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Décisions

CJCE, 6e ch., 9 juin 1994, n° C-153/93

COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

Allemagne

Défendeur :

Delta Schiffahrts und Speditionsgesellschaft

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président de chambre :

M. Mancini

Avocat général :

M. Darmon.

Juges :

MM. Diez de Velasco, Kakouris, Schockweiler (rapporteur), Kapteyn

CJCE n° C-153/93

9 juin 1994

LA COUR,

1 Par ordonnance du 4 mars 1993, parvenue à la Cour le 13 avril suivant, le Landgericht Duisburg a posé, en vertu de l'article 177 du traité CEE, une question préjudicielle portant sur l'interprétation des articles 85 et 5, deuxième alinéa, du même traité, en vue de lui permettre de se prononcer sur la compatibilité avec ces dispositions de la procédure obligatoire d'approbation prévue par le droit allemand pour les tarifs du trafic fluvial commercial.

2 Cette question a été soulevée dans le cadre d'un litige opposant la République fédérale d'Allemagne, représentée par la Wasser- und Schiffahrtsdirektion West (direction des fleuves et de la navigation ouest), à la Delta Schiffahrts- und Speditionsgesellschaft mbH (ci-après "Delta") et concernant une action introduite par l'État allemand contre Delta en vue du paiement de la différence entre le tarif de transport arrêté par le ministre fédéral des Transports et le prix effectivement facturé à Delta par un transporteur.

3 En République fédérale d'Allemagne, le trafic fluvial commercial est régi par le Binnenschiffsverkehrsgesetz (loi relative au trafic fluvial commercial, ci-après le "BinnSchVG") qui vise notamment, d'après l'article 33, à assurer une répartition des tâches économiquement judicieuse entre les modes de transport par le biais de prix conformes au marché et d'une concurrence loyale entre les modes de transport.

4 Les tarifs sont fixés par des commissions de fret en fonction de certains facteurs prévus par la loi. Les commissions de fret sont composées de deux groupes, comportant le même nombre de représentants de la navigation et des affréteurs, désignés par l'autorité de contrôle sur proposition des associations professionnelles concernées (article 25 du BinnSchVG).

5 La loi prévoit que, dans le cas où le groupe de la navigation et le groupe des affréteurs ne peuvent pas s'entendre sur une rémunération déterminée au sein des commissions de fret, des commissions élargies délibèrent sur cette rémunération. Les commissions élargies comprennent le groupe du trafic fluvial, le groupe des affréteurs, un président indépendant et deux assesseurs indépendants désignés, l'un, par le groupe du trafic fluvial, l'autre, par le groupe des affréteurs. Le président, les deux assesseurs, le groupe de la navigation et le groupe des affréteurs disposent chacun d'une voix (articles 25 et 27b du BinnSchVG).

6 La loi précise que les membres des commissions de fret et des commissions élargies siègent à titre honorifique et ne sont pas liés par des ordres ou des instructions (article 25 du BinnSchVG).

7 Les décisions des commissions doivent être homologuées par le ministre fédéral des Transports. Les décisions homologuées des commissions sont promulguées par le ministre sous la forme d'arrêtés et s'imposent aux entreprises. Le ministre fédéral des Transports peut fixer lui-même les tarifs en se substituant aux commissions, lorsque des raisons d'intérêt général l'exigent (Articles 28, 29, 30 et 31 du BinnSchVG).

8 Si le prix de transport facturé est inférieur au tarif, ce dernier est dû. Si les parties au contrat arrêtent, en connaissance de cause ou par méconnaissance grossière, une rémunération différente du tarif, la différence devra être versée au Bund. Le montant sera perçu par la Wasser- und Schiffahrtsdirektion West (article 31 du BinnSchVG).

9 Delta ayant fait effectuer un transport à un prix inférieur au tarif, la Wasser- und Schiffahrtsdirektion West l'a assignée en justice en vue d'obtenir le paiement de la différence entre le prix convenu avec le transporteur et le tarif.

