CA Douai, 2e ch., 22 mars 1994, n° 92-04964
DOUAI
Arrêt
Confirmation
PARTIES
Demandeur :
Normil Choteau (SA)
Défendeur :
Styczynski-Kasperek (Époux)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Vandewyhaeghe
Conseillers :
Mmes Laplane, Rossignol
Avoués :
SCP Le Marc'Hadour-Pouille Groulez, SCP Levasseur, Associés
Avocats :
Mes Letartre, Fenaert.
Attendu que par jugement en date du 30 avril 1992 le Tribunal de commerce de Lille a :
- débouté la société Normil Choteau de sa demande en paiement dirigée contre les époux Styczynski ;
- ordonné aux époux Styczynski la restitution du matériel de la société Normil Choteau en leur possession ;
- condamné les époux Styczynski à régler à la société Normil Choteau la somme de 13 193,59 F ;
- condamné la société Normil Choteau à la somme de 3 000 F en application des dispositions de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile ;
- partagé les dépens par moitié ;
Attendu que le 6 juillet 1992 la société Normil Choteau a interjeté appel de ce jugement ;
Qu'aux termes de conclusions déposées le 29 octobre 1992 elle demande à la Cour de l'infirmer et :
- de constater qu'en application des dispositions transitoires du règlement d'exemption 1984/83, l'accord conclu avec les époux Styczynski bénéficie du régime de l'exemption par catégorie prévue par ce règlement ;
- subsidiairement, de dire que " les conditions d'application de l'article 85 paragraphe 1 ne sont pas réunies " ;
- en conséquence, de condamner solidairement Cazary Pawel Styczynski et son épouse née Edwige Kasperek au paiement de la somme de 142 840,81 F augmentée des intérêts calculés à compter du jour de l'assignation devant le Tribunal de commerce de Lille ;
- très subsidiairement, " de saisir la Cour de justice des Communautés européennes d'une demande préjudicielle au titre de l'article 177 du Traité " ;
Qu'elle expose à l'appui de son recours :
- qu'à l'occasion de l'acquisition qu'ils ont faite du fonds de commerce de débits de boissons sis à Roubaix, 208 bis rue de Lannoy, à l'enseigne " Le Breda " les époux Styczynski Kasparek ont obtenu son cautionnement pour la garantie d'un prêt que leur a consenti le Crédit du Nord ;
- que comme condition essentielle, déterminante à ce cautionnement, les époux Styczynski Kasparek se sont engagés : " à prendre en exclusivité auprès des Etablissements Choteau Normil ou à tout fournisseur à désigner par eux et sans interruption, toutes les bières en fûts et en bouteilles nécessaires à leur commerce, et ce, pendant neuf années entières et consécutives à compter du 18 août 1993 (date de l'acte d'exclusivité) jusqu'à ce qu'un minimum de 1 350 hectolitres de bières livrées soit atteint pendant la durée du contrat de bière ainsi que les vins, liqueurs, boissons hygiéniques et eaux minérales " ;
- que les époux Styczynski Kasparek ont cesser de s'approvisionner auprès de la société Normil Choteau depuis le 9 janvier 1991 et, n'ont pas repris leurs approvisionnements ;
- que le non-respect de la clause d'approvisionnement exclusif a été constatée par procès-verbal de Maître Baudry, huissier de justice à Lille, en date du 18 avril 1991 qui a relevé les déclarations de la dame Styczynski lui précisant que son mari et elle-même ne se fournissaient plus chez Normil Choteau mais auprès des caves Gambrinus représentant la Brasserie Interbrew ;
- qu'en contrevenant à la clause d'approvisionnement exclusif, les époux Styczynski se sont exposés au paiement des dommages et intérêts stipulés à l'acte de cession calculés forfaitairement à 20 % lors de la dernière facturation et multiplié par le nombre d'hectolitres restant à débiter en vertu de l'engagement, soit 673,95 hectolitres à multiplier par 20 % du prix de 811 F = 109 314 F HT ou 129 647,22 F TTC, outre une somme de 13 193,59 F représentant la contre-valeur du matériel en leur possession ;
- que par le jugement entrepris le Tribunal de commerce de Lille l'a déboutée de ses demandes sauf pour celle relative à la restitution du matériel ;
