieure, la Commission invoque l'arrêt du 15 juillet 1976, EMI Records (51-75, Rec. p. 811, point 30), dans lequel la Cour a jugé que, dans le cas d'ententes qui ont cessé d'être en vigueur, il suffit, pour que l'article 85 du traité soit applicable, qu'elles poursuivent leurs effets. La Commission ajoute que, dans l'affaire EMI Records, il s'agissait d'un accord qui était légal à l'époque de sa conclusion, alors qu'il s'agit, en l'espèce, d'accords illégaux dès l'origine. Par conséquent, la requérante et ICI ayant continué, après la cessation formelle de leurs accords de partage de marché, à se comporter conformément aux accords, désormais résiliés, il y aurait lieu de considérer que ces accords ont continué à produire leurs effets.

72 A cet égard, il convient toutefois de rappeler que l'affaire EMI Records, dont la Cour a eu à connaître au titre de l'article 177 du traité, ne concerne pas une procédure telle que celle qui fait l'objet de la présente affaire, que la Commission a engagée en application du règlement n° 17 et au terme de laquelle elle a infligé une sanction pécuniaire. En outre, l'affaire EMI Records n'est pas caractérisé par la présence d'une période de dix ans pendant laquelle les comportements par ailleurs reprochés n'étaient pas mis en cause et pour laquelle la présomption d'innocence milite donc en faveur de l'entreprise concernée. Il s'agissait, au contraire, d'un litige pendant devant une juridiction nationale entre deux titulaires de marques, qui portait sur l'étendue de leurs droits au regard des règles de concurrence et ne concernait pas l'imposition d'une amende. Par conséquent, le Tribunal estime que les considérations à la base de l'arrêt EMI Records invoquées par la Commission ne sauraient trouver application pour la solution du présent litige.

73 En l'espèce, la présomption d'innocence qui milite en faveur de la requérante exige que le Tribunal parte du point de vue que, jusqu'au 31 décembre 1972, aucune infraction ne peut être retenue contre la requérante. Dans ces circonstances, des éléments de preuve antérieurs à 1962, se référant à un comportement légal à l'époque, ne sauraient démontrer qu'à partir du 1er janvier 1973 la requérante et ICI se sont concertées de manière illégale. La thèse opposée défendue par la Commission négligerait la possibilité que les deux entreprises aient voulu respecter le traité et aient renoncé à leur coopération antérieure, possibilité qui n'est pas exclue si l'on prend en considération la résiliation " formelle ", intervenue en 1972, des accords antérieurs. En l'absence d'autres moyens de preuve, la thèse de la Commission et ICI ont commencé à violer les dispositions du traité en mettant en œuvre une pratique concertée. Une telle manière d'établir une infraction serait incompatible avec le respect de la présomption d'innocence.

74 Quant aux moyens de preuve se référant directement aux années pendant lesquelles la pratique concertée a -selon la Commission- été mise en œuvre, il convient de constater que les achats pour revente d'ICI auprès de la requérante se situent entre 1983 et 1989 Cependant, la requérante a contesté que ces contrats démontrent des contacts illicites avec ICI. Il s'agissait, selon la requérante, de livraisons à la fois rares et sporadiques, qui se sont concentrées entre les mois d'avril 1985 et de mars 1986. Par ailleurs, il convient de rappeler que la Commission a elle-même déclaré que ces achats pour revente ne constituent pas en eux-mêmes des infractions distinctes (note infra-paginale 1 au point 58 de la décision). Il y a lieu d'ajouter que des documents attestent de réunions entre la requérante et ICI entre 1985 et 1988 (voir point 30 de la décision et les documents cotés II30 à II42). Pour la période à laquelle l'infraction a - selon la Commission - commencé, des documents relatifs à des réunions font défaut. Il est à tout le moins discutable que, dans une telle situation, des documents datant d'une période postérieure permettent d'établir que l'infraction a déjà commencé presque dix années plus tôt, et ce d'autant plus que le document II5 du 10 septembre 1982 fait état d'un nouvel équilibre dans les rapports ("new arms length relationship") entre la requérante et ICI, ce qui pourrait affaiblir l'hypothèse d'une pratique concertée.