10 C'est dans le cadre de ce litige que le Landgericht Duisburg a sursis à statuer pour poser à la Cour de justice la question préjudicielle suivante: "La procédure légale de fixation des tarifs applicable en République fédérale d'Allemagne en vertu des articles 21 et suivants de la Binnenschiffsverkehrsgesetz est-elle compatible avec l'article 85, paragraphe 1, et l'article 5, deuxième alinéa, du traité CEE ou bien la fixation des tarifs conformément aux dispositions précitées est-elle nulle de plein droit du fait de la violation des dispositions de l'article 85, paragraphe 1, et de l'article 5, deuxième alinéa, du traité CEE, par application de l'article 85, paragraphe 2, du traité CEE?"

11 A titre liminaire, il convient de relever que, s'il n'appartient pas à la Cour de se prononcer, dans le cadre d'une procédure introduite en vertu de l'article 177 du traité, sur la compatibilité de normes de droit interne avec les dispositions de droit communautaire, elle est cependant compétente pour fournir à la juridiction nationale tous les éléments d'interprétation relevant du droit communautaire qui permettent à celle-ci d'apprécier la compatibilité de ces normes avec la réglementation communautaire.

12 Il y a lieu de préciser ensuite que les règles de concurrence du traité, et en particulier celles des articles 85 et 90, s'appliquent au secteur des transports (voir, en dernier lieu, arrêt du 17 novembre 1993, Reiff, C-185-91, Rec. p. I-5801, ci-après l'"arrêt Reiff", point 12).

13 Dans ces conditions, la question posée par le Landgericht Duisburg doit être comprise, en substance, comme visant à savoir si les articles 3, sous f), 5, deuxième alinéa, et 85 du traité s'opposent à ce qu'une réglementation d'un État membre prévoie que les tarifs du trafic fluvial commercial sont fixés par des commissions de fret et rendus obligatoires pour tous les opérateurs économiques après approbation par l'autorité publique, dans des conditions telles que celles prévues par le BinnSchVG.

14 Il convient de rappeler que, par lui-même, l'article 85 du traité concerne uniquement le comportement des entreprises et ne vise pas des mesures législatives ou réglementaires émanant des États membres. Il résulte cependant d'une jurisprudence constante que l'article 85, lu en combinaison avec l'article 5 du traité, impose aux États membres de ne pas prendre ou maintenir en vigueur des mesures, même de nature législative ou réglementaire, susceptibles d'éliminer l'effet utile des règles de concurrence applicables aux entreprises. Tel est le cas, en vertu de cette jurisprudence, lorsqu'un État membre soit impose ou favorise la conclusion d'ententes contraires à l'article 85 ou renforce les effets de telles ententes, soit retire à sa propre réglementation son caractère étatique en déléguant à des opérateurs privés la responsabilité de prendre des décisions d'intervention d'intérêt économique(voir arrêt du 21 septembre 1988, Van Eycke, 267-86, Rec. p. 4769, point 16, et arrêt Reiff, point 14).

15 A cet égard, il y a lieu de rappeler que, dans l'arrêt Reiff (point 15), la Cour, saisie d'une question similaire à propos de la fixation des tarifs des transports routiers de marchandises à grande distance, a jugé que, afin de donner une réponse utile à la juridiction nationale, il convient d'examiner, en premier lieu, si une réglementation du type de celle en cause dans l'affaire au principal permet de conclure à l'existence d'une entente au sens de l'article 85 du traité.

16 S'agissant d'une réglementation telle que le BinnSchVG, il importe de relever d'abord que les membres des commissions de fret, tout en n'étant pas qualifiés d'experts tarifaires, contrairement à ceux des commissions tarifaires instituées par la loi sur les transports routiers de marchandises en cause dans l'arrêt Reiff, siègent à titre honorifique et ne sont pas liés par des ordres ou des instructions. En ce qui concerne les commissions de fret élargies, le BinnSchVG souligne, expressément, le rôle indépendant du président et des deux assesseurs disposant de trois voix sur cinq.

17 Il convient de noter ensuite que le BinnSchVG ne permet pas aux commissions de fret de fixer les tarifs en fonction des seuls intérêts des transporteurs et des affréteurs, mais leur impose, en son article 21, de tenir compte des intérêts du secteur agricole et des moyennes entreprises ou des zones économiquement faibles et mal desservies par les transports.

