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Décisions

TPICE, 1re ch. élargie, 29 juin 1995, n° T-37/91

TRIBUNAL DE PREMIERE INSTANCE DES COMMUNAUTES EUROPEENNES

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

Imperial Chemical Industries (plc)

Défendeur :

Commission des Communautés européennes

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Cruz Vilaça

Juges :

MM. Barrington, Saggio, Kirschner, Kalogeropoulos

Avocats :

Mes Vaughan, Barling, Anderson.

TPICE n° T-37/91

29 juin 1995

LE TRIBUNAL DE PREMIÈRE INSTANCE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES (première chambre élargie),

Faits et procédure

Contexte économique

1 Le produit faisant l'objet de la procédure, la soude, est utilisé dans la fabrication du verre (soude dense) ainsi que dans l'industrie chimique et en métallurgie (soude légère). Il convient de distinguer la soude naturelle (dense), exploitée essentiellement aux États-Unis d'Amérique, et la soude synthétique (dense et légère), fabriquée en Europe au moyen d'un procédé inventé par l'entreprise Solvay il y a plus de cent ans.

2 A l'époque des faits, les six producteurs communautaires de soude synthétique étaient les suivants:

- Solvay et Cie SA (ci-après "Solvay"), le premier producteur dans le monde et dans la Communauté, avec une part du marché communautaire s'élevant à presque 60 % (et même 70 % dans la Communauté sans le Royaume-Uni et l'Irlande);

- la requérante, le deuxième producteur dans la Communauté, détenant plus de 90 % du marché du Royaume-Uni;

- les "petits" producteurs Chemische Fabrik Kalk (ci-après "CFK") et Matthes & Weber (Allemagne), Akzo (Pays-Bas) et Rhône-Poulenc (France) avec environ 26 % tous ensemble.

3 Solvay exploitait des usines en Belgique, en France, en Allemagne, en Italie, en Espagne, au Portugal et en Autriche et avait des organisations de vente dans ces pays, ainsi qu'en Suisse, aux Pays-Bas et au Luxembourg. Elle était, en outre, le premier producteur de sel dans la Communauté et se trouvait donc dans une position très favorable en ce qui concerne la fourniture de la principale matière première pour la fabrication de la soude synthétique. La requérante possédait deux usines au Royaume-Uni, une troisième unité ayant été fermée en 1985.

4 A l'époque des faits, le marché communautaire était caractérisé par une division selon les frontières nationales, les producteurs ayant généralement tendance à concentrer leurs ventes dans les États membres où ils possédaient des capacités de production.

Procédure administrative

5 A la suite de vérifications sans avertissement effectuées en 1989 auprès des principaux producteurs de soude de la Communauté et complétées par des demandes de renseignements, la Commission a envoyé, par lettre du 13 mars 1990, à la requérante une communication des griefs articulée en plusieurs parties. Cette communication concernait, entre autres, une infraction à l'article 86 du traité CEE, reprochée à la requérante, à laquelle ont été adressées les annexes correspondantes V1 à V123, ainsi qu'une infraction à l'article 85 du traité CEE, reprochée à la requérante et à Solvay, auxquelles ont été adressées les annexes correspondantes II1 à II42.

6 Après avoir relevé l'importance qui s'attachait au maintien de la confidentialité des documents obtenus en vertu du règlement n° 17 du Conseil, du 6 février 1962, premier règlement d'application des articles 85 et 86 du traité (JO 1962, 13, p. 204, ci-après "règlement n° 17"), la Commission a révélé, dans cette lettre du 13 mars 1990, à chaque entreprise les réponses données, en vertu de l'article 11 du règlement n° 17, par l'autre, en précisant que "les informations qui pourraient constituer des secrets d'affaires (avaient également) été retirées de ces réponses".

7 Le 14 mai 1990, l'avocat de la requérante a demandé, par téléphone, à avoir accès au dossier de la Commission dans la mesure où il se référait aux infractions reprochées à la requérante. Cette demande a apparemment été rejetée par M J, un fonctionnaire de la Direction Générale de la Concurrence (DG IV) de la Commission.

8 Par lettre du 23 mai 1990, l'avocat de la requérante a réitéré la demande en se référant à la réaction de M J, qui avait, selon lui, refusé de lui accorder tout accès au dossier, même aux documents qui n'étaient pas confidentiels. Selon l'avocat, la communication d'une liste des documents contenus dans le dossier avait également été refusée. La Commission aurait déclaré qu'elle n'était prête à accepter que des demandes tendant à examiner des documents spécifiques. Cette attitude restrictive de ses services porterait atteinte à la préparation de la défense de la requérante.

9 Par lettre du 31 mai 1990, signée par M R, directeur à la DG IV, la Commission a refusé d'accorder à la requérante un accès au dossier complet. Celle-ci n'aurait pas le droit d'examiner, à titre purement spéculatif, les documents commerciaux internes, non produits comme preuves, émanant d'autres entreprises. La Commission ajoutait qu'elle avait elle-même réexaminé tous ces documents pour vérifier s'ils étaient de nature à disculper la requérante, mais qu'elle n'avait découvert aucun document de la sorte en outre, elle offrait de procéder à un nouvel examen des dossiers au cas où la requérante établirait "qu'il y (avait) de bonnes raisons de le faire" sur un point spécifique de fait ou de droit.

10 Le même 31 mai 1990, la requérante a présenté des "observations en défense" ("defence"). Elle y protestait contre le refus de lui accorder l'accès au dossier et annexait plusieurs documents nouveaux comme moyens de preuve.

11 Les 26 et 27 juin 1990, la Commission a procédé à une audition concernant les infractions reprochées à la requérante et à Solvay. Seule la requérante y a participé. A cette occasion, elle a produit de nouvelles observations, la "présentation de son cas" ("article 86 présentation"), auxquelles d'autres documents étaient annexés.

12 Lors de l'audition, le service compétent de la Commission a produit certains documents (les documents portant la désignation "X12 à X14"), qui provenaient tous de la requérante et qui, selon la Commission, démontraient - comme les documents déjà produits - le comportement véritable qu'avait eu la requérante et infirmaient sa défense. D'après le service concerné, ces nouveaux documents ont été introduits dans la procédure, non pas parce qu'ils comportaient des éléments supplémentaires par rapport aux documents annexés à la communication des griefs, mais pour répondre à l'argument tiré par la requérante de la prétendue pauvreté des éléments de preuve documentaires. Quant à l'accès au dossier, le conseiller-auditeur a déclaré qu'il s'agissait d'un problème difficile. Personne ne saurait ce que recouvre la notion de "dossier" et il incomberait au juge communautaire de l'interpréter un jour. Le problème ne devrait donc pas être discuté lors de l'audition.

13 Après l'audition, à l'issue de laquelle deux questions étaient restées sans réponse, la requérante a envoyé à la Commission une lettre en date du 31 juillet 1990, contenant des informations supplémentaires. La Commission a ensuite procédé à un complément d'enquête, afin de vérifier certaines affirmations de la requérante concernant les remises qu'un producteur de soude établi aux États-Unis, la société Allied, aurait offertes au verrier britannique Rockware.

14 Il ressort du dossier que, au terme de la procédure décrite ci-dessus, le collège des membres de la Commission, lors de sa 1 040e réunion, tenue les 17 et 19 décembre 1990, a adopté la décision 91-300-CEE, relative à une procédure d'application de l'article 86 du traité (IV-33133-D: Carbonate de soude - ICI, JO 1991, L. 152, p. 40, ci-après "décision"). Cette décision constate, en substance, que la requérante occupait une position dominante sur le marché de la soude au Royaume-Uni et a abusé de cette position, au sens de l'article 86 du traité, depuis environ 1983 et lui inflige, en conséquence, une amende de 10 millions d'écus.

15 La décision a été notifiée à la requérante par lettre recommandée datée du 1er mars 1991.

16 Il est constant (voir ci-après point 77) que le texte de la décision notifiée n'avait pas fait l'objet d'une authentification préalable, par l'apposition des signatures du président et du secrétaire exécutif de la Commission, dans les conditions prévues par l'article 12, premier alinéa, du règlement intérieur 63-41-CEE de la Commission, du 9 janvier 1963 (JO 1963, 17, p. 181), maintenu provisoirement en vigueur par l'article 1er de la décision 67-426-CEE de la Commission, du 6 juillet 1967 (JO 1967, 147, p. 1), modifié en dernier lieu par la décision 86-61-CEE, Euratom, CECA de la Commission, du 8 janvier 1986 (JO L 72, p. 34), alors en vigueur (ci-après "règlement intérieur").