75 Par conséquent, il s'avère que - comme dans l'affaire Ahlström Osakeyhtiö e.a./Commission - l'établissement d'un comportement parallèle et passif de la requérante et d'ICI est d'une importance particulière pour celui d'une éventuelle pratique concertée. Dans ce contexte, la Cour a jugé qu'un parallélisme de comportement ne peut être considéré comme apportant la preuve d'une concertation que si la concertation en constitue la seule explication plausible. La Cour en a conclu qu'il convient de vérifier si le parallélisme de comportement allégué par la Commission ne peut pas, compte tenu de la nature des produits, de l'importance et du nombre des entreprises et du volume du marché en cause, s'expliquer autrement que la concertation, en d'autre termes, si les éléments du comportement parallèle, constituent un faisceau d'indices sérieux, précis et concordants d'une concertation préalable (voir l'arrêt Ahlström Osakeyhtiö e.a./Commission, précité, points 70 à 72).

76 En raison de la faiblesse des moyens de preuve documentaires relatifs, en particulier, à l'année 1973 et aux premières années qui ont suivi, la Commission, pour établir à suffisance de droit la pratique concertée reproche à la requérante, aurait donc dû envisager, dès le stade de la communication des griefs, une appréciation économique globale et approfondie, notamment du marché en cause ainsi que de l'importance et du comportement des entreprises agissant sur ce marché. Or, le Tribunal estime que cette appréciation, pour être complète, objective et équilibrée, aurait dû au moins tenir compte, d'une part, des fortes positions que détenaient la requérante et ICI sur les marchés géographiques respectifs et, d'autre part, des pratiques de fidélisation des clients qui leur ont été reprochées dans le cadre des procédures ouvertes au titre de l'article 86 du traité.

- Sur la deuxième branche du moyen, tiré de la non-divulgation, vis-à-vis de la requérante, des documents portant la cote V.

77 Le Tribunal estime, quant à la deuxième branche du moyen, qu'il résulte de ce qui précède qu'une partie des documents portant la cote V qui n'ont pas été communiqués à la requérante était susceptible d'étayer la défense de celle-ci. En effet, les documents se référant à la prétendue fidélisation des clients d'ICI pouvaient éventuellement contribuer à expliquer le comportement parallèle et passif reproché à la requérante d'une autre manière que par une concertation illicite. Dans le contexte d'un marché dont les structures, en particulier l'implantation des lieux de production et des lieux voisins de consommation de la soude par les clients, s'étaient développées depuis le siècle dernier et où les coûts de transport jouaient apparemment un rôle important, les documents témoignant d'une éventuelle fidélisation des clients d'ICI par un système de rabais élaboré pouvaient être utilisés par la requérante pour infirmer la thèse d'une pratique concertée. En effet, ces documents pouvaient éventuellement expliquer que le comportement passif reproché à la requérante était basé sur des décisions autonomes de celle-ci, motivées par la difficulté de pénétrer un marché dont l'accès était bloqué par une entreprise en position dominante. Cette analyse est renforcée par la considération que certains des moyens de preuve sur lesquels s'est appuyée la Commission n'avaient éventuellement pas la valeur probante ou, tout au moins, avaient une valeur moins forte que celle que la Commission leur a attribuée (voir ci-dessus points 69 et 71). En réponse à une question écrite du Tribunal, donc après la procédure administrative, la requérante a en effet exposé que, dans la mesure où la Commission reprochait à ICI d'avoir fermé le marché du Royaume-Uni par des pratiques abusives, il y avait là une explication supplémentaire de l'impossibilité pour elle de pénétrer ce marché il s'agirait donc d'un élément décisif à l'encontre de la thèse de l'existence d'un accord de partage de marchés.

78 Il est vrai que la Commission reproche à ICI de n'avoir abusé d'une position dominante qu'à partir de 1983. Toutefois, la Commission considère elle-même que cette position dominante d'ICI était le prolongement direct de la forte position qui avait été établie par les accords de partage de marché antérieurs à 1973 ; en outre, la décision 91-300 se réfère explicitement à des facteurs révélateurs de la force économique d'ICI qui datent de la période antérieure à 1983, comme par exemple, au point 4 de la décision, au fait qu'ICI disposait d'un monopole pour la fourniture de la soude au Royaume-Uni jusqu'à la fin des années 70 (voir ci-dessus point 15).