Qu'elle fait valoir :
1°) qu'elle peut prétendre au bénéfice des dispositions transitoires prévues au règlement communautaire d'exemption n° 1984/83 car en application de l'article 15 paragraphe 2 de ce règlement l'interdiction énoncée à l'article 85 paragraphe 1 du Traité ne s'applique pas pendant la période du 1er juillet 1983 (date d'entrée en vigueur du règlement précité) au 31 décembre 1988 aux accords des catégories visées à l'article 6 du règlement 1984/83 déjà en vigueur au 1er juillet 1983 ou qui entrent en vigueur entre le 1er juillet 1983 et le 31 décembre 1983 et qui remplissent les conditions d'exemption prévues par le règlement n° 67/67 CEE ; qu'en l'espèce, d'une part leur accord date du 18 août 1983 et d'autre part, il remplit les conditions d'exemption prévues par le règlement n° 67/67 en ce qu'il ne comporte aucune obligation qui pourrait l'exclure du champ d'application du règlement d'exemption n° 67/67 qui ne prévoyait aucune limitation de durée pour les accords d'achat exclusif ;
Que pour bénéficier de l'exemption par catégorie au-delà du 1er janvier 1989 et jusqu'à la date d'expiration des contrats, les entreprises signataires des accords de fourniture de bières, restaient libres de choisir les modalités d'adaptation, soit qu'elles procèdent à la conclusion d'un nouvel accord, soit que par un acte unilatéral, elles libèrent leurs co-contractants de toutes les obligations faisant obstacle à l'exemption par catégorie après le 1er janvier 1989 ; qu'en l'espèce, elle a restreint l'accord d'achat exclusif aux seules bières et qu'ainsi l'accord passé avec les époux Styczynski peut en application de l'article 6 du règlement n° 1984/83 avoir une durée de dix ans;
2°) sur la portée du règlement d'exemption n° 1984/83 pour le cas où la Cour considérerait qu'elle n'avait pas en pratique libéré les époux Styczynski de leur obligation d'achat exclusif des autres boissons que la bière, qu'en fait l'article 6 du règlement n° 1984/83 ne peut affecter leur accord, car les époux ne démontrent pas, pour obtenir sa nullité, que la convention litigieuse est susceptible d'affecter le commerce entre Etats membres et a pour objet ou pour effet d'empêcher, de restreindre ou de fausser le jeu de la concurrence à l'intérieur du marché commun ; que tel n'est pas le cas pour un contrat de fourniture de bière conclu entre la société Normil Choteau et ses contractants portant sur un débit de boissons de taille moyenne à Roubaix ;
Attendu que le 22 avril 1993, les époux Styczynski Kasperek ont déposé des conclusions pour demander à la Cour :
- à titre principal : de confirmer la décision prononcer par le Tribunal de commerce de Lille le 30 avril 1992 en toutes ses dispositions ;
- subsidiairement : de dire que la clause indemnitaire insérée dans l'acte de cession s'analyse en une clause pénale, de dire conformément aux dispositions de l'article 1152 du Code civil qu'elle est manifestement excessive et en conséquence de la réduire dans de justes proportions ;
- en toute hypothèse : de condamner la société Normil Choteau au paiement de la somme de 5 000 F sur le fondement de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile ;
Qu'ils précisent quant à leur propre version des faits :
- qu'étant liés par convention du 18 août 1983 avec la société Normil Choteau, en septembre 1990, ils ont été sollicités par la société Kanterbrau pour un nouvel accord de fourniture de bières sur une durée de deux ans ;
- que dans la mesure où l'entrepositaire, grossiste désigné à cet accord, était la société Normil Choteau, ils n'ont pas considéré que ce nouveau contrat portait atteinte à l'engagement qu'ils avaient pris le 18 août 1983 et ont simplement pensé que le premier contrat étant arrivé à son terme, une nouvelle proposition, au bénéfice du même entrepositaire, leur était formulée ;