Procédure juridictionnelle

17 C'est dans ces conditions que la requérante a introduit le présent recours, enregistré au greffe du Tribunal le 14 mai 1991.

18 La procédure écrite devant le Tribunal a suivi un cours régulier. Après le dépôt de sa réplique, le 23 décembre 1991, la requérante a déposé, le 2 avril 1992, un "complément à la réplique", dans lequel elle a soulevé un moyen nouveau visant à ce que la décision attaquée soit déclarée inexistante. Renvoyant à des déclarations faites par des représentants de la Commission pendant la procédure orale, terminée le 10 décembre 1991, dans les affaires qui ont donné lieu à l'arrêt du Tribunal du 27 février 1992, BASF e.a./Commission (T-79-89, T-84-89, T-85-89, T-86-89, T-89-89, T-91-89, T-92-89, T-94-89, T-96-89, T-98-89, T-102-89 et T-104-89, Rec. p. II-315, ci-après "arrêt PVC"), et se référant à deux articles de presse parus dans le Wall Street Journal du 28 février 1992 et dans le Financial Times du 2 mars 1992, elle a fait valoir, entre autres, que la Commission avait publiquement indiqué que l'absence d'authentification des actes adoptés par le collège de ses membres était une pratique suivie depuis des années et que, depuis 25 ans, aucune décision n'avait fait l'objet d'une authentification. Conformément à l'article 48, paragraphe 2, du règlement de procédure, le président de la première chambre élargie a prorogé le délai pour le dépôt de la duplique. Dans sa duplique, la Commission a présenté des observations écrites sur ce "complément à la réplique".

19 Au mois de mars 1993, le Tribunal (première chambre) a décidé - en tant que mesures d'organisation de la procédure - de poser aux parties plusieurs questions concernant, entre autres, l'accès de la requérante au dossier de la Commission. Les parties ont répondu à ces questions au mois de mai 1993. La Cour ayant statué sur le pourvoi dirigé contre l'arrêt PVC du Tribunal, par arrêt du 15 juin 1994, Commission/BASF e.a. (C-137-92 P, Rec. p. I-2555), le Tribunal (première chambre élargie) a arrêté d'autres mesures d'organisation de la procédure, invitant notamment la Commission à produire le texte de sa décision, telle qu'authentifiée à l'époque, dans les langues où elle fait foi, par les signatures du président et du secrétaire général et annexée au procès-verbal.

20 La Commission a répondu qu'il lui paraissait indiqué, aussi longtemps que le Tribunal n'aurait pas statué sur la recevabilité du moyen tiré d'une absence d'authentification de la décision, de ne pas aborder le bien-fondé du moyen ainsi soulevé.

21 Dans ces circonstances, par ordonnance du 25 octobre 1994, basée sur l'article 65 du règlement de procédure, le Tribunal (première chambre élargie) a enjoint à la Commission de produire le texte susmentionné.

22 Suite à cette ordonnance, la Commission a produit le 11 novembre 1994, entre autres, le texte de la décision en langue anglaise, dont la page de couverture est revêtue d'une formule d'authentification, non datée, signée par le président et le secrétaire exécutif de la Commission. Il est constant que cette formule n'a été apposée que plus de six mois après l'introduction du présent recours (voir ci-après point 77).

23 Sur rapport du juge rapporteur, le Tribunal a décidé d'ouvrir la procédure orale. Les parties ont été entendues en leurs plaidoiries et en leurs réponses aux questions du Tribunal à l'audience des 6 et 7 décembre 1994. A l'issue de l'audience, le président a prononcé la clôture de la procédure orale.

Conclusions des parties

24 La requérante conclut à ce qu'il plaise au Tribunal:

- déclarer le recours recevable;

- annuler la décision attaquée;

- annuler l'injonction de mettre fin à l'infraction figurant à l'article 2 de la décision;

- annuler ou réduire l'amende infligée par l'article 3 de la décision;

- subsidiairement, ordonner à la Commission, à titre de mesure d'instruction, de permettre aux conseils de la requérante d'examiner les dossiers;

- plus subsidiairement, examiner les dossiers en tant que Tribunal afin de l'exonérer par des documents supplémentaires;

- condamner la Commission aux dépens.

25 Dans le complément à sa réplique, la requérante soutient que la décision attaquée doit être annulée ou, si le Tribunal l'estime approprié, être déclarée inexistante.

26 La Commission conclut à ce qu'il plaise au Tribunal:

- rejeter le recours comme non fondé;

- rejeter les arguments soulevés dans le complément à la réplique comme irrecevables et, en toute hypothèse, non fondés;

- condamner la requérante aux dépens.

27 Il y a lieu de constater que, à la suite du prononcé de l'arrêt de la Cour du 15 juin 1994, précité, et, en réponse à une question écrite posée par le Tribunal, la requérante a déclaré que ses conclusions ne visent plus à obtenir une déclaration d'inexistence de la décision, mais une simple annulation de celle-ci. Elle a également demandé au Tribunal de n'examiner les moyens avancés à l'appui de ses conclusions que sous l'angle de l'annulation.

Sur les conclusions visant à l'annulation de la décision

28 Au soutien de ses conclusions en annulation, la requérante soulève une série de moyens, qui se répartissent en deux groupes distincts. Dans le premier groupe de moyens, relatifs en la régularité de la procédure administrative, la requérante renvoie, dans sa requête, aux moyens qu'elle a soulevés dans l'affaire T-36-91 (ICI/Commission), relative à l'application de l'article 85 du traité. Ces moyens sont tirés d'une violation des droits de la défense, en ce que, d'abord, la Commission aurait refusé à la requérante de lui accorder l'accès au dossier complet, qui contiendrait probablement des documents utiles à sa défense. Ensuite, la Commission aurait fondé sa décision sur des informations et des documents auxquels la requérante n'a pas eu accès lors de la procédure administrative, en utilisant, à la suite du complément d'enquête effectué après l'audition, des documents non communiqués. Enfin, la Commission serait responsable d'un préjugé, d'un manque d'objectivité, d'un défaut de motivation et d'un manquement général au respect des droits de la défense. Dans sa requête, la requérante, renvoyant à un moyen soulevé par Solvay dans l'affaire T-30-91 (Solvay/Commission), relative à l'application de l'article 85 du traité, reproche à la Commission, en outre, d'avoir violé le principe de collégialité, en ce que, contrairement à l'article 4 de son règlement intérieur, la discussion du projet de la décision n'aurait pas été reportée, bien qu'au moins un de ses membres ait sollicité un tel report pour lui permettre d'examiner utilement le dossier qui lui aurait été communiqué tardivement.

29 Toujours au titre du premier groupe de moyens, la requérante invoque, dans le complément à sa réplique, plusieurs violations des formes substantielles, en ce que, contrairement à l'article 12 du règlement intérieur de la Commission, la décision notifiée n'aurait pas été authentifiée en temps utile par le président et par le secrétaire général de la Commission et que des modifications auraient été apportées à la décision entre son adoption et sa notification à la requérante.

30 Dans le second groupe de moyens, la requérante invoque plusieurs moyens dirigés, d'une part, contre l'appréciation des faits ainsi que, d'autre part, contre l'appréciation juridique portée par la Commission, en ce que celle-ci aurait à tort décidé que la requérante occupait une position dominante et qu'elle a abusé de cette position. Enfin, elle conteste la légalité de l'injonction de mettre fin à l'infraction reprochée, injonction qui serait contraire aux exigences du principe de la sécurité juridique, et souligne le caractère excessif de l'amende infligée.

31 Le Tribunal estime opportun de procéder, d'abord, à l'examen du moyen tiré d'une violation des droits de la défense, en ce que la requérante se serait vu opposer un refus illégal à sa demande visant à consulter le dossier complet de la Commission, en ce que cette dernière aurait fondé la décision attaquée sur des documents non communiqués et en ce qu'elle aurait démontré un manque d'objectivité en dénaturant les éléments de preuve dont elle disposait.