79 Dans la mesure où la Commission affirme, en réponse à une question écrite du Tribunal, que c'est, au contraire le fait pour chacune des deux entreprises dominantes de s'être tenue à l'écart du marché de l'autre, qui garantissait la position dominante de chacune sur " son propre marché ", il y a lieu de répéter qu'il ne s'agit pas, dans le présent contexte, de donner une réponse définitive à cette question de fond mais de vérifier si les possibilités de défense de la requérante ont été affectées par les conditions dans lesquelles la Commission a ensuite instruit l'affaire.

80 Il convient d'ajouter que, certes, la requérante était au courant de la forte position qu'ICI détenait au Royaume-Uni (voir les observations écrites du 28 mai 1990, p. 8 et 9: " c'est l'implantation industrielle d'ICI en Grande-Bretagne qui fait sa force sur les îles britanniques. Tous ces facteurs conduisent à un certain cloisonnement géographique"). Cependant, cette connaissance n'infirme pas la constatation qu'au moins certains des documents portant la cote V étaient susceptibles d'être utiles à sa défense.

81 Dans ce contexte, la Commission observe que ses fonctionnaires ont eux-mêmes examiné et réexaminé l'ensemble des documents en sa possession, sans avoir pour autant découvert d'élément de nature à disculper la requérante, ce qui rendrait leur divulgation inutile. A cet égard, il convient de souligner que, dans le cadre de la procédure contradictoire organisée par le règlement n° 17, il ne saurait appartenir à la seule Commission de décider quels sont les documents utiles à la défense. En effet, s'agissant, comme en l'espèce, d'appréciations économiques difficiles et complexes à effectuer, la Commission doit donner aux conseils de l'entreprise concernée la possibilité de procéder à un examen des documents susceptibles d'être pertinents, en vue d'apprécier leur valeur probante pour la défense.

82 Cela est particulièrement vrai en matière de parallélisme de comportement, caractérisé par un ensemble d'agissements à priori neutre, où des documents sont susceptibles d'être interprétés dans un sens aussi bien favorable que défavorable aux entreprises concernées. Le Tribunal estime que, dans de telles circonstances, il faut éviter qu'une erreur éventuelle des fonctionnaires de la Commission, lorsqu'ils qualifient un document donné de pièce " neutre " qui, en tant qu'élément inutile, ne sera pas divulgué aux entreprises, puisse porter atteinte à la défense de ces entreprises. La thèse contraire défendue par la Commission aurait pour conséquence qu'une telle erreur ne pourrait pas être découverte à temps, avant la décision de la Commission, sauf dans le cas exceptionnel d'une coopération spontanée entre les entreprises concernées, ce qui présenterait des risques inacceptables pour la bonne administration de la justice (voir ci-après point 85).

83 Compte tenu du principe de l'égalité des armes, qui présuppose dans une affaire de concurrence que l'entreprise concernée ait une connaissance du dossier utilisé dans la procédure égale à celle dont dispose la Commission, la thèse de la Commission ne saurait être retenue. Le Tribunal ne peut pas admettre que la Commission, en statuant sur l'infraction, ait déposée seule des documents portant la cote V et ait donc pu décider seule de les utiliser ou non contre la requérante, alors que celle-ci n'y avait pas accès et n'a donc pas pu prendre la décision correspondante de les utiliser ou non pour sa défense. Dans une telle hypothèse, les droits de la défense dont bénéficie la requérante lors de la procédure administrative subiraient une trop grande restriction par rapport aux pouvoirs de la Commission, qui cumulerait la fonction de l'autorité qui notifie les griefs avec celle de l'autorité qui décide tout en ayant une connaissance plus approfondie du dossier que la défense.

