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Décisions

CJCE, 6e ch., 15 décembre 1994, n° C-195/91 P

COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

Bayer (AG)

Défendeur :

Commission des Communautés européennes

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président de chambre :

M. Schockweiler

Avocat général :

M. Gulmann

Juges :

MM. Mancini (rapporteur), Kakouris

Avocat :

Me Sedemund.

Comm. CE, du 13 déc. 1989

13 décembre 1989

LA COUR,

1 Par requête déposée au greffe de la Cour le 29 juillet 1991, la société de droit allemand Bayer AG (ci-après "Bayer") a, en vertu de l'article 49 du statut CEE de la Cour, formé un pourvoi contre l'arrêt du tribunal de première instance du 29 mai 1991, Bayer/Commission (T-12-90, Rec. p. II-219), en tant qu'il a rejeté son recours comme irrecevable et l'a condamnée aux dépens.

2 Il ressort des constatations faites par le tribunal dans son arrêt (points 1 à 7) que :

- Par décision 90-38-CEE, du 13 décembre 1989, relative à une procédure au titre de l'article 85 du traité CEE (IV-32.026 - Bayo-n-ox, JO 1990, L 21, p. 71, ci-après la "décision"), la Commission a constaté l'existence d'accords entre Bayer et ses clients obligeant ces derniers à lui acheter du "Bayo-n-ox Premix 10 %" pour couvrir leurs besoins propres dans leurs installations. La Commission, considérant que ces accords étaient constitutifs d'infractions à l'article 85 du traité CEE, a infligé à Bayer une amende de 500 000 écus sur le fondement de l'article 15, paragraphe 2, du règlement n° 17 du Conseil, du 6 février 1962, premier règlement d'application des articles 85 et 86 du traité (JO 1962, 13, p. 204).

- Cette décision a été adressée le 20 décembre 1989 à Bayer, par la voie postale, sous forme de lettre recommandée avec avis de réception postal, qui est parvenue au service du courrier de Bayer le 28 décembre 1989.

- L'enveloppe contenant cet envoi portait au recto, notamment, un cachet apposé en haut à gauche ainsi conçu "AR - RECOMMANDE Avec Accusé de réception - AANGETEKEND Met Ontvangstbewijs". Au verso de ladite enveloppe était collé, à chaque extrémité, un carton rouge détachable, intitulé "avis de réception/de paiement/d'inscription". Le carton a été détaché de l'enveloppe, en y laissant des traces visibles, lors de son traitement par le service du courrier de Bayer.

- Un fondé de pouvoir de Bayer, affecté au service du courrier, a inscrit sur ledit avis, dans la case "date et signature du destinataire", la date du 28 décembre 1989 et y a apposé sa signature. L'avis a ensuite été renvoyé à la Commission qui l'a bien reçu.

- Un préposé du service du courrier de Bayer a fait transmettre l'envoi de la Commission au service des brevets, sans ouvrir l'enveloppe ni mentionner sur celle-ci la date à laquelle elle était parvenue au service du courrier. Le service des brevets, après avoir apposé, au recto de l'enveloppe, un cachet à l'encre rouge indiquant "NICHT K-RP Patentabteilung" (non destiné au service des brevets), l'a renvoyée, par courrier interne, au service du courrier. Le 3 janvier 1990, un préposé du service du courrier de Bayer a ouvert l'enveloppe, au recto de laquelle il a apposé un cachet portant la date du même jour. Il a ensuite transmis l'enveloppe et son contenu au service juridique de Bayer.

- L'enveloppe en question contenait, notamment, le texte de la décision et un imprimé intitulé "Acknowledgement of receipt/Accusé de réception". Le secrétariat du service juridique de Bayer a apposé sur le texte de la décision un cachet mentionnant la date du 3 janvier 1990. Deux membres du service juridique ont, pour leur part, complété et signé l'imprimé "accusé de réception" en y indiquant la date du 3 janvier 1990. Ce formulaire a été ensuite renvoyé à la Commission.

- Le 15 janvier 1990, le service juridique de Bayer a adressé à Sir Leon Brittan, vice-président de la Commission, une lettre concernant la décision. Dans cette lettre, il était indiqué qu'elle avait été notifiée le 3 janvier 1990.

3 Devant le tribunal, Bayer a demandé, à titre principal, l'annulation de la décision de la Commission, à titre subsidiaire, l'annulation de l'amende infligée et, à titre plus subsidiaire encore, la réduction de celle-ci.