Sur le moyen tiré d'une violation des droits de la défense

Arguments des parties

32 Au point 2.8 de la requête, la requérante reproche à la Commission de lui avoir refusé l'accès au dossier Elle se réfère d'abord aux arguments qu'elle a soulevés dans le cadre de l'affaire T-36-91 (ICI/Commission) ayant pour objet la décision 91-297-CEE, du 19 décembre 1990, relative à une procédure d'application de l'article 85 du traité CEE (IV-33133-A: Carbonate de soude - Solvay, ICI, JO 1991, L 152, p. 1), plus précisément au point 2.8 de la requête qu'elle a déposée dans cette affaire. Dans ce contexte, elle fait valoir qu'un grand nombre de constatations faites dans la décision attaquée (voir les points 6, 10, 23 et 39) serait dénué de preuve et cite, à titre d'exemples, des constatations sur les pratiques commerciales du producteur de soude américain General Chemical (anciennement Allied) et des constatations sur les niveaux des prix. La requérante en déduit que la Commission a fondé ses affirmations sur des documents auxquels la requérante n'avait pas eu accès. Enfin, la requérante renvoie aux moyens correspondants qu'elle a soulevés dans les affaires T-98-89 (ICI/Commission, ci-après "affaire PVC") et T-99-89 (ICI/Commission, ci-après "affaire PEBD"), qui, à l'époque, étaient pendantes devant le Tribunal. Elle déclare qu'elle reprend les arguments présentés dans le cadre de ces affaires également dans celui de la présente procédure. Enfin, elle se réfère aux arguments exposés aux pages 3 à 5 de ses observations en réponse à la communication des griefs ("defence", voir ci-dessus point 10).

33 Quant au prétendu manque d'objectivité, la requérante fait valoir, au point 29 de sa requête, que la Commission a manqué à l'obligation d'apprécier les circonstances du cas d'espèce d'une manière honnête et objective. Elle aurait donné à certains documents invoqués une interprétation qui en dénature le contenu. De plus, la Commission n'aurait donné aucune réponse aux développements qu'elle a présentés dans le cadre de sa défense.

34 Dans son mémoire en défense, la Commission fait valoir que le moyen est irrecevable, les renvois à d'autres mémoires ne permettant pas de comprendre sur quels éléments de fait et de droit il est fondé.

35 Quant au grief tiré d'un refus d'accès au dossier, la Commission y répond en traitant tout d'abord de la question du niveau des prix en général. Se référant au mémoire en défense qu'elle a déposé dans l'affaire T-36-91, elle fait valoir que ses conclusions quant au niveau des prix ont été inférées de documents émanant de la requérante elle-même, annexés à la communication des griefs commune relative à la procédure au titre de l'article 85 du traité (les documents II). Quant aux prix et remises pratiqués par la société américaine Allied vis-à-vis d'un client établi au Royaume-Uni, le verrier Rockware, la Commission expose que la requérante a soulevé cette question dans sa réponse à la communication des griefs. Après la clôture de l'audition, la Commission aurait examiné les prix proposés par Allied. Elle aurait découvert que les allégations de la requérante concernant une remise spéciale n'étaient pas fondées (voir annexe 1 au mémoire en défense). Dans ces conditions, elle n'aurait pas été tenue de transmettre à la requérante les preuves qu'elle a recueillies après l'audition et sur lesquelles elle n'a pas fondé ses griefs. De même, une communication des griefs supplémentaire aurait été superflue. Il aurait suffi qu'elle explique dans la décision pourquoi elle rejetait les affirmations de la requérante concernant Allied, qui, d'ailleurs, étaient contredites par d'autres documents annexés à la communication des griefs.

36 La Commission rejette le reproche d'un manque d'objectivité. Elle fait valoir, dans ce contexte, que les conclusions qu'elle a tirées des faits de l'affaire sont justifiées.

37 Dans la réplique, la requérante expose d'abord que, selon la jurisprudence, le renvoi à des mémoires introduits dans d'autres affaires est compatible avec les règlements de procédure de la Cour et du Tribunal.

38 Quant au fond, elle renvoie de nouveau aux arguments qu'elle a avancés dans l'affaire T-36-91. Elle rappelle que, dans la réplique qu'elle a déposée dans cette dernière affaire, elle a expliqué qu'aucun de ses documents ne saurait servir de preuve aux conclusions de la Commission quant au niveau des prix. Les chiffres ou les documents sur lesquels la Commission se fonde ne lui auraient jamais été communiqués (points 41 à 43 de la réplique en question). Quant aux prix et remises qu'Allied aurait offerts à Rockware, la requérante constate que la Commission a examiné cette question après l'audition pour vérifier le bien-fondé de ses allégations. En ne lui communiquant pas le résultat de ces vérifications postérieures, la Commission aurait violé ses droits de la défense.

39 La Commission ayant admis qu'elle n'a communiqué à la requérante aucune liste des documents du dossier, la requérante, en réponse à une question écrite du Tribunal, a relevé que cette absence de liste a eu des conséquences extrêmement graves quant à sa capacité à se défendre et quant à son droit à être entendue Cela aurait empêché la requérante, en particulier,

- de demander à titre spécifique des documents figurant dans les dossiers de la Commission;

- de vérifier l'affirmation de la Commission, selon laquelle ses fonctionnaires, après avoir examiné l'ensemble du dossier, n'avaient trouvé aucun document non divulgué susceptible de disculper la requérante ou de mettre en doute un document utilisé à titre de preuve par la Commission;

- d'exiger de la Commission, au cas où elle aurait refusé de produire un document pour des raisons de confidentialité, qu'elle produise un résumé non confidentiel d'un tel document ou accepte une autre méthode de consultation du document, respectant toujours la confidentialité;

- au cas où la Commission aurait persisté à refuser de produire des documents pour des raisons de confidentialité, de demander à l'entreprise qui avait fourni le document de renoncer à la confidentialité.

40 En réponse à une question écrite du Tribunal relative au classement des documents saisis chez la requérante et dans d'autres entreprises, la Commission a déclaré que ces documents ont été classés selon l'endroit où ils ont été trouvés et non pas selon qu'ils étaient pertinents au titre de l'article 85 ou de l'article 86 du traité. Il s'agirait des "dossiers" suivants:

i) dossier 1: documents internes, tels que projets de décision,

ii) dossiers 2 à 14: Solvay, Bruxelles,

iii) dossiers 15 à 19: Rhône-Poulenc,

iv) dossiers 20 à 23: CFK,

v) dossiers 24 à 27: Deutsche Solvay Werke,

vi) dossiers 28 à 30: Matthes & Weber,

vii) dossiers 31 à 38: Akzo,

viii) dossiers 39 à 49: ICI,

ix) dossiers 50 à 52: Solvay Espagne,

x) dossiers 53 à 58: "Akzo II" (nouvelle visite),

xi) dossier 59: visite chez des producteurs espagnols et nouvelle visite chez Solvay Bruxelles.

xii) Il existerait une dizaine d'autres dossiers qui contiennent la correspondance au titre de l'article 11 du règlement n° 17.

41 A cette même occasion, la Commission a déclaré, entre autres, que la requérante a eu immédiatement connaissance des documents sur lesquels elle se fondait, les documents de preuve pertinents ayant été envoyés avec la communication des griefs. Par conséquent, la requérante aurait eu "accès au dossier". Ce que n'aurait pas eu la requérante, ce serait la possibilité d'examiner l'ensemble des documents recueillis par la Commission, pour la bonne raison qu'ils n'étaient pas tous pertinents, d'une part, et qu'une bonne partie d'entre eux contenait des informations commerciales sensibles, d'autre part. Par ailleurs, la seule base sur laquelle un document autre que les documents envoyés avec la communication des griefs pourrait être divulgué à la requérante serait la démonstration par cette dernière que ce document est important pour un point de l'affaire, donnant ainsi à la Commission une indication de ce qu'elle devait chercher.

Appréciation du Tribunal

Quant à la recevabilité

42 Il convient de rappeler que, en vertu des articles 19, premier alinéa, du statut (CE) de la Cour et 38, paragraphe 1, sous c), du règlement de procédure de la Cour applicable lors de l'introduction du recours, la requête introductive d'instance doit contenir un exposé sommaire des moyens invoqués. L'objectif poursuivi par cette exigence est à obtenir des indications suffisamment claires et précises pour permettre à la partie défenderesse de se défendre utilement et au juge communautaire d'exercer son contrôle juridictionnel (voir, par exemple, l'ordonnance du Tribunal du 28 mars 1994, B/Commission, T-515-93, Rec. FP p. II-379, point 12, et l'arrêt du Tribunal du 29 novembre 1993, Koelman/Commission, T-56-92, Rec. p. II-1267, point 21).