18 Il résulte des considérations qui précèdent que, dans un régime de fixation des tarifs tel que celui instauré par le BinnSchVG, les membres des commissions de fret, quoique désignés par l'autorité publique sur proposition des associations professionnelles concernées, ne sauraient être considérés comme des représentants de celles-ci, appelés à négocier et à conclure des accords sur les prix.

19 Il convient de rechercher, en second lieu, ainsi que la Cour l'a dit dans l'arrêt Reiff (point 20), si les pouvoirs publics n'ont pas délégué leurs compétences, en matière de fixation des tarifs, à des opérateurs économiques privés.

20 A cet égard, il y a lieu de constater que le BinnSchVG, tout comme la loi relative aux transports routiers de marchandises, vise, d'après l'article 33, à réaliser un service de transport optimal et confère au gouvernement fédéral la mission de rapprocher les conditions de concurrence des modes de transport et d'assurer une répartition des tâches économiquement judicieuse entre ces derniers. A cet effet, la loi charge expressément le ministre fédéral des Transports d'harmoniser les prestations et les prix pour éviter une concurrence déloyale.

21 Pour remplir cette mission, le ministre fédéral des Transports a le pouvoir d'établir les commissions de fret et les commissions élargies qui sont soumises à son contrôle. Même si, à l'opposé de ce qui est prévu par la loi sur les transports routiers de marchandises, le ministre des Transports n'a pas le droit de participer aux commissions de fret, il peut fixer lui-même les tarifs en substituant sa décision à celle des commissions, si les tarifs décidés par celles-ci ne sont pas conformes à l'intérêt général auquel il lui appartient de veiller de par ses fonctions.

22 Il résulte des considérations qui précèdent que, dans un régime de fixation des tarifs du trafic commercial fluvial tel que celui instauré par le BinnSchVG, les pouvoirs publics n'ont pas délégué leurs compétences en matière de fixation des tarifs à des opérateurs économiques privés.

23 Il y a dès lors lieu de répondre à la question posée que les articles 3, sous f), 5, deuxième alinéa, et 85 du traité ne s'opposent pas à ce qu'une réglementation d'un État membre prévoie que les tarifs du trafic fluvial commercial sont fixés par des commissions de fret et rendus obligatoires pour tous les opérateurs économiques après approbation par l'autorité publique, si les membres de ces commissions, quoique désignés par les pouvoirs publics sur proposition des milieux professionnels intéressés, ne constituent pas des représentants de ces derniers appelés à négocier et à conclure un accord sur les prix, mais sont chargés de fixer les tarifs de façon indépendante et en fonction de considérations d'intérêt général et si les pouvoirs publics n'abandonnent pas leurs prérogatives en veillant à ce que les commissions fixent les tarifs en fonction de considérations d'intérêt général et en substituant, si besoin est, leur propre décision à celle de ces commissions.

Sur les dépens

24 Les frais exposés par les gouvernements allemand et du Royaume-Uni, ainsi que par la Commission des Communautés européennes, qui ont soumis des observations à la Cour, ne peuvent faire l'objet d'un remboursement. La procédure revêtant, à l'égard des parties au principal, le caractère d'un incident soulevé devant la juridiction nationale, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens.

Par ces motifs,

LA COUR (sixième chambre), statuant sur la question à elle soumise par le Landgericht Duisburg, par ordonnance du 4 mars 1993, dit pour droit:

Les articles 3, sous f), 5, deuxième alinéa, et 85 du traité CEE ne s'opposent pas à ce qu'une réglementation d'un État membre prévoie que les tarifs du trafic fluvial commercial sont fixés par des commissions de fret (voir point 23) et rendus obligatoires pour tous les opérateurs économiques après approbation par l'autorité publique, si les membres de ces commissions, quoique désignés par les pouvoirs publics sur proposition des milieux professionnels intéressés, ne constituent pas des représentants de ces derniers appelés à négocier et à conclure un accord sur les prix, mais sont chargés de fixer les tarifs de façon indépendante et en fonction de considérations d'intérêt général et si les pouvoirs publics n'abandonnent pas leurs prérogatives en veillant à ce que les commissions fixent les tarifs en fonction de considérations d'intérêt général et en substituant, si besoin est, leur propre décision à celle de ces commissions.