4 Par acte séparé, la Commission a soulevé devant le tribunal une exception d'irrecevabilité. Elle a fait valoir que le recours était tardif dès lors qu'il avait été déposé le 9 mars 1990, soit après l'expiration du délai de deux mois prévu à l'article 173 du traité CEE, augmenté du délai de distance de six jours figurant à l'article 1er, deuxième tiret, de l'annexe II du règlement de procédure. Le délai aurait en effet commencé à courir le lendemain du jour où l'intéressé aurait reçu notification de l'acte attaqué, à savoir le 29 décembre 1989, et serait venu à expiration le 6 mars 1990.

5 Bayer a présenté trois moyens à l'encontre de cette exception d'irrecevabilité. Le premier était tiré de la prétendue irrégularité de la notification de la décision, le deuxième de l'existence de circonstances de nature à rendre excusable son erreur sur le point de départ du délai de recours et, enfin, le troisième de l'existence d'un cas fortuit ou de force majeure au sens de l'article 42 du statut CEE de la Cour.

6 Le tribunal a rejeté ces trois moyens.

7 D'abord, en ce qui concerne le premier moyen, le tribunal a constaté, au point 19 de son arrêt, que les services de la Commission avaient envoyé la décision à Bayer par lettre recommandée avec avis de réception postal, qu'elle était parvenue, le 28 décembre 1989, dans des conditions régulières, au siège social de Bayer et que celle-ci était, à cette date, en mesure de prendre connaissance du contenu de la lettre et, partant, de la teneur de la décision. Le tribunal a ajouté, au point 20, que la présence de l'imprimé intitulé "Acknowledgement of receipt/Accusé de réception" dans l'enveloppe ne constituait, en aucun cas, une deuxième notification, distincte de celle qui avait été régulièrement effectuée par la voie postale.

8 Ensuite, pour écarter le moyen tiré de l'existence d'une erreur excusable dans le chef de Bayer, le tribunal a rappelé que, dans le domaine des délais de recours, qui, selon une jurisprudence constante, ne sont à la disposition ni du juge ni des parties et présentent un caractère d'ordre public, la notion d'erreur excusable doit être interprétée de façon restrictive et ne peut viser que des circonstances exceptionnelles dans lesquelles, notamment, l'institution concernée a adopté un comportement de nature, à lui seul ou dans une mesure déterminante, à provoquer une confusion admissible dans l'esprit d'un justiciable de bonne foi et faisant preuve de toute la diligence requise d'un opérateur normalement averti. A la lumière de ces considérations, le tribunal a estimé (points 31 à 40) que les circonstances invoquées par Bayer ne permettaient pas de conclure à l'existence d'une erreur excusable dans son chef.

9 Enfin, pour exclure l'existence d'un cas fortuit ou de force majeure, le tribunal a constaté, au point 45 de l'arrêt attaqué, que Bayer avait présenté, à l'appui de ce moyen, des arguments identiques à ceux invoqués à l'appui de celui tiré de l'existence d'une erreur excusable. Compte tenu de l'appréciation émise quant à ce dernier moyen, le tribunal a considéré que, a fortiori, les circonstances de l'espèce n'étaient pas constitutives d'un cas fortuit ou de force majeure, au sens de l'article 42 du statut CEE de la Cour.

10 Au vu de ces considérations, le tribunal a, par arrêt du 29 mai 1991, précité, rejeté le recours de Bayer comme irrecevable et l'a condamnée aux dépens.

Sur le pourvoi

11 Bayer avance quatre moyens à l'appui de son pourvoi.

Premier moyen

12 Pour la première fois à l'audience du 25 juin 1992, Bayer a soutenu, en se fondant sur des développements identiques à ceux contenus aux points 71 à 77 de l'arrêt du tribunal du 27 février 1992, BASF e.a./Commission (T-79-89, T-84-89, T-85-89, T-86-89, T-89-89, T-91-89, T-92-89, T-94-89, T-96-89, T-98-89, T-102-89 et T-104-89, Rec. p. II-315), que la décision de la Commission était inexistante. A cet égard, Bayer fait valoir que celle-ci n'existe pas en version originale et qu'elle n'a pas été authentifiée dans les conditions prévues par le règlement intérieur de la Commission en vigueur à l'époque des faits. Bayer ajoute que ce moyen nouveau, fondé sur des éléments de droit dont elle n'a eu connaissance qu'après le prononcé dudit arrêt, est recevable sur le fondement de l'article 42, paragraphe 2, du règlement de procédure de la Cour.

13 A cet égard, il convient de relever que, dans l'arrêt du 15 juin 1994, Commission/BASF e.a. (C-137-92 P, Rec. p. I-2555), la Cour a jugé que les vices constatés par le tribunal ne permettaient pas de conclure à l'inexistence de la décision en cause dans cette affaire. Pour les mêmes motifs cette conclusion s'impose également pour les prétendus vices de la décision attaquée en première instance.

14 De plus, dans l'hypothèse où les griefs de Bayer viseraient à obtenir l'annulation de la décision, ils ne pourraient être invoqués pour la première fois dans le cadre du pourvoi.

15 Il s'ensuit que ce premier moyen est irrecevable.

Deuxième moyen

16 Selon Bayer, le tribunal aurait méconnu un principe de "clarté des formes de la notification des actes faisant grief", résultant des principes de sécurité juridique et de confiance légitime, en rejetant les moyens tirés de trois violations de cette exigence de clarté qui auraient été commises par la Commission à l'occasion de la notification de la décision.

17 En premier lieu, la Commission aurait confondu deux procédures de notification différentes : la notification postale par lettre recommandée avec avis de réception postal, d'une part, et la notification contre restitution d'un imprimé intitulé "Acknowledgement of receipt/Accusé de réception", d'autre part.

18 En deuxième lieu, alors que, au cours de la procédure administrative préalable, toutes les missives avaient été envoyées par lettre recommandée avec avis de réception postal à Bayer, la décision litigieuse aurait été notifiée sous pli recommandé contenant un imprimé intitulé "Acknowledgement of receipt/Accusé de réception". Cette circonstance nouvelle aurait été à l'origine de la confusion dans le chef de Bayer.

19 En troisième lieu, la Commission n'aurait pas saisi diverses occasions qui lui avaient été données d'attirer l'attention de Bayer sur son erreur et aurait ainsi méconnu l'obligation de diligence qui lui incomberait en vertu du même principe de clarté des formes de la notification des actes faisant grief.

20 A cet égard, il y a lieu de constater que le tribunal a pu, sans méconnaître le droit communautaire, reconnaître que la décision a été régulièrement et valablement notifiée à Bayer.

21 D'abord, le tribunal a constaté que la décision attaquée en première instance avait été envoyée à Bayer par lettre recommandée avec avis de réception postal, laquelle constitue, selon une jurisprudence constante de la Cour, un mode de notification approprié. Dès lors que le pli contenant cette décision était parvenu au siège social de Bayer le 28 décembre 1989, le tribunal a pu considérer que Bayer était censée en avoir pris connaissance à cette date (point 19). Par ailleurs, ainsi que l'a observé le tribunal (point 20), la présence de l'imprimé "Acknowledgment of receipt/Accusé de réception" dans l'enveloppe était seulement destinée à garantir que la Commission disposait d'une date certaine à laquelle l'entreprise serait censée avoir pris connaissance de la décision, pour le cas où l'avis de réception postal ne lui serait pas retourné par l'administration des postes. Dans ces conditions, le tribunal a correctement constaté que la notification avait eu lieu de manière claire et non équivoque.

22 Ensuite, à supposer que Bayer ait pu croire que la décision lui serait notifiée par lettre recommandée avec avis de réception postal, le principe de confiance légitime ne peut avoir été violé, dès lors que la décision litigieuse a précisément été notifiée par cette voie et que, par ailleurs, l'avis de réception postal a été régulièrement retourné à la Commission. C'est donc à bon droit que le tribunal a relevé (point 36) que, si la requérante avait eu un comportement normalement diligent et si le fonctionnement de l'organisation interne de Bayer n'avait pas été défectueux, la présence de l'imprimé intitulé "Acknowledgement of receipt/Accusé de réception" n'aurait pas prêté à confusion dans le chef de Bayer.

23 Enfin, s'agissant de l'argument tiré de la prétendue méconnaissance par la Commission d'une obligation de diligence, le tribunal a observé à juste titre que, dans les circonstances de l'espèce, cette institution n'était pas tenue de vérifier la concordance des dates mentionnées sur l'avis de réception postal et sur l'imprimé intitulé "Acknowledgement of receipt/Accusé de réception" (point 39) et que l'on ne saurait raisonnablement exiger des services de la Commission qu'ils rectifient spontanément l'ensemble des erreurs de date figurant, à titre simplement incident, dans les courriers que leur adressent les différents opérateurs économiques (point 40).

24 Dès lors, le deuxième moyen, n'étant pas fondé, doit être rejeté.

Troisième moyen

25 Bayer estime que le tribunal aurait dû déclarer son recours recevable en reconnaissant le caractère excusable de son erreur quant au point de départ du délai et ne pas limiter l'application de cette notion aux seuls cas dans lesquels une institution a adopté un comportement de nature à provoquer une confusion excusable dans l'esprit du justiciable de bonne foi. En effet, une telle limitation serait en contradiction avec la jurisprudence de la Cour citée par le tribunal (arrêts du 18 octobre 1977, Schertzer/Parlement, 25-68 Rec. p. 1729, et du 5 avril 1979, Orlandi/Commission, 117-78, Rec. p. 1613), selon laquelle il suffirait de vérifier concrètement si l'erreur commise quant aux délais est excusable.