43 Dans ce contexte, il y a lieu de constater que la requête contient un exposé du grief selon lequel le refus de la Commission d'accorder à la requérante "l'accès au dossier" - refus déjà mis en cause dans l'affaire T-36-91 - a également affecté la défense de l'intéressée en ce qui concerne le reproche d'un abus de position dominante (p. 11 de la requête). La requérante a ajouté que la Commission a apparemment fondé sa position sur des documents auxquels elle n'a pas eu accès. Cette présentation sommaire du moyen dans la requête était suffisante pour permettre à la Commission de défendre utilement sa manière de procéder et sa décision. Par conséquent, il y a lieu de constater que le moyen est recevable.

44 Il convient d'ajouter que la requête se réfère également aux pages 3 à 5 des observations en réponse à la communication des griefs (annexe 3 à la requête), qui contiennent l'introduction générale à celles-ci. La requérante y critique le refus que lui a opposé de manière générale la Commission en ce qui concerne "l'accès au dossier" et le refus de lui transmettre une liste des documents, sans toutefois présenter d'arguments spécifiques en réponse au grief d'un abus de position dominante. Le Tribunal constate néanmoins que le passage des observations auquel il est fait référence contient un exposé de l'argument relatif au refus de la Commission de communiquer une liste des documents contenus dans son dossier, argument qui étaye le présent moyen.

45 Cependant, il y a lieu d'examiner si le Tribunal est également obligé de prendre en considération le contenu des requêtes présentées dans le cadre d'autres affaires pendantes entre la requérante et la Commission. Dans ce contexte, il convient de rappeler que la jurisprudence de la Cour tient compte des particularités de chaque cas d'espèce (voir les arrêts du 29 novembre 1956, Charbonnages de Beeringen e.a./Haute Autorité, 9-55, Rec. p. 323, 352, du 8 juillet 1965, Satya Prakash/Commission de la CEEA, 19-63 et 65-63, Rec. p. 677, 693, du 13 juillet 1965, Lemmerz-Werke/Haute Autorité, 111-63, Rec. p. 835, 858, du 28 avril 1971, Luetticke/ Commission, 4-69, Rec. p. 325, point 2, et du 18 mars 1980, Forges de Thy-Marcinelle et Monceau/Commission, 26-79 et 86-79, Rec. p. 1083, point 4).

46 Quant au renvoi général aux deux requêtes introduites dans les affaires PVC et PEBD, il y a lieu de constater qu'il n'appartient pas au juge communautaire de transposer à la présente procédure, concernant l'abus d'une position dominante sur le marché de la soude, des moyens ou arguments soulevés dans le cadre de deux autres affaires concernant deux marchés distincts et deux infractions différentes. Une telle opération ne serait pas compatible avec la responsabilité de chaque partie pour le contenu des actes de procédure qu'elle dépose, consacrée notamment par l'article 37, paragraphe 1, du règlement de procédure de la Cour. Étant donné que la question d'une violation des droits de la défense doit être tranchée en prenant en considération les circonstances spécifiques de chaque cas d'espèce, le Tribunal estime qu'il n'y a pas lieu, dans le cas présent, de tenir compte du contenu des mémoires déposés dans les affaires PVC et PEBD, précitées.

47 Cependant, en ce qui concerne le renvoi aux mémoires déposés dans l'affaire T-36-91, il convient de constater que, si les affaires T-36-91 et T-37-91 n'ont pas été jointes, il est de fait que les parties, les agents et les avocats sont identiques, que les deux recours ont été déposés devant le Tribunal le même jour, que les deux affaires ont été pendantes devant la même chambre et ont été attribuées au même juge rapporteur et, enfin, que les décisions attaquées concernent le même marché. De plus, la dissociation des données économiques du marché de la soude, que la Commission a opérée dans la communication des griefs en instruisant des procédures distinctes, a entraîné une violation des droits de la défense de la requérante dans la procédure engagée au titre de l'article 85 du traité, ainsi que le Tribunal le constate dans son arrêt de ce jour dans l'affaire ICI/Commission, T-36-91 (points 69 à 118). Le Tribunal y déclare que la Commission aurait dû procéder à une appréciation globale des données en question. Dans cette situation spécifique, caractérisée par une connexité étroite des deux affaires, le Tribunal estime que le renvoi fait dans la présente requête à la requête introduite dans l'affaire T-36-91 peut être accepté.

48 Dans la mesure où la requérante reproche à la Commission enfin d'être parvenue à certaines constatations, d'une part, quant au niveau général des prix et, d'autre part, quant à l'absence d'une remise spéciale accordée par la société américaine Allied, sans lui avoir communiqué les documents y relatifs, le Tribunal estime que les indications fournies par la requérante dans ce contexte sont suffisamment claires et précises pour satisfaire aux exigences d'un exposé sommaire des moyens invoqués, tel qu'il est prescrit par les dispositions susmentionnées du statut (CE) de la Cour et du règlement de procédure. De même, le grief tiré d'un prétendu manque d'objectivité a été présenté de manière compatible avec le règlement de procédure.

Quant au fond

49 Le Tribunal rappelle, d'emblée, que l'accès au dossier dans les affaires de concurrence a pour objet de permettre aux destinataires d'une communication des griefs de prendre connaissance des éléments de preuve figurant dans le dossier de la Commission, afin qu'ils puissent se prononcer utilement, sur la base de ces éléments, sur les conclusions auxquelles la Commission est parvenue dans sa communication des griefs. L'accès au dossier relève ainsi des garanties procédurales visant à protéger les droits de la défense (arrêts du Tribunal du 18 décembre 1992, Cimenteries CBR e.a./Commission, T-10-92, T-11-92, T-12-92 et T-15-92, Rec. p. II-2667, point 38, et du 1er avril 1993, BPB Industries et British Gypsum/Commission, T-65-89, Rec. p. II-389, point 30). Or, le respect des droits de la défense dans toute procédure susceptible d'aboutir à des sanctions constitue un principe fondamental du droit communautaire, qui doit être observé en toutes circonstances, même s'il s'agit d'une procédure de caractère administratif. Le respect effectif de ce principe général exige que l'entreprise intéressée ait été mise en mesure, dès le stade de la procédure administrative, de faire connaître utilement son point de vue sur la réalité et la pertinence des faits, griefs et circonstances allégués par la Commission (arrêt de la Cour du 13 février 1979, Hoffmann-La Roche/Commission, 85-76, Rec. p. 461, points 9 et 11).

50 Le Tribunal estime qu'une violation des droits de la défense doit dès lors être examinée en fonction des circonstances spécifiques de chaque cas d'espèce, en ce qu'elle dépend essentiellement des griefs retenus par la Commission pour établir l'infraction reprochée à l'entreprise concernée. Afin de savoir si le moyen en question, pris dans ses deux branches, est fondé, il y a donc lieu de procéder à un examen sommaire des griefs de fond que la Commission a retenus dans la communication des griefs et dans la décision attaquée.

i) Sur les griefs et les moyens de preuve retenus par la Commission

51 A cet égard, il convient de constater, en premier lieu, que le reproche formulé dans la communication des griefs peut être résumé en ce sens que la requérante détenait, à l'époque des faits, une position dominante au Royaume-Uni, sa part du marché étant de plus de 90 % (p. 75 de la communication des griefs), et qu'elle a abusé de cette position depuis environ 1983. Cet abus résulterait de ce que la requérante aurait fait usage, vis-à-vis de ses clients, de remises "de la tranche supérieure", c'est-à-dire les aurait encouragés à lui acheter non seulement leur tonnage "normal", mais également le tonnage marginal ou la "tranche supérieure" qu'ils auraient pu acheter à un second fournisseur. En outre, il est reproché à la requérante d'avoir exercé, dans plusieurs cas, des pressions auprès du client pour qu'il lui donne l'engagement de s'approvisionner chez elle pour la (quasi-)totalité de ses besoins, afin de réduire au minimum l'effet concurrentiel d'autres fournisseurs et de maintenir un quasi-monopole sur le marché du Royaume-Uni (p. 77 et suivants de la communication des griefs).