- que dans ces conditions, le 2 janvier 1991, ils ont signé un nouvel accord de fourniture de bières pour une durée de deux années au bénéfice de l'entrepositaire Normil Choteau, mais que ce contrat ne leur a jamais été retourné dûment ratifié par le fournisseur ;
- dès lors, qu'ils ont alors mis en concurrence d'autres brasseries en toute bonne foi, pour finalement contracter un nouvel engagement auprès des Caves Cambrinus et que depuis le 9 janvier 1991, ils ont cessé de s'approvisionner auprès de la société Normil Choteau ;
Qu'ils font valoir :
1°) sur l'application des dispositions transitoires du règlement d'exemption n° 1984/83 :
- qu'il n'est contesté par aucune partie que ce règlement était applicable à la date à laquelle le contrat avait été rompu, soit le 9 janvier 1991 ;
- qu'à compter du 1er janvier 1989, les accords de fourniture de bières en cours devaient être adaptés aux nouvelles dispositions réglementaires ;
- que la société Normil Choteau ne peut prétendre avoir dégagé les époux Styczynski depuis 1989 de leur obligation contractuelle de se fournir en exclusivité auprès d'elle pour toutes boissons pendant une durée de neuf ans ;
2°) sur la validité de la clause d'approvisionnement exclusif qui leur est opposée:
- que l'article 85 du Traité instituant une communauté économique européenne a posé le principe de la prohibition et de la nullité de tous accords entre entreprises et de toutes pratiques susceptibles d'affecter le commerce entre Etats et qui ont pour objet ou pour effet d'empêcher, de restreindre ou de fausser le jeu de la concurrence à l'intérieur du Marché Commun ;
- que le règlement 1984/83 du 22 juin 1983 a instauré en ce qui concerne les contrats de bières et boissons une exemption catégorielle (article 6), dans certaines limites (article 8) ;
- qu'il ne peut être contesté que l'accord passé ne pouvait bénéficier de l'exemption catégorielle de l'article 6 du règlement 1984/83 et que la prohibition de l'article 6 du règlement 1984/83 s'applique aux accords et qu'en conséquence, à juste titre, le Tribunal de commerce de Lille a pu, sans prononcer la nullité de la convention du 18 août 1983 en limiter l'application à une durée maximale de cinq ans ;
Attendu qu'en cause d'appel les positions des parties demeurent les mêmes qu'en première instance ; qu'en particulier la société Normil Choteau persiste à soutenir qu'une clause d'exclusivité de fourniture de bières et autres boissons que les époux Styczynski avaient souscrite le 18 avril 1983 était toujours compatible et valable au regard de la réglementation européenne le 2 janvier 1991, date à laquelle les époux Styczynski ont cessé de la respecter, et que partant elle est fondée à leur réclamer les indemnités contractuellement prévues pour rupture injustifiée ;
Attendu qu'il n'a été produit à l'occasion de l'appel aucun élément nouveau qui n'ait été connu de la juridiction du premier degré ; que celle-ci, par des motifs pertinents que la Cour adopte, a procéder à une saine appréciation des faits et circonstances de la cause notamment en relevant :
I- Quant aux faits :
- qu'à la date du 18 août 1983, les époux Styczynski se sont portés acquéreurs d'un fonds de commerce de débit de boissons - Le Breda - sis à Lille, 208 bis rue de Lannoy et qu'à cet effet ils ont eu recours à un prêt de 110 000 F consenti par le Crédit du Nord ;
- que la société Normil Choteau s'est portée caution et qu'en contrepartie, les époux Styczynski se sont engagés à prendre en exclusivité auprès des établissements Choteau Normil ou de tout fournisseur par eux désignés " toutes les bières en fûts et en bouteilles nécessaires à leur commerce, et ce pendant neuf années entières et consécutives...jusqu'à ce qu'un minimum de 1350 hectolitres de bières livrées soit atteint pendant la durée du contrat de bières, ainsi que les vins, liqueurs, boissons hygiéniques et eaux minérales " ;
- qu'à compter du 9 janvier 1992, les époux Styczynski ont cessé de s'approvisionner auprès de la société Normil Choteau ;
II- Sur la validité de cette clause au regard des dispositions du droit de la Communauté européenne, pour estimer que cette clause avait cessé d'être applicable à la date à laquelle les époux Styczynski ont cessé de s'approvisionner auprès de la société Normil Choteau :
- que l'article 85 du Traité instituant la Communauté européenne pose le principe de la prohibition et de la nullité de tous accords entre entreprises et de toute pratique concertée qui sont susceptible d'affecter le commerce entre Etats membres et qui ont pour objet ou pour effet d'empêcher, de restreindre ou de fausser le jeu de la concurrence à l'intérieur du marché commun (articles 15-1 et 2) ;
- que l'article 6 du règlement n° 1985/82 du 22 juin 1983 entré en vigueur le 1er juillet 1983 prévoit en son article 6 une exemption pour les accords de fournitures de bières, lorsque l'une des parties, " le revendeur s'engage vis-à-vis de l'autre, le fournisseur, en contrepartie de l'octroi d'avantages économiques ou financiers, à n'acheter qu'à celui-ci, à une entreprise liée à lui ou à une entreprise tierce qu'il a chargé de la distribution de ses produits, dans le but de la revente dans un débit de boissons désigné dans l'accord, certaines bières ou certaines bières et boissons spécifiées à l'accord " ;
- que toutefois cet article 6 n'est pas applicable lorsque l'accord est conclu pour une durée indéterminée ou une durée supérieure à cinq ans dans la mesure où l'obligation d'achat exclusif concerne certaines bières et certaines autres boissons (article 8 du règlement n° 1984/83 du 22 juin 1983) ;
- que la convention litigieuse passée entre les époux Styczynski et la société Normil Choteau relative à la fourniture de bières mais aussi de vins, liqueurs, boissons hygiéniques et eaux minérales n'avait, en application du droit communautaire qu'une validité limitée à cinq ans et partant n'avait plus de force obligatoire entre les parties au 1er janvier 1991, date à laquelle les époux Styczynski ont contracté avec d'autres fournisseurs ;
Qu'il suffit d'ajouter à la motivation des premiers juges :
1°) que contrairement à ce qui est porté dans ses écritures et à ce qu'elle a fait plaider, la société Normil Choteau n'avait nullement limité l'accord de fourniture aux seules bières ; qu'en tout cas, dans sa lettre du 13 février 1991 aux époux Styczynski elle leur rappelle leur obligation de se fournir en exclusivité pour toutes les bières ... ainsi que pour les autres boissons pour une durée de neuf années ;
2°) qu'en édictant son règlement n° 1984/83 du 22 juin 1983, la Commission des Communautés européennes considérait que les accords d'achat exclusif auxquels ne participent que des entreprises d'un même Etat membre et qui concernent la revente de produits à l'intérieur de cet Etat membre pouvaient également être visés par l'interdiction générale énoncée à l'article 85-1 du Traité; que ce règlement pouvait donc s'appliquer entre deux parties relevant d'un même Etat membre de la communauté;
Attendu qu'il s'en suit qu'il convient de confirmer le jugement entrepris en toutes ses dispositions ;
Attendu que l'appel se révèle non fondé ; qu'il y a lieu de condamner son auteur à payer aux époux Styczynski une indemnité complémentaire de 5 000 F sur le fondement de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile, les circonstances de la cause faisant apparaître qu'il serait inéquitable de laisser à la partie intimée la charge intégrale des frais qu'elle a exposés à l'occasion de la présente procédure et qui ne seraient pas compris dans les dépens ;
Par ces motifs, Reçoit la société Normil Choteau en son appel. Le dit non fondé. Confirme la décision entreprise en toutes ses dispositions. Condamne la société Normil Choteau à payer aux époux Styczynski une indemnité complémentaire de 5 000 F sur le fondement de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile. La condamne aux dépens de l'appel. Autorise la SCP Levasseur et associés, avoués à la Cour, à recouvrer les dépens d'appel en application de l'article 699 du nouveau Code de procédure civile.