84 Par conséquent, la Commission ne pouvait, en l'espèce, procéder à une dissociation des moyens de preuve -d'une part, quant à l'infraction reprochée au titre de l'article 85 et, d'autre part, quant à celle reprochée au titre de l'article 86- dans la communication des griefs, dissociation qui s'est poursuivie lors de l'instruction postérieure et lors des délibérations du collège des membres de la Commission avec pour conséquence l'adoption de plusieurs décisions distinctes. Cette manière de procéder a empêché la requérante d'examiner les documents portant la cote V qui n'ont été utilisés que contre ICI. Il s'ensuit que, dès la communication des griefs, la Commission a, sous réserve des objections examinées ci-après, violé les droits de la défense de la requérante, en excluant de la procédure des documents dont elle disposait et qui étaient éventuellement susceptibles d'être utiles à la défense de la requérante. Il y a lieu d'ajouter qu'une telle violation des droits de la défense a un caractère objectif et ne dépend pas de la bonne ou de la mauvaise foi des fonctionnaires de la Commission.

85 Pour infirmer, la constatation d'une violation des droits de la défense, la Commission fait valoir, tout d'abord qu'ICI aurait pu transmettre à la requérante les documents qui émanaient d'elle et qui étaient utiles à sa propre défense. Une telle approche méconnaît cependant que la défense d'une entreprise ne peut pas dépendre de la bonne volonté d'une autre entreprise qui est censée être sa concurrente et contre laquelle des reproches similaires ont été soulevés par la Commission. L'instruction correcte d'une affaire de concurrence étant à la charge de la Commission, celle-ci ne peut pas la déléguer aux entreprises dont les intérêts économiques et procéduraux sont souvent opposés. En effet, la requérante aurait pu essayer, en l'espèce, de démontrer l'existence d'une position dominante d'ICI, tandis que celle-ci avait tout intérêt à la nier.

86 Par conséquent, il est sans pertinence pour la violation des droits de la défense que la requérante et ICI aient procédé à un certain échange de documents, d'abord pendant la procédure administrative lorsque la requérante a en effet reçu certains documents d'ICI, et ensuite à partir du moment où les deux sociétés n'étaient plus concurrentes sur le marché en cause, c'est-à-dire fin 1991. Une telle coopération des entreprises, par ailleurs aléatoire, ne peut en aucun cas éliminer le devoir de la Commission de garantir elle-même, pendant l'instruction d'une infraction au droit de la concurrence, le respect des droits de la défense des entreprises concernées.

87 En outre, la Commission s'est référée à la confidentialité qu'elle devait respecter pour protéger les secrets d'affaires d'entreprises tierces, en particulier ceux d'ICI, qui, dans ses lettres des 13 avril et 14 septembre 1989, se serait prévalue du caractère confidentiel de la totalité des documents émanant d'elle parvenus en la possession de la Commission. Elle ajoute que, par ailleurs la requérante avait réclamé, par lettres des 27 avril et 18 septembre 1989, une protection semblable.

88 A cet égard, il y a lieu de rappeler tout d'abord que, selon un principe général qui s'applique pendant le déroulement de la procédure administrative et dont l'article 214 du traité ainsi que diverses dispositions du règlement n° 17 constituent l'expression, les entreprises ont droit à la protection de leurs secrets d'affaires (voir les arrêts de la Cour du 24 juin 1986, Akzo Chemie/Commission, 53-85, Rec.p. 1965, point 28, et du 19 mai 1994, SEP/Commission, C-36-92 P, Rec. p. I-1911, point 36). Le Tribunal estime toutefois que ce droit doit être mis en balance avec la garantie des droits de la défense.

89 Ainsi que la Commission l'a indiqué en réponse à une question que le Tribunal a posée dans l'affaire T-36-91, précitée, elle dispose, dans un tel cas de figure, de deux possibilités. Elle peut soit annexer à la communication des griefs tous les documents qu'elle veut utiliser pour démontrer les griefs soulevés, y compris les éléments pouvant " clairement " être considéré comme de nature à disculper l'entreprise concernée, soit d'envoyer à celle-ci une liste de documents pertinents et lui permettre d'avoir accès " au dossier ", c'est-à-dire de consulter les documents dans les locaux de la Commission (voir également le Dix-huitième Rapport de la Commission sur la politique de concurrence, publié en 1989, p. 53).