52 Toujours dans la communication des griefs, la Commission a affirmé que cette stratégie de fidélisation des clients a eu pour objectif d'exclure systématiquement les importations de soude au Royaume-Uni, à l'exception de celles de la société américaine Allied, dont la requérante, pour des raisons de "prudence commerciale", était disposée à tolérer le maintien sur le marché, à titre de fournisseur accessoire, dans des limites strictes, garanties par un prix minimal que cette société s'était engagée à respecter dans le cadre d'une procédure antidumping. En effet, la requérante aurait considéré que, si Allied devait se retirer complètement du marché du Royaume-Uni, les verriers rechercheraient presque certainement en Europe continentale des sources d'approvisionnement de rechange (p. 62 et suivantes de la communication des griefs).

53 La Commission a estimé que les pratiques commerciales susmentionnées constituaient une discrimination entre les différents clients de la requérante, en ce que les remises ne reflétaient pas des écarts éventuels de coûts fondés sur le volume livré, mais étaient accordées en fonction d'un approvisionnement certain de la totalité ou du pourcentage le plus élevé possible des besoins du client. Le système des remises "de la tranche supérieure" aurait donc présenté des variations considérables d'un client à l'autre quant au tonnage à partir duquel il était accordé. Il y aurait également eu des différences en ce qui concerne le montant par tonne de la remise elle-même (p 79 et 80 de la communication des griefs).

54 Quant à l'effet sur le commerce entre États membres, la Commission a considéré que les mesures arrêtées par la requérante, dirigées d'abord contre les importations provenant des États-Unis (Allied) et de Pologne, avaient maintenu le statu quo, basé sur la séparation des marchés. En outre, des importations au Royaume-Uni, provenant des États-Unis, auraient pu, sans les mesures prises par la requérante, être vendues à des clients dans d'autres États membres (p. 80 et 81 de la communication des griefs).

55 Pour démontrer ces griefs, la Commission a annexé à la communication des griefs destinée à la requérante une série de documents portant la cote V, dont la majeure partie provient de la requérante elle-même. Une partie des documents émane de la Commission (V61, V64, V66, V67, V69, V71 et V74) et a trait à un dossier, ouvert en 1979 et clôturé en 1982, qui concernait une première enquête de la Commission, relative aux contrats de fourniture pratiqués par la requérante sur le marché du Royaume-Uni. Une autre partie des documents provient de verriers établis au Royaume-Uni, les sociétés Rockware et CWS, et d'un concurrent de la requérante sur ce marché, la société Brenntag, importateur de soude polonaise; il s'agit d'un dossier concernant la politique prétendument mise en œuvre par ICI afin d'évincer, par son système de remises, la société Brenntag du marché en cause (V92 à V98). Enfin, le document V90 est relatif à une promesse de CWS de réduire les achats de soude de provenance américaine. Il y a lieu de constater que ces moyens de preuve se rapportent exclusivement au marché du Royaume-Uni.

56 En ce qui concerne, en second lieu, les griefs retenus dans la décision attaquée, il y a lieu de constater qu'ils correspondent, en substance, à ceux retenus dans la communication des griefs. Il convient toutefois d'ajouter que la constatation, faite au point 39 de la décision, selon laquelle ni le producteur américain Allied ni son successeur General Chemical n'ont offert de remise spéciale de la tranche supérieure à Rockware ni à aucun autre client, est le résultat de vérifications supplémentaires effectuées par la Commission après l'audition de la requérante, sur lesquelles cette dernière n'a pas été entendue avant l'adoption de la décision. Quant à l'effet sur le commerce entre États membres, la Commission a considéré qu'il s'agissait d'une conséquence des comportements reprochés, l'argument tiré d'éventuelles réexportations à partir du Royaume-Uni n'ayant plus été retenu aux points 63 et 64 de la décision.

ii) Sur la défense de la requérante

57 En ce qui concerne la défense de la requérante, il convient de relever que, dans ses observations en réponse à la communication des griefs ("defence" du 31 mai 1990), lors de la préparation écrite de l'audition ("article 86 presentation") ainsi que lors de l'audition même, les 25 et 26 juin 1990 (voir ci-dessus points 10 à 12), la requérante a contesté qu'elle détenait une position dominante au Royaume-Uni au sens de l'article 86 du traité et qu'elle avait poursuivi une stratégie générale consistant à exclure du marché d'autres producteurs de soude. Les "remises de la tranche supérieure" qui lui étaient reprochées auraient été négociées individuellement avec les clients et non pas selon un plan préconçu. Elles ne seraient pas contraires aux critères développés par la jurisprudence de la Cour en matière de rabais licites. Quant à l'effet sur le commerce entre États membres, la requérante a fait valoir que l'idée développée par la Commission quant à la possibilité de réexportations à partir du Royaume-Uni était irréaliste.

58 Devant le Tribunal, cette défense a été répétée dans le cadre des moyens dirigés, d'une part, contre l'appréciation des faits et, d'autre part, contre l'appréciation juridique opérées par la Commission. Quant à l'effet sur le commerce entre États membres, la requérante a adapté sa défense à la motivation nouvelle de la décision, en niant que son comportement ait conduit à un cloisonnement du marché. En outre, elle s'est prévalue d'une contradiction avec les constatations faites par ailleurs par la Commission, concernant l'existence d'une pratique concertée au sens de l'article 85 du traité.

iii) Sur la portée du moyen tiré d'une violation des droits de la défense

59 Il résulte de ce qui précède que le Tribunal doit examiner si cette défense de la requérante a été affectée par une éventuelle violation de ses droits de la défense, résultant du refus de lui accorder "l'accès au dossier". Dans ce contexte, il y a lieu de constater que - ainsi qu'il ressort de la requête - la requérante se plaint de ce refus en termes généraux, sans se référer à des parties spécifiques du "dossier" dont dispose la seule Commission. Eu égard à la réponse de la Commission à une question du Tribunal, force est de constater que ce "dossier" se compose de 59 dossiers individuels (voir ci-dessus point 40). Par conséquent, le moyen doit être interprété en ce sens qu'il vise le refus de la Commission d'accorder à la requérante l'accès à ces 59 dossiers individuels, y compris à ceux qui regroupent des documents provenant de la requérante elle-même, celle-ci ne les ayant pas exclu de ses développements.

60 En outre, il convient de distinguer entre l'accès à des documents disculpant éventuellement la requérante et l'accès à des documents démontrant l'existence de la prétendue infraction. Par conséquent, le moyen doit être divisé en deux branches, dont la première se réfère à des documents éventuellement à décharge, tandis que la seconde concerne les documents retenus à la charge de la requérante. Dans le contexte de cette seconde branche, il y a lieu d'examiner le grief tiré de ce que la Commission a procédé à des constatations de fait relatives au niveau des prix et au comportement de la société Allied, sans avoir accordé à la requérante un accès préalable aux documents à charge correspondants, et a évalué les preuves de manière partiale et incorrecte.

- Sur la première branche du moyen, tirée de la non-divulgation, vis-à-vis de la requérante, de documents éventuellement à décharge

61 Il y a lieu d'examiner d'abord si le refus de la Commission d'accorder à la requérante l'accès aux dossiers des producteurs continentaux (Solvay, Rhône-Poulenc, Deutsche Solvay Werke, Akzo et Solvay Espagne) a pu affecter sa défense. Or, l'existence d'une position dominante de la requérante ayant été constatée sur la base de la part de marché qu'elle détenait (voir les points 4, 47 et 48 de la décision et l'arrêt de la Cour du 3 juillet 1991, Akzo/Commission, C-62-86, Rec. p. I-3359, point 60), aucun indice ne permet de présumer que la requérante aurait pu découvrir, par exemple dans les dossiers individuels de Solvay ou d'Akzo, des documents infirmant la constatation qu'elle détenait une position dominante sur le marché de la soude au Royaume-Uni. Quant à l'abus de cette position dominante, il convient de rappeler que la Commission l'a constaté dans le domaine des relations commerciales entre la requérante et ses clients installés au Royaume-Uni. Sur ce point, il n'est pas évident non plus que la requérante aurait pu trouver, dans les dossiers provenant des producteurs continentaux, des documents modifiant l'appréciation juridique portée sur ses systèmes de remises, sur les clauses d'approvisionnement exclusif et sur les accords destinés, selon la Commission, à restreindre les achats auprès de concurrents, qu'elle a conclus avec ses clients installés au Royaume-Uni.

62 En ce qui concerne l'effet sur le commerce entre États membres, il y a lieu d'examiner si l'absence d'accès aux documents des producteurs continentaux a pu empêcher la requérante d'infirmer, pendant la procédure administrative, le grief que la Commission a développé aux points 63 et 64 de la décision. Dans ce contexte, il importe de relever d'emblée que la requérante n'a pas utilisé, dans le cadre de sa défense au titre de l'article 86 du traité, les annexes II à la communication des griefs, qui lui ont été envoyées et dont elle avait donc connaissance (voir ci-dessus point 5). Cependant, la requérante a essayé d'expliquer le cloisonnement des marchés par des conditions objectives du marché de la soude. D'après elle, les producteurs continentaux ont fréquemment fait des offres de prix à des clients installés au Royaume-Uni. Les raisons pour lesquelles ces offres ne se sont pas conclues par des ventes auraient été expliquées dans le cadre de l'affaire T-36-91 (page 99 de la présente requête, qui renvoie apparemment aux développements dans les points 411 et suivants de la requête T-36-91). Par conséquent, il y a lieu de vérifier si cette défense aurait pu être renforcée par des documents provenant des producteurs continentaux.

63 Conformément à l'article 86 du traité, la Commission devait examiner si l'abus éventuel de la requérante était "susceptible" d'affecter le commerce entre États membres. Selon la jurisprudence de la Cour et du Tribunal, il n'était donc pas nécessaire de constater l'existence d'un effet actuel et réel sur le commerce interétatique (voir l'arrêt de la Cour du 9 novembre 1983, Michelin/Commission, 322-81, Rec. p. 3461, point 103, et l'arrêt BPB Industries et British Gypsum/Commission, précité, points 134 et 135). Par conséquent, les constatations que la Commission a effectuées aux points 63 et 64 de la décision apparaissent ambiguës. En effet, la Commission y constate que les mesures prises par la requérante affectent ("affects") le commerce interétatique, au lieu de constater qu'elles sont susceptibles de l'affecter ("may affect") par ailleurs, le point 40 de la décision rappelle le libellé exact de l'article 86 du traité ("susceptible"). Cependant, même si la Commission, dans sa décision, a constaté un effet réel sur le commerce interétatique, la requérante devait établir dans sa défense que les mesures qu'elle avait prises n'étaient pas susceptibles de l'affecter. A supposer que des documents d'Akzo ou de Solvay puissent démontrer que d'autres facteurs ont contribué à empêcher des importations de soude du continent vers le Royaume-Uni, aucun indice ne permet de présumer que ces documents puissent infirmer la constatation que les mesures mises en œuvre par la requérante ont - elles aussi - contribué à ce cloisonnement des marchés et étaient donc susceptibles d'affecter le commerce entre États membres. Il s'ensuit que la demande visant à obtenir une liste des documents figurant dans les dossiers des producteurs continentaux n'était pas non plus justifiée dans la présente affaire.

64 Quant au refus d'accès aux 11 dossiers contenant les documents émanant de la requérante elle-même, le Tribunal ne saurait exclure que ces documents puissent contenir des éléments utiles à sa défense. Il convient toutefois de rappeler que, en vertu de l'article 14, paragraphe 1, sous b), du règlement n° 17, ces documents n'ont pu être saisis par les enquêteurs de la Commission que sous forme de photocopies. La requérante était donc en mesure d'identifier lesdits documents, qui provenaient tous de sa propre sphère. Rien ne pouvait l'empêcher de se prévaloir des éléments utiles à sa défense qui pouvaient y figurer. Cette constatation s'applique d'ailleurs à tout autre document en possession de la requérante, qui aurait échappé à l'attention de la Commission et n'aurait pas fait l'objet d'une saisie sous forme de photocopie. Le principe général de l'égalité des armes, qui présuppose que l'entreprise mise en cause dispose d'une connaissance des éléments de la procédure égale à celle dont dispose la Commission, n'exige donc pas que la Commission fournisse à cette entreprise l'inventaire de ses propres documents.

65 Il y a lieu d'ajouter que la Commission a justifié l'absence d'une liste dans les circonstances de l'espèce en faisant valoir, sans être contredite sur ce point par la requérante, qu'une telle liste aurait été superflue, étant donné que la requérante disposait manifestement d'un jeu de ses propres documents pour faire face à toute éventualité. Par ailleurs, le déroulement de l'audition de la requérante lors de la procédure administrative (voir ci-dessus points 11 et 12) confirme que la requérante n'a pas été gênée dans sa défense par la circonstance que la Commission ne lui avait pas fourni la liste de ses propres documents. En effet, lors de cette audition, la Commission a présenté, pour la première fois, trois documents à charge provenant de la requérante (les documents "X12 à X14"), qui n'avaient pas été annexés à la communication des griefs. Or, ainsi qu'il ressort du procès-verbal de l'audition, l'avocat de la requérante a déclaré, déjà pendant l'audition concernant l'affaire instruite au titre de l'article 85 du traité: "As Mr J correctly says, ICI can look at its own original documents" ("Ainsi que M J le relève à juste titre, ICI peut se reporter à ses propres originaux" p. 47 du procès-verbal).

66 Il résulte de ce qui précède que l'absence d'une liste des documents émanant de la requérante n'a pas gêné l'exercice par celle-ci de ses droits de la défense. Par conséquent, la première branche du moyen ne saurait être accueillie. Il s'ensuit que les conclusions subsidiaires de la requérante, visant à ce que soient ordonnées des mesures d'instruction concernant l'examen des dossiers par ses conseils ou par le Tribunal lui-même, doivent être rejetées, étant donné que, dans les circonstances de l'espèce, c'est à juste titre que la Commission a refusé d'accorder à la requérante l'accès à ces dossiers et de lui fournir une liste des documents y figurant.

- Sur la seconde branche du moyen, tirée de la non-divulgation, vis-à-vis de la requérante, de certains documents à charge

67 En ce qui concerne, tout d'abord, les constatations faites dans la décision au sujet du niveau général des prix, il y a lieu de rappeler que la Commission a souligné qu'elle est parvenue à ses conclusions sur la seule base des documents émanant de la requérante. Dans la mesure où la requérante affirme que ces documents ne justifient pas de telles conclusions, le Tribunal estime qu'il s'agit là d'une question d'interprétation et d'évaluation des moyens de preuve invoqués par la Commission. Or, le caractère suffisant ou non des documents à charge retenus par la Commission pour établir l'infraction reprochée relève du bien-fondé des appréciations de fait auxquelles la Commission est parvenue dans les considérants de la décision. Cette question, en ce qu'elle a trait à l'examen du fond de l'affaire, est donc étrangère au moyen tiré d'une violation des droits de la défense.

68 Pour ce qui est, ensuite, des constatations faites par la Commission au point 39 de la décision relatives à la remise spéciale que la société Allied aurait offerte au Royaume-Uni, il convient de rappeler qu'elles sont le résultat de vérifications supplémentaires, effectuées après l'audition de la requérante. Or, cette dernière n'a pas été entendue sur ces constatations avant l'adoption de la décision. Le Tribunal considère qu'une telle manière de procéder est difficilement conciliable avec les droits de la défense.

69 Il n'en reste pas moins que la requérante ne conteste pas la véracité du résultat de ces vérifications - à savoir l'absence d'offre de remise particulièrement avantageuse - et qu'elle tient même à souligner que ces vérifications sont "dénuées d'intérêt". La requérante déclare, en effet, qu'elle avait simplement "pensé", à l'époque, que ledit producteur américain de soude avait proposé une remise particulièrement intéressante et que, par conséquent, pour être compétitive, elle devait faire une offre similaire (points 223 et 225 de la réplique).

70 Dans ces circonstances particulières et à supposer même que l'utilisation de documents non communiqués constitue un vice de procédure, le Tribunal estime que, ainsi qu'il ressort des affirmations de la requérante elle-même, ce vice n'a pas affecté l'exercice de ses droits de la défense. En effet, l'enquête supplémentaire de la Commission a concerné le niveau des prix réels pratiqués par Allied, alors que l'argumentation de la requérante n'a jamais porté sur ce point, mais s'est bornée à faire état d'une impression subjective de la requérante elle-même.