26 A cet égard, il convient de relever que le tribunal a constaté, au point 29, que la notion d'erreur excusable ne vise que des circonstances exceptionnelles dans lesquelles, "notamment", l'institution concernée a adopté un comportement de nature, à lui seul ou dans une mesure déterminée, à provoquer une confusion admissible dans l'esprit du justiciable. De l'utilisation de l'adverbe "notamment", il résulte que le tribunal, en ne limitant pas la notion d'erreur excusable, a fait une juste application de la jurisprudence citée.

27 Par ailleurs, Bayer n'est pas fondée à soutenir que le tribunal aurait violé le droit en écartant le caractère excusable de l'erreur de Bayer.

28 En effet, le tribunal a tout d'abord constaté (points 32 et 33) que quatre erreurs avaient été commises au sein de l'entreprise Bayer lors de la réception de la lettre recommandée. Le tribunal a ajouté (point 34) que, en présence de ces erreurs, le service juridique de Bayer était tenu, comme tout service normalement diligent, de rechercher de manière précise et attentive la date à laquelle le pli avait été initialement reçu, ce qu'il avait omis de faire. Le tribunal a correctement conclu (point 35) que Bayer ne saurait se prévaloir ni d'un fonctionnement défectueux de son organisation interne ni de la méconnaissance de ses propres directives internes pour tenter de démontrer le caractère excusable de l'erreur par elle commise.

29 Il s'ensuit que ce troisième moyen doit également être rejeté.

Quatrième moyen

30 Selon Bayer, le tribunal a méconnu l'article 42, second alinéa, du statut CEE de la Cour, aux termes duquel aucune déchéance tirée de l'expiration des délais ne peut être opposée lorsque l'intéressé établit l'existence d'un cas fortuit ou de force majeure. Ces deux notions seraient distinctes et désigneraient des événements contraignants, pour l'une, étrangers à l'intéressé et, pour l'autre, en rapport avec lui. En l'espèce, la faute commise par le service du courrier serait en rapport avec Bayer et constituerait un cas fortuit. Par conséquent, le tribunal n'aurait pas dû fonder sa décision sur des arrêts de la Cour qui concernent des cas de force majeure.

31 A cet égard, il y a lieu de relever que le tribunal, pour motiver le rejet du moyen tiré de l'article 42, second alinéa, du statut, a, d'abord, rappelé les conditions requises pour pouvoir conclure à un cas fortuit ou de force majeure. Selon une jurisprudence constante de la Cour, il doit s'agir de difficultés anormales, indépendantes de la volonté de la requérante et apparaissant inévitables, alors même que toutes les diligences auraient été mises en œuvre (point 44). Ensuite, il a considéré que, dès lors que les circonstances invoquées par Bayer ne constituaient pas une erreur excusable, elles ne pouvaient, a fortiori, être considérées comme satisfaisant à ces conditions (point 45).

32 Il résulte de ce qui précède que les notions de force majeure et de cas fortuit comportent un élément objectif, relatif aux circonstances anormales et étrangères à l'opérateur, et un élément subjectif tenant à l'obligation, pour l'intéressé, de se prémunir contre les conséquences de l'événement anormal en prenant des mesures appropriées sans consentir des sacrifices excessifs. En particulier, l'opérateur doit surveiller soigneusement le déroulement de la procédure entamée et, notamment, faire preuve de diligence afin de respecter les délais prévus.

33 A cet égard, il suffit de constater que le dysfonctionnement des services de Bayer, relevé par le tribunal aux points 34 et 35 de l'arrêt, est dû à des fautes commises par ses salariés. Dans ces conditions, et sans qu'il soit nécessaire d'examiner si la notion de cas fortuit se différencie effectivement de celle de force majeure, il y a lieu de constater que Bayer ne saurait reprocher au tribunal de ne pas avoir conclu à l'existence d'un tel cas fortuit ou de force majeure.

34 Le moyen tiré de la méconnaissance, par le tribunal, de l'article 42, second alinéa, du statut, doit être également rejeté.

35 Aucun moyen invoqué par Bayer n'ayant pu être retenu, il y a lieu de rejeter le pourvoi dans son ensemble.

Sur les dépens

36 Aux termes de l'article 69, paragraphe 2, du règlement de procédure applicable à la procédure de pourvoi en vertu de l'article 118, toute partie qui succombe est condamnée aux dépens, s'il est conclu en ce sens. La partie requérante ayant succombé en ses moyens, il y a lieu de la condamner aux dépens de la présente instance.

Par ces motifs,

LA COUR (sixième chambre),

déclare et arrête :

1) Le pourvoi est rejeté.

2) La requérante est condamnée aux dépens.