CA Paris, 1re ch. A, 7 février 1994, n° 93-8769
PARIS
Arrêt
Infirmation
PARTIES
Demandeur :
Communication Media Services (SA)
Défendeur :
France Télécom
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Canivet
Conseillers :
MM. Linden, Albertini
Avoués :
SCP Bernabe, Ricard, Me Gibou Pignot
Avocats :
Mes Cornut Gentille, Morgan de Rivery, Potot.
La société Communication Média Services (CMS) a relevé appel d'un jugement prononcé par le Tribunal de commerce de Paris le 8 mars 1993 qui l'a dite mal fondée en ses demandes contre France Télécom.
Référence faite à ce jugement pour l'exposé des faits et de la procédure initiale seront rappelés les éléments suivants nécessaires à la solution du litige :
La société CMS édite et diffuse depuis 1991 sous la marque "Annuaire Soleil" un annuaire des abonnés utilisateurs professionnels du réseau des télécommunications de plusieurs zones géographiques de Paris et d'Ile de France.
A cette fin elle a conclu avec France Télécom, exploitant public du réseau téléphonique, des contrats annuels successifs ayant pour objet de "définir le droit d'usage non exclusif et non transférable de l'ensemble d'informations nominatives extrait des fichiers issus du système d'informations des utilisateurs des services de France Télécom".
L'annexe A de cette convention conclue pour l'année 1992 prévoit qu'est fournie à CMS la liste des abonnés professionnels au téléphone dans les zones géographiques susvisées, à l'exclusion de ceux qui figurent sur "les listes rouges", s'agissant des personnes qui, comme le prévoit l'article D. 359 du Code des postes et télécommunications, demandent à ne pas être inscrites sur les listes de titulaires de postes d'abonnement.
Mais, en dépit des réclamations de CMS, France Télécom, retire aussi des listes fournies à cette entreprise les informations relatives aux abonnés inscrits sur les "listes oranges", c'est-à-dire des personnes qui, ayant souscrit un abonnement pour un service de télécommunications, ont demandé, par application de l'article R. 10-1 du Code des postes et télécommunications (inséré dans l'article 2 du décret n° 89-738 du 12 octobre 1989 puis modifié, à compter du 1er janvier 1991, par l'article 2-III du décret n° 90-1213 du 29 décembre 1990), et conformément aux dispositions de l'article 26 de la loi n° 78-17 du 6 janvier 1978, " ne pas figurer sur les listes extraites des annuaires et commercialisées par l'exploitant public ".
Aux termes d'une lettre de son directeur juridique du 17 juillet 1992, France Télécom a fondé son refus sur les dispositions de l'article 7 de son cahier des charges qui prescrivent que "Dans les conditions prévues par l'article R. 10-1 du Code des postes et télécommunications, tout abonné peut s'opposer à ce que son nom figure sur les listes commercialisées par France Télécom...".
Dans cette correspondance, l'exploitant public invoquait également l'arrêté du ministre chargé des télécommunications du 30 décembre 1983, tel que modifié par celui du 27 février 1986 et par la décision du président du conseil d'administration de France Télécom du 20 novembre 1991, pris conformément aux avis de la Commission nationale de l'Informatique et des Libertés des 5 juillet 1983 et 18 juin 1985, qui ne l'autorisent à commercialiser les listes d'abonnés qu'à condition que la possibilité de ne pas y figurer leur soit ouverte sans perception d'une redevance.
Saisi de l'instance introduite par CMS sur le fondement du droit national et communautaire de la concurrence, visant à contraindre France Télécom à lui fournir l'intégralité de la liste des abonnés professionnels figurant dans ses propres annuaires et à obtenir réparation du préjudice causé par le refus qui lui a jusqu'alors été opposé, le tribunal de commerce a, par le jugement dont appel, estimé que :
- l'impossibilité par France Télécom de procéder à la commercialisation des "listes oranges" n'est pas contraire aux dispositions de l'ordonnance du 1er décembre 1986, dès lors qu'elle résulte, ainsi que le prévoit l'article 10 paragraphe 1 de ce texte, des dispositions de l'article R. 10-1 du Code des postes et télécommunications pris pour l'application de la loi n° 78-17 du 6 janvier 1978, relative à l'informatique, aux fichiers et aux libertés,
- elle est également conforme à l'article 7 de la proposition de directive du Conseil des Communautés européennes du 27 juillet 1990.
Au soutien de son appel, la société CMS fait au contraire valoir que :
- l'article R. 10-1, alinéa 2 du Code des postes et télécommunications se borne à interdire que les informations concernant les abonnés inscrits sur les "listes oranges" soient utilisées à d'autres fins que la réalisation d'annuaires sans distinguer entre ceux qui sont édités par l'exploitant public ou par les entreprises privées,
- en ce qu'elle lui laisse le monopole de la publication des annuaires mentionnant tous les abonnés autres que ceux de la "liste rouge", l'interprétation faite de ce texte par France Télécom est contraire aux dispositions de la loi du 29 décembre 1990 qui a ouvert à la concurrence le marché des annuaires des abonnés des télécommunications,
- le refus qui lui est opposé est, au sens de l'article 86 du Traité instituant la Communauté économique européenne, constitutif d'abus de la position dominante qu'occupe France Télécom sur le marché français de la "fourniture du réseau public des télécommunications",
- il est également incompatible avec l'article 90 paragraphe 1 dudit Traité,
- