CJCE, 9 mars 1994, n° C-188/92
COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
TWD Textilwerke Deggendorf (GmbH)
Défendeur :
Bundesminister für Wirtschaft
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Due
Présidents de chambre :
MM. Moitinho de Almeida, Diez de Velasco
Avocat général :
M. Jacobs
Juges :
MM. Kakouris, Joliet, Schockweiler, Rodriguez Iglesias (rapporteur), Grévisse, Zuleeg, Kapteyn, Murray
Avocat :
Me Forstner.
LA COUR,
1 Par ordonnance du 18 mars 1992, parvenue à la Cour le 12 mai suivant, l'Oberverwaltungsgericht für das Land Nordrhein-Westfalen a posé, en vertu de l'article 177 du traité CEE, deux questions préjudicielles sur le caractère définitif de la décision 86-509-CEE de la Commission, du 21 mai 1986, relative aux aides accordées par la République fédérale d'Allemagne et par le Land de Bavière à un fabricant de fils de polyamide et de polyester installé à Deggendorf (JO L 300, p. 34), à l'égard du bénéficiaire des aides y visées, après l'expiration du délai imparti par l'article 173, troisième alinéa, du traité CEE pour la formation d'un recours, ainsi que sur la validité de cette même décision.
2 Ces questions ont été soulevées dans le cadre d'un litige opposant l'entreprise allemande TWD Textilwerke Deggendorf GmbH (ci-après la "société TWD") au ministère allemand de l'Economie. Cette entreprise, producteur de fils de polyamide et de polyester, a reçu de 1981 à 1983 de la République fédérale d'Allemagne, au titre du régime commun d'aides régionales du gouvernement fédéral et des Lander et du régime bavarois d'aides régionales, des subventions dont une subvention de 6,12 millions de DM. Cette subvention a été octroyée en vertu des attestations délivrées par décisions du ministre fédéral de l'Economie prises au titre de l'article 2 de la loi allemande relative aux primes à l'investissement.
3 La République fédérale d'Allemagne n'ayant notifié aucune de ces mesures à la Commission, celle-ci a, en 1985, engagé la procédure de l'article 93, paragraphe 2, premier alinéa, du traité CEE, à l'issue de laquelle elle a adopté la décision 86-509, précitée. Par cette décision, adressée à la République fédérale d'Allemagne, la Commission a déclaré que les aides accordées à un fabricant de fils de polyamide et de polyester installé à Deggendorf - en l'occurrence, la société TWD - avaient été octroyées en violation des dispositions de l'article 93, paragraphe 3, du traité et étaient dès lors illicites. Elle a déclaré que ces aides étaient également incompatibles avec le Marché commun en vertu de l'article 92 du traité CEE. Elle a dès lors demandé à la République fédérale d'Allemagne de réclamer la restitution des aides.
4 Par lettre du 1er septembre 1986, le ministre fédéral de l'Economie a transmis, pour information, à la société TWD une copie de la décision 86-509, en lui indiquant qu'elle pouvait former contre cette décision un recours en vertu de l'article 173 du traité. Ni la République fédérale d'Allemagne ni la société TWD n'ont attaqué la décision devant la Cour de justice.
5 Par décision du 19 mars 1987, le ministre fédéral de l'Economie a retiré les attestations délivrées au titre de l'article 2 de la loi relative aux primes à l'investissement, qui constituaient la base juridique des subventions fédérales, au motif qu'elles étaient illégales et qu'elles devaient être restituées, conformément à la décision de la Commission.
6 Le 16 avril 1987, la société TWD s'est pourvue contre cette décision devant le Verwaltungsgericht Koln qui a rejeté son recours par jugement du 21 décembre 1989.
7 La société a fait appel de ce jugement devant l'Oberverwaltungsgericht für das Land Nordrhein-Westfalen le 21 février 1990. La société a soutenu, notamment, que les primes à l'investissement obtenues de 1981 à 1983 étaient partiellement compatibles avec le Marché commun, de sorte que la décision 86-509 de la Commission était, du moins en partie, illégale. De l'avis de la société, l'illégalité de la décision pouvait être invoquée même après l'expiration du délai prévu à l'article 173, troisième alinéa, du traité.
8 C'est dans ce contexte que la juridiction nationale a posé à la Cour les questions préjudicielles suivantes:
"1) La juridiction nationale est-elle liée par une décision de la Commission adoptée sur le fondement de l'article 93, paragraphe 2, du traité CEE lorsque, eu égard à l'exécution de cette décision par les autorités nationales, cette juridiction est saisie par le bénéficiaire des aides, destinataire des mesures d'exécution, d'un recours à l'appui duquel ce dernier invoque l'illégalité de la décision de la Commission et lorsque ledit destinataire des aides, bien que l'Etat membre l'ait informé par écrit de la décision de la Commission des Communautés européennes, n'a pas formé de recours contre cette décision sur le fondement de l'article 173, deuxième alinéa, du traité CEE ou ne l'a pas formé dans les délais impartis ?
2) En cas de réponse négative de la Cour à la première question:
La décision 86-509-CEE de la Commission des Communautés européennes, du 21 mai 1986 (JO L 300 du 24 octobre 1986, p. 34), est-elle entièrement ou partiellement dénuée de validité au motif que, contrairement à l'avis de la Commission, les aides octroyées sont, en totalité ou en partie, compatibles avec le Marché commun ?"
9 Dans son ordonnance de renvoi, la juridiction nationale relève que le bien-fondé de la requête pendante devant elle dépend de la validité de la décision précitée de la Commission, mais que cette question de validité se pose seulement dans l'hypothèse où la juridiction nationale pourrait prendre éventuellement en considération l'illégalité de la décision en dépit de l'expiration du délai du recours prévu à l'article 173, troisième alinéa, du traité. La seconde question n'est dès lors posée qu'en cas de réponse négative à la première, qui a un caractère préalable.
Sur la première question
10 Le problème qui se pose à la juridiction nationale est celui de savoir si, dans les circonstances de fait et de droit de l'espèce au principal, la société requérante est ou non forclose pour invoquer l'illégalité de ladite décision à l'appui d'un recours intenté contre l'acte administratif par lequel l'autorité nationale, en exécution de la décision de la Commission, a retiré les attestations qui constituaient la base juridique des subventions dont elle avait bénéficié.
11 La juridiction nationale souligne que la décision de la Commission n'a pas été attaquée par la société requérante au principal, bénéficiaire de l'aide qui faisait l'objet de la décision, alors qu'une copie de cette décision lui avait été communiquée par le ministère fédéral de l'Economie et que celui-ci lui avait signalé expressément qu'elle pouvait former un recours contre cette décision devant la Cour de justice.
12 C'est compte tenu de ces circonstances qu'il convient de répondre à la question posée.
13 Il y a lieu de rappeler d'abord la jurisprudence constante selon laquelle une décision qui n'a pas été attaquée par le destinataire dans les délais prévus par l'article 173 du traité devient définitive à son égard(voir, en premier lieu, arrêt du 17 novembre 1965, Collotti/Cour de justice, 20-65, Rec. p. 1045).
14 Il convient de rappeler ensuite que l'entreprise bénéficiaire d'une aide individuelle visée par une décision de la Commission, adoptée sur le fondement de l'article 93 du traité, est en droit de former un recours en annulation en vertu de l'article 173, deuxième alinéa, du traité même si la décision est adressée à un Etat membre (arrêt du 17 septembre 1980, Philip Morris/Commission, 730-79, Rec. p. 2671). En vertu du troisième alinéa du même article, l'échéance du délai de recours y prévu implique le même effet de forclusion à l'égard d'une telle entreprise qu'à l'égard de l'Etat membre destinataire de la décision.
15 Selon une jurisprudence bien établie, un Etat membre n'est plus fondé à mettre en cause la validité d'une décision qui lui a été adressée sur la base de l'article 93, paragraphe 2, du traité après l'expiration du délai fixé à l'article 173, troisième alinéa, du traité (voir arrêts du 12 octobre 1978, Commission/Belgique, 156-77, Rec. p. 1881, et du 10 juin 1993, Commission/Grèce, C-183-91, Rec. p. I-3131).
16 Cette jurisprudence, qui exclut la possibilité, pour l'Etat membre destinataire d'une décision prise en vertu de l'article 93, paragraphe 2, premier alinéa, du traité, de remettre en cause la validité de celle-ci, à l'occasion du recours en manquement visé au deuxième alinéa de cette même disposition, est fondée notamment sur la considération que les délais de recours visent à sauvegarder la sécurité juridique, en évitant la remise en cause indéfinie des actes communautaires entraînant des effets de droit.
17 Or, les mêmes exigences de sécurité juridique conduisent à exclure la possibilité, pour le bénéficiaire d'une aide, objet d'une décision de la Commission adoptée sur le fondement de l'article 93 du traité, qui aurait pu attaquer cette décision et qui a laissé s'écouler le délai impératif prévu à cet égard par l'article 173, troisième alinéa, du traité, de remettre en cause la légalité de celle-ci devant les juridictions nationales à l'occasion d'un recours dirigé contre les mesures d'exécution de cette décision, prises par les autorités nationales.
18 En effet, admettre que, dans de telles circonstances, l'intéressé puisse s'opposer, devant la juridiction nationale, à l'exécution de la décision en se fondant sur l'illégalité de celle-ci reviendrait à lui reconnaître la faculté de contourner le caractère définitif que revêt à son égard la décision après l'expiration des délais de recours.
19 Certes, dans l'arrêt du 21 mai 1987, Walter Rau Lebensmittelwerke e.a. (133-85, 134-85, 135-85 et 136-85, Rec. p. 2289), invoqué par le gouvernement français dans ses observations, la Cour a dit pour droit que la possibilité d'introduire, en vertu de l'article 173, deuxième alinéa, du traité, un recours direct contre une décision d'une institution communautaire n'exclut pas celle de former devant une juridiction nationale un recours contre un acte d'une autorité nationale exécutant cette décision, en faisant valoir l'illégalité de celle-ci.
20 Mais, ainsi qu'il résulte du rapport d'audience dans ces affaires, chacune des demanderesses au principal avait introduit devant la Cour un recours en annulation de la décision qui était en cause. La Cour ne s'est donc pas prononcée et n'avait pas à se prononcer, dans ledit arrêt, sur les effets de forclusion qui s'attachent à l'écoulement des délais de recours. Or, c'est précisément sur ce point que porte la question posée par la juridiction nationale dans la présente affaire.
21 La présente affaire se distingue également de celle qui a donné lieu à l'arrêt du 27 septembre 1983, Universitat Hamburg (216-82, Rec. p. 2771).
22 Dans ce dernier arrêt, la Cour a jugé qu'un demandeur, dont la demande d'admission en franchise avait été rejetée par un acte d'une autorité nationale pris sur le fondement d'une décision de la Commission adressée à l'ensemble des Etats membres, devait avoir la possibilité, dans le cadre d'un recours formé selon le droit national contre le rejet de sa demande, d'exciper de l'illégalité de la décision de la Commission qui servait de fondement à la décision nationale prise à son encontre.
23 Dans ledit arrêt, la Cour a pris en considération la circonstance que le rejet de la demande par l'autorité nationale constituait le seul acte adressé directement à l'intéressé, dont il avait nécessairement pris connaissance en temps utile et qu'il pouvait attaquer en justice sans rencontrer de difficultés pour démontrer son intérêt à agir. Elle a estimé que, dans ces conditions, la possibilité d'exciper de l'illégalité de la décision de la Commission était imposée par un principe général du droit qui a trouvé son expression dans l'article 184 du traité CEE, à savoir le principe qui assure à toute partie le droit de contester, en vue d'obtenir l'annulation d'une décision qui la concerne directement et individuellement, la validité des actes institutionnels antérieurs, constituant la base juridique de la décision attaquée, si cette partie ne disposait pas du droit d'introduire, en vertu de l'article 173 du traité, un recours direct contre ces actes, dont elle subit les conséquences sans avoir été en mesure d'en demander l'annulation (voir arrêt du 6 mars 1979, Simmenthal/Commission, 92-78, Rec. p. 777).
24 Or, dans la présente affaire, il est constant que la requérante au principal a eu pleine connaissance de la décision de la Commission et qu'elle aurait pu sans aucun doute l'attaquer en vertu de l'article 173 du traité.
25 Il résulte de l'ensemble des considérations qui précèdent que, dans des circonstances de fait et de droit telles que celles de l'espèce au principal, le caractère définitif de la décision prise par la Commission en vertu de l'article 93 du traité à l'égard de l'entreprise bénéficiaire de l'aide lie la juridiction nationale, en vertu du principe de la sécurité juridique.
26 Il y a donc lieu de répondre à la première question posée que la juridiction nationale est liée par une décision de la Commission adoptée sur le fondement de l'article 93, paragraphe 2, du traité lorsque, eu égard à l'exécution de cette décision par les autorités nationales, cette juridiction est saisie par le bénéficiaire des aides, destinataire des mesures d'exécution, d'un recours à l'appui duquel ce dernier invoque l'illégalité de la décision de la Commission et lorsque ledit destinataire des aides, bien que l'Etat membre l'ait informé par écrit de la décision de la Commission, n'a pas formé de recours contre cette décision sur le fondement de l'article 173, deuxième alinéa, du traité ou ne l'a pas formé dans les délais impartis.
Sur la seconde question
27 La seconde question n'ayant été posée par la juridiction nationale que dans l'hypothèse d'une réponse négative à la première question, il n'y a pas lieu d'y répondre.
Sur les dépens
28 Les frais exposés par les gouvernements allemand et français ainsi que par la Commission des Communautés européennes, qui ont soumis des observations à la Cour, ne peuvent faire l'objet d'un remboursement. La procédure revêtant, à l'égard des parties au principal, le caractère d'un incident soulevé devant la juridiction nationale, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens.
Par ces motifs,
LA COUR, statuant sur les questions à elle soumises par l'Oberverwaltungsgericht für das Land Nordrhein-Westfalen, par ordonnance du 18 mars 1992, dit pour droit:
La juridiction nationale est liée par une décision de la Commission adoptée sur le fondement de l'article 93, paragraphe 2, du traité CEE lorsque, eu égard à l'exécution de cette décision par les autorités nationales, cette juridiction est saisie par le bénéficiaire des aides, destinataire des mesures d'exécution, d'un recours à l'appui duquel ce dernier invoque l'illégalité de la décision de la Commission et lorsque ledit destinataire des aides, bien que l'Etat membre l'ait informé par écrit de la décision de la Commission, n'a pas formé de recours contre cette décision sur le fondement de l'article 173, deuxième alinéa, du traité ou ne l'a pas formé dans les délais impartis.