71 Il convient d'ajouter que, même si les vérifications supplémentaires en question avaient procuré à la Commission des documents à charge, sur lesquels elle aurait fondé des griefs nouveaux dans la décision, un tel vice de procédure ne pourrait entraîner que l'élimination de ces documents en tant que moyens de preuve. Cette élimination, loin d'avoir pour conséquence l'annulation de la décision entière, n'aurait d'importance que dans la mesure où le grief y relatif formulé par la Commission ne pourrait être prouvé que par référence à ces documents (arrêt de la Cour du 25 octobre 1983, AEG/Commission, 107-82, Rec. p. 3151, points 24 à 30). Ainsi, cette question relève également du bien-fondé des appréciations de fait effectuées par la Commission et donc de l'examen du fond de l'affaire.

72 De même, le prétendu manque d'objectivité de la Commission, qui aurait interprété certains documents d'une manière dénaturant leur contenu, doit être examiné sur le plan du contrôle de l'appréciation correcte des moyens de preuve. Il ne constitue pas une violation des droits de la défense, susceptible d'entraîner l'annulation de la décision et, le cas échéant, la réouverture de la procédure administrative.

73 Par conséquent, la seconde branche du moyen doit être rejetée. Il s'ensuit que le moyen tiré d'une violation des droits de la défense doit être écarté dans son ensemble.

Sur le moyen tiré de l'authentification irrégulière de l'acte adopté par la Commission

Arguments des parties

74 Dans le complément à sa réplique, la requérante soutient que l'article 12 du règlement intérieur de la Commission a été violé en l'espèce, en ce que la décision n'aurait pas été revêtue de la formule d'authentification préalable requise. A cet égard, elle se réfère, entre autres, aux déclarations faites par des représentants de la Commission lors de la procédure orale dans l'affaire "PVC" pendante devant le Tribunal, terminée le 10 décembre 1991 (voir ci-dessus point 18).

75 A l'audience, la requérante a déclaré, renvoyant à l'arrêt de la Cour du 15 juin 1994, précité, que l'authentification prévue par l'article 12 du règlement intérieur de la Commission doit intervenir avant la notification de l'acte attaqué. Elle a souligné que l'authentification tardive à laquelle le président et le secrétaire général de la Commission ont procédé en l'espèce est intervenue après la notification de la décision, et même après l'introduction du présent recours, et ne saurait donc être considérée comme une régularisation valable du vice de procédure originel, sous peine de nier le concept même de formalité substantielle. La requérante a ajouté que, l'authentification étant intervenue plus d'un an après l'adoption de la décision, il est évident que le président et le secrétaire général de la Commission n'étaient humainement plus à même de vérifier si ce qu'on leur demandait d'authentifier était bien conforme à ce qui avait été adopté.

76 La Commission soutient, à titre principal, que le moyen doit être rejeté comme tardif et donc irrecevable. En réponse à une question écrite posée par le Tribunal, la Commission a précisé que, en l'occurrence, il n'existe aucun élément de droit ou de fait qui se serait révélé pendant la procédure, au sens de l'article 48, paragraphe 2, du règlement de procédure. D'une part, l'arrêt PVC ne saurait être considéré en soi comme un fait nouveau (voir l'ordonnance du Tribunal du 26 mars 1992, BASF/Commission, T-4-89 Rév, Rec. p. II-1591, point 12). D'autre part, il serait douteux que les déclarations de représentants de la Commission, faites dans le cadre d'une autre procédure, puissent, telles quelles, être qualifiées de "fait nouveau" dans le cadre de la présente procédure. Enfin, la procédure d'adoption de la décision dans l'affaire PVC aurait été en partie caractérisée par des contraintes temporelles spécifiques. Tel n'ayant pas été le cas dans la présente affaire, il ne serait pas justifié de supposer, contrairement à la présomption de validité dont bénéficie la présente décision, que la procédure suivie dans l'affaire PVC ait été, dans toutes ses modalités, identique à la procédure suivie dans d'autres affaires mettant en cause l'application des articles 85 et 86 du traité.

77 Quant au fond, la Commission a expliqué, à l'audience, que la date précise à laquelle la décision a été authentifiée, par les signatures du président et du secrétaire exécutif de la Commission, ne peut plus être indiquée à l'heure actuelle. Il serait toutefois clair que cette authentification est intervenue au début de 1992, et ce par mesure de précaution, après que les problèmes d'authentification eurent été soulevés devant le Tribunal dans le cadre des affaires ayant donné lieu à l'arrêt PVC.

78 La Commission a toutefois soutenu que l'authentification d'une décision ne doit pas nécessairement précéder la notification de celle-ci. En effet, l'authentification ne constituerait pas une partie intégrante du processus d'adoption, par le collège, de la décision même et l'article 12 du règlement intérieur ne fixerait aucune date précise à cet effet. Par conséquent, une authentification effectuée après la notification serait juridiquement valable, dans la mesure où elle confirme, avec un degré de certitude suffisant, que le texte de la décision adoptée par le collège des membres de la Commission est identique à celui qui a été notifié à l'entreprise concernée. Tel serait précisément le cas en l'espèce, la décision ayant effectivement été adoptée telle quelle par le collège le 19 décembre 1990, si bien que le principe de collégialité aurait été respecté en outre, à la différence de la décision PVC, les textes adoptés, notifiés et publiés seraient identiques et la décision en l'espèce ne serait affectée d'aucun des autres vices dont la décision PVC était prétendument entachée.

79 La Commission a ajouté que l'authentification n'est qu'un moyen de garantir la sécurité juridique lorsqu'il y a un litige sur la correspondance du texte notifié avec le texte adopté. Or, en l'espèce, un tel litige n'existerait pas. Par conséquent, le fait que le président et le secrétaire général de la Commission n'ont pas apposé leurs signatures avant la notification n'aurait pas affecté de manière substantielle la position de la requérante. La circonstance que l'authentification de la décision a été effectuée après sa notification et même après l'introduction du présent recours ne serait pas essentielle pour la requérante, en ce qu'elle ne pourrait pas, en soi, jeter le doute sur l'authenticité du texte en cause. Ainsi, la présomption de validité dont bénéficient les actes administratifs devrait trouver sa pleine application.

80 La Commission a souligné que, dans ces circonstances, vouloir dénier aux signatures du président et du secrétaire exécutif de la Commission apposées a posteriori sur le texte de la décision le caractère d'une authentification valable reviendrait à un pur formalisme dénué de sens, d'autant plus qu'il serait communément admis qu'une telle formalité constitue, par la force des choses, une certaine fiction, étant donné que des textes volumineux ne peuvent pas être contrôlés intégralement. En effet, lorsqu'une autorité administrative ou judiciaire signe un document, il ne faudrait pas s'attendre à ce que toutes les personnes signataires aient lu le texte entier de ce document.

Appréciation du Tribunal

Sur la recevabilité

81 En vue d'apprécier la recevabilité du moyen nouveau, tiré d'une authentification irrégulière et soulevé dans le complément à la réplique, il convient de rappeler que, selon l'article 48, paragraphe 2, du règlement de procédure, la production de moyens nouveaux en cours d'instance est interdite, à moins que ces moyens ne se fondent sur des éléments de droit et de fait qui se sont révélés pendant la procédure, l'appréciation de la recevabilité du moyen restant réservée à l'arrêt mettant fin à l'instance.

82 A cet égard, le Tribunal estime, tout d'abord, que les déclarations faites par des représentants de la Commission au sujet de l'absence systématique, pendant plusieurs années, d'authentification des actes adoptés par le collège de ses membres constituent un élément de fait, susceptible d'être invoqué par la requérante à l'appui de son recours. En effet, s'il est vrai que ces déclarations sont intervenues dans le seul contexte de l'affaire PVC, leur contenu couvre toutes les procédures d'application des articles 85 et 86 du traité qui se sont déroulées jusqu'à la fin de l'année 1991, y compris la procédure faisant l'objet du présent litige.

83 Le Tribunal considère, ensuite, que, si l'absence d'authentification de la décision attaquée était un fait déjà acquis avant l'introduction du présent recours, il ne pouvait être attendu de la requérante qu'elle s'en prévale déjà dans sa requête, déposée le 14 mai 1991. En effet, le texte de la décision, notifié sous la forme d'une ampliation certifiée conforme par la signature du secrétaire général de la Commission, n'était pas de nature à révéler, même lors d'une lecture attentive, le fait que l'original de la décision n'avait pas été authentifié à l'époque.

84 Quant au point de savoir si la production, dans le complément à la réplique déposé le 2 avril 1992, du moyen nouveau fondé sur ledit élément de fait peut être considérée comme ayant été effectuée en temps utile ou si elle n'aurait pas dû intervenir à une date antérieure de la procédure, il convient de constater que l'article 48, paragraphe 2, du règlement de procédure ne prévoit ni un délai ni une formalité spécifique pour la production d'un moyen nouveau en particulier, cette disposition ne prescrit pas qu'une telle production doive, sous peine de forclusion, avoir lieu immédiatement ou dans un délai déterminé après la révélation des éléments de droit et de fait qui y sont visés. Or, le Tribunal estime que, s'agissant de la production d'un moyen, la forclusion, en ce qu'elle restreint la faculté pour la partie concernée d'avancer tout élément nécessaire au succès de ses prétentions, ne saurait être admise, en principe, que si elle fait l'objet d'une réglementation explicite et non équivoque. Il s'ensuit que la requérante était libre de soulever le moyen nouveau dans le complément à sa réplique, avant l'ouverture de la procédure orale.

85 Par ailleurs, même si ladite disposition devait être interprétée en ce sens qu'un moyen nouveau n'est recevable que s'il est produit le plus rapidement possible, il importe de constater que la requérante aurait, en l'espèce, satisfait à cette exigence. En effet, s'il est vrai, d'une part, que la Commission avait déjà fait savoir, lors de l'audience du 10 décembre 1991 dans les affaires ayant donné lieu à l'arrêt PVC, que la non-authentification des actes adoptés par le collège de ses membres correspondait à une pratique constante, et que, d'autre part, la requérante a participé à cette audience, il ne pouvait pas être raisonnablement exigé de la requérante qu'elle soulève le moyen nouveau en cause déjà dans sa réplique, déposée le 23 décembre 1991. En effet, s'agissant d'une question juridique très controversée - qui a d'ailleurs reçu trois réponses différentes dans l'arrêt PVC, dans l'arrêt de la Cour du 15 juin 1994, précité, et dans les conclusions de l'avocat général sous ce dernier arrêt - la requérante pouvait au moins attendre que le Tribunal ait prononcé son arrêt PVC du 27 février 1992. En ce qui concerne enfin le délai écoulé entre le prononcé dudit arrêt et l'introduction du complément à la réplique, le Tribunal considère qu'il revêt un caractère raisonnable, en ce qu'il était objectivement nécessaire pour un examen attentif de l'arrêt ainsi qu'un réexamen approfondi du texte de la décision et de la procédure suivie en vue de son adoption, afin de déceler d'éventuels vices de forme.

86 Il résulte de ce qui précède que le moyen tiré de l'authentification irrégulière de la décision doit être déclaré recevable.

87 Il convient d'ajouter que, en tout état de cause, le Tribunal, dans son ordonnance du 25 octobre 1994, a ordonné à la Commission de produire, entre autres, le texte de la décision authentifié à l'époque. Ainsi qu'il ressort des motifs de l'ordonnance, le Tribunal a, d'une part, tenu compte de l'arrêt du 15 juin 1994, précité, dans lequel la Cour, eu égard à l'aveu de la Commission que les actes adoptés par le collège de ses membres n'étaient plus authentifiés depuis longtemps, a jugé que l'absence d'authentification d'une décision telle que celle faisant l'objet du présent litige constitue une violation des formes substantielles (point 76). D'autre part, il s'est inspiré d'une jurisprudence constante selon laquelle la violation des formes substantielles peut être examinée d'office par le juge communautaire (arrêts de la Cour du 21 décembre 1954, France/Haute Autorité, 1-54, Rec. p. 7, Italie/Haute Autorité, 2-54, Rec. p. 73, du 20 mars 1959, Nold/Haute Autorité, 18-57, Rec. p. 89 et du 7 mai 1991, Interhotel/Commission, C-291-89, Rec. p. I-2257, point 14, et Oliveira/Commission, C-304-89, Rec. p. I-2283, point 18).

Sur le fond

88 Il y a lieu de rappeler les termes de l'article 12 du règlement intérieur de la Commission, dans la version en vigueur à l'époque des faits:

"Les actes adoptés par la Commission sont authentifiés, dans la ou les langues où ils font foi, par les signatures du président et du secrétaire exécutif.

Les textes de ces actes sont annexés au procès-verbal de la Commission où il est fait mention de leur adoption.

Le président notifie, en tant que de besoin, les actes adoptés par la Commission"

En ce qui concerne les différentes étapes de la procédure susmentionnée, le Tribunal estime que l'économie même de cette réglementation implique un ordre de déroulement, suivant lequel les actes sont d'abord, conformément au premier alinéa de la disposition, adoptés par le collège des membres de la Commission et font ensuite l'objet d'une authentification, avant d'être, le cas échéant, notifiés aux intéressés, en vertu du troisième alinéa de la disposition et, éventuellement, publiés au Journal officiel. Par conséquent, l'authentification d'un acte doit forcément précéder sa notification.

89 Cet ordre, qui résulte d'une interprétation littérale et systématique, est confirmé par la finalité de la disposition relative à l'authentification. En effet, ainsi que la Cour l'a jugé dans son arrêt du 15 juin 1994, précité, cette disposition est la conséquence de l'obligation incombant à la Commission de prendre les mesures aptes à permettre d'identifier avec certitude le texte complet des actes adoptés par le collège (point 73). La Cour a ajouté, dans ce même arrêt, que l'authentification a ainsi pour but d'assurer la sécurité juridique en figeant, dans les langues faisant foi, le texte adopté par le collège, afin que puisse être vérifiée, en cas de contestation, la correspondance parfaite des textes notifiés ou publiés avec le texte adopté et, par là même, avec la volonté de leur auteur (point 75). La Cour en a conclu que l'authentification constitue une forme substantielle au sens de l'article 173 du traité CEE (point 76).

90 En l'espèce, il y a lieu de constater que l'authentification de la décision attaquée a été effectuée après la notification de celle-ci. Par conséquent, il y a eu violation d'une forme substantielle au sens de l'article 173 du traité.

91 Il convient de préciser que cette violation est constituée par le seul non-respect de la forme substantielle en cause. Elle est, dès lors, indépendante de la question de savoir si les textes adoptés, notifiés et publiés présentent des divergences et, dans l'affirmative, si ces dernières revêtent ou non un caractère essentiel.

92 Indépendamment des considérations exposées ci-dessus, il y a lieu de rappeler que l'authentification a été effectuée en l'espèce après l'introduction du recours. Or, il est exclu que, après le dépôt de l'acte introductif d'instance, une institution puisse faire disparaître, par une simple mesure de régularisation rétroactive, un vice substantiel dont la décision attaquée est entachée. Cela est particulièrement vrai lorsqu'il s'agit, comme en l'espèce, d'une décision qui inflige à l'entreprise concernée une sanction pécuniaire. En effet, une régularisation effectuée après l'introduction du recours priverait ex post de tout fondement le moyen tiré d'une absence d'authentification préalable à la notification. Le Tribunal estime qu'une telle solution serait contraire, encore une fois, à la sécurité juridique et aux intérêts des justiciables frappés par une décision imposant une sanction. Par conséquent, il y a lieu de constater que le vice résultant de la violation d'une forme substantielle n'a pas été régularisé par l'authentification intervenue une année après l'introduction du recours.

93 Il résulte de tout ce qui précède que le moyen tiré de l'authentification irrégulière de l'acte adopté par la Commission doit être accueilli. Par conséquent, il y a lieu d'annuler la décision dans son ensemble, sans qu'il soit nécessaire de se prononcer sur les autres moyens soulevés par la requérante à l'appui de ses conclusions en annulation.

Sur les dépens

94 Aux termes de l'article 87, paragraphe 2, premier alinéa, du règlement de procédure, toute partie qui succombe est condamnée aux dépens, s'il est conclu en ce sens. La Commission ayant succombé dans l'essentiel de ses conclusions, il y a lieu de la condamner à supporter les dépens de l'instance, sans qu'il soit besoin de prendre en considération le désistement partiel de la requérante quant à ses conclusions visant à obtenir une déclaration d'inexistence de la décision.

Par ces motifs,

LE TRIBUNAL (première chambre élargie),

déclare et arrête:

1) La décision 91-300-CEE de la Commission, du 19 décembre 1990, relative à une procédure d'application de l'article 86 du traité CEE (IV-33133-D: Carbonate de soude - ICI), est annulée.

2) La Commission est condamnée aux dépens.