90 En l'espèce, la Commission ne peut pas justifier son refus total de divulgation par l'affirmation que la requérante et ICI, dans les lettres susmentionnées, avaient elles-mêmes sollicité un traitément confidentiel de leurs documents. En effet, ces lettres sont formulées en des termes très généraux qui peuvent être interprétés en ce sens que seule la confidentialité de certaines informations sensibles figurant dans ces documents devait être sauvegardée, par exemple par la suppression des passages correspondants. Par ailleurs, la Commission a elle-même interprété la lettre d'ICI en ce sens, étant donné que, dans sa lettre de réponse du 24 avril 1989 (voir l'affaire T-36-91), elle a explicitement déclaré que ces documents, au cas où ils présenteraient un intérêt pour l'établissement d'une infraction, devraient être communiqués aux entreprises concernées et que seuls les éléments ayant trait à de véritables secrets d'affaires seraient supprimés.

91 Il y a lieu d'ajouter que la Commission a effectivement utilisé des documents identiques, soit dans leur version intégrale soit dans une version partiellement occultée, dans le cadre des trois procédures distinctes engagées au titre des articles 85 et 86 du traité à l'encontre de la requérante et d'ICI, dans les annexes communes portant la cote II, d'une part, et les annexes dissociées portant les cotes IV et V, d'autre part. C'est ce que démontre, par exemple, l'identité partielle des annexes IV19 et V23, IV24 et V34, IV29 et V41, IV28 et II35, V40 et II34 ainsi que V32 et II33. Ainsi, la Commission, lorsqu'elle l'estimait nécessaire, n'a aucunement tenu compte de la prétendue confidentialité globale des documents en cause.

92 Par conséquent, le fait pour la Commission d'avoir exclu les documents portant la cote V de la procédure dirigée contre la requérante ne saurait non plus être justifié par la nécessité de protéger les secrets d'affaires d'ICI. La Commission aurait pu protéger ces secrets en éliminant les passages sensibles dans les copies des documents transmises à la requérante, conformément à une pratique générale de la direction générale de la concurrence (DG IV) dans ce domaine, qui a même été suivie en partie dans les présentes affaires.

93 Si la protection des secrets d'affaires d'ICI ou d'autres données sensibles par la préparation de versions non confidentielles de tous les documents en question s'avérait difficile, la Commission aurait pu utiliser la seconde méthode, à savoir transmettre à la requérante une liste des documents portant la cote V. Dans cette hypothèse, la requérante aurait pu demander à avoir accès à des documents spécifiques contenus dans les "dossiers" de la Commission. Avant de lui accorder l'accès à des documents contenant éventuellement des secrets d'affaires, la Commission aurait pu contacter ICI pour évaluer quels passages se référaient à des données sensibles et devaient donc être cachés à la requérante. Ensuite, celle-ci aurait pu obtenir l'accès aux documents expurgés des secrets commerciaux d'ICI.

94 La finalité d'une telle liste imposait que les indications y figurant fournissent à la requérante des informations suffisamment précises pour lui permettre de déterminer, en connaissance de cause, si les documents décrits étaient susceptibles d'être pertinents pour sa défense. Quant aux questions de confidentialité, la requérante devait pouvoir identifier le document précis prétendument non accessible, provenant d'ICI, afin d'être à même de discuter avec celle-ci si elle était disposée à renoncer à la confidentialité.

95 Il résulte des considérations qui précèdent que le traitément confidentiel éventuellement à réserver aux documents et/ou à la liste qui devaient être fournis à la requérante ne justifiait aucunement le refus total de divulgation opposé par la Commission. Dès lors, il y a lieu de constater que, faute d'avoir procédé, lors de l'envoi de la communication des griefs, à la divulgation des documents portant la cote V, soit sous la forme d'annexes à la communication soit sous celle d'une liste, la Commission a violé les droits de la défense dont bénéficiait la requérante.

96 Il convient d'examiner ensuite si une telle violation des droits de la défense est indépendante de la manière dont l'entreprise concernée s'est comportée lors de la procédure administrative et si cette entreprise était obligée de demander que la Commission lui accorde l'accès à son dossier ou lui fasse parvenir des documents déterminés. Dans ce contexte, il y a lieu de relever que ni le règlement n° 17 ni le règlement n°99-63 du 25 juillet 1963, précités, ne prévoient l'introduction préalable d'une telle demande ou la forclusion des droits de la défense en son absence. Dans le cas d'espèce, force est de constater que, en tout état de cause, le fait pour la requérante de n'avoir introduit, lors de la procédure administrative, aucune demande en ce sens a été expliqué à l'audience par l'inutilité évidente d'une telle démarche, comme l'aurait démontré le refus opposé à la demande d'ICI. Dans ces circonstances spécifiques, l'omission de la requérante ne saurait avoir aucun effet de forclusion au motif qu'il s'agirait d'une invocation tardive d'une violation de ses droits de la défense.

97 L'appréciation du Tribunal n'est pas contredite par l'arrêt AEG/Commission, précité La Cour y a jugé que certains documents à charge utilisés contre une entreprise devaient être annexés à la communication des griefs et que la méconnaissance de cette obligation avait pour conséquence l'éviction des documents en cause. Dans l'affaire AEG/Commission, le moyen tiré d'une violation des droits de la défense n'avait cependant, selon l'arrêt précité, pas de portée générale et n'impliquait donc pas l'irrégularité de la procédure dans son ensemble. Par conséquent, la Cour a examiné si, après l'exclusion des documents en question, les griefs pouvaient encore être considérés comme prouvés (point 30 de l'arrêt précité). A la différence de l'affaire AEG/Commission, il y a lieu de constater que, en l'espèce, la défense de la requérante a été affectée d'une manière générale par la non-divulgation illicite de certains documents qui n'étaient pas précisément des documents à charge, mais des documents susceptibles d'être utiles à la défense.

98 Il y a lieu de souligner que la violation des droits de la défense intervenue au stade de la procédure administrative ne saurait non plus être régularisée lors de la procédure devant le Tribunal, qui se limite à un contrôle juridictionnel dans le seul cadre des moyens soulevés et qui ne peut donc pas remplacer une instruction complète de l'affaire dans le cadre d'une procédure administrative. En effet, si la requérante avait pu se prévaloir, lors de la procédure administrative, des documents susceptibles de la disculper, elle aurait éventuellement pu influencer les appréciations portées par le collège des membres de la Commission, au moins en ce qui concerne la valeur probante du comportement parallèle et passif qui lui était reproché pour le début et donc pour la durée de l'infraction. Le Tribunal ne peut, dès lors, pas exclure que la Commission aurait retenu une infraction moins longue et moins grave et aurait, par conséquent, fixé une amende moins élevée.

99 Par conséquent, il y a lieu d'accueillir la deuxième branche du moyen et d'annuler la décision attaquée dans la mesure où elle concerne la requérante (voir arrêt Cimenteries CBR e.a./Commission, précité, point 47).

- Sur la troisième branche du moyen, tirée de la non-divulgation, vis-à-vis de la requérante, d'autres documents émanant d'ICI

100 A la différence des conditions d'examen de la deuxième branche du moyen, le Tribunal ne connaît pas les documents d'ICI autres que les documents portant la cote V, qui n'ont pas été rendus accessibles à la requérante, à l'exception certes de ceux portant la cote X Cependant, la requérante a fait valoir à juste titre que la décision à prendre quant à l'existence d'une entente est indivisible vis-à-vis des prétendues parties à celle-ci. En effet, une pratique concertée de deux entreprises n'est plus établie si la Commission doit constater que l'une des deux a agi de manière autonome, sans collusion avec son prétendu partenaire. En l'espèce, si ICI avait pu se disculper, la Commission n'aurait pas pu non plus retenir à l'encontre de la requérante le grief d'une pratique concertée. Par conséquent, les documents se référant aux comportements d'ICI étaient également susceptibles d'être utiles à la défense de la requérante.

101 Il y a lieu de répéter qu'il n'appartenait pas à la Commission de décider seule si les documents saisis dans le cadre de l'instruction des présentes affaires étaient de nature à disculper les entreprises concernées. Le principe de l'égalité des armes et son émanation dans les affaires de concurrence, l'égalité du niveau d'information dont doivent disposer la Commission et la défense, exigeaient que la requérante puisse apprécier la valeur probante des documents émanant d'ICI que la Commission n'avait pas annexés à la communication des griefs. Le Tribunal ne peut pas admettre que la Commission, en statuant sur l'infraction, ait disposé seule des documents contenus dans les "dossiers" 39 à 49 (ICI) et ait donc pu décider seule de les utiliser ou non pour établir l'infraction, alors que la requérante n'y a pas eu accès et n'a donc pas pu prendre la décision correspondante de les utiliser ou non pour sa défense. Par conséquent, la Commission aurait au moins dû établir une liste suffisamment détaillée permettant à la requérante d'évaluer l'opportunité de demander à avoir accès à des documents d'ICI spécifiques susceptibles d'être utiles à la défense des deux partenaires de la prétendue pratique concertée. Etant donné qu'on ne peut pas exiger de la requérante qu'elle démontre la valeur probante des documents particuliers disculpant éventuellement ICI -lesquels, faute d'une liste, lui sont inconnus-, la possibilité que de tels documents existent doit suffire pour constater une violation des droits de la défense. Il s'ensuit qu'une deuxième violation des droits de la défense est établie.

102 Le Tribunal ne méconnaît pas que la préparation de listes et l'éventuelle protection des secrets d'affaires précédant "l'accès au dossier" entraînent une charge administrative considérable pour les services de la Commission, comme celle-ci l'a fait valoir à l'audience. Cependant, le respect des droits de la défense ne saurait se heurter à des difficultés techniques et juridiques qu'une administration efficiente peut et doit surmonter.

103 Il y a lieu de répéter que le vice affectant la procédure administrative ne saurait être régularisé lors de la procédure devant le Tribunal, qui se limite à un contrôle juridictionnel dans le seul cadre des moyens soulevés et qui ne peut donc pas remplacer une instruction complète de l'affaire dans le cadre d'une procédure administrative. En effet, si la requérante avait, par le biais d'une liste appropriée, découvert des documents d'ICI disculpant les deux entreprises, elle aurait éventuellement pu, pendant la procédure administrative, influencer les appréciations portées par la Commission. Dès lors, il convient de retenir la troisième branche du moyen.

104 Par conséquent, il y a lieu d'accueillir le moyen tiré d'une violation des droits de la défense, dans ses deuxième et troisième branches, et d'annuler la décision attaquée dans la mesure où elle concerne la requérante, sans qu'il soit nécessaire d'examiner le grief pris de ce que la Commission aurait basé la décision attaquée sur des pièces qui n'avaient été transmises à la requérante que dans une version partiellement expurgée, telles notamment les annexes II25 et II34 à la communication des griefs. Il n'est pas non plus nécessaire de statuer sur les autres moyens soulevés à l'appui des conclusions en annulation, en particulier sur le moyen tiré de l'authentification irrégulière de la décision attaquée, qui ne porte pas sur toute la procédure administrative devant la Commission (voir, dans ce contexte, l'arrêt de ce jour, Solvay/Commission, T-32-91, Rec. p. II-0000).

Sur les dépens

105 Aux termes de l'article 87, paragraphe 2, premier alinéa, du règlement de procédure, toute partie qui succombe est condamnée aux dépens, s'il est conclu en ce sens. La Commission ayant succombé en ses conclusions, il y a lieu de la condamner à supporter les dépens de l'instance, sans qu'il soit besoin de prendre en considération le désistement partiel de la requérante quant à ses conclusions visant à obtenir une déclaration d'inexistence de la décision.

Par ces motifs,

LE TRIBUNAL (première chambre élargie)

déclare et arrête:

1) La décision 91-297-CEE de la Commission, du 19 décembre 1990, relative à une procédure d'application de l'article 85 du traité CEE (IV/33133-A: Carbonate de soude-Solvay, ICI), est annulée dans la mesure où elle concerne la requérante.

2) La Commission est condamnée aux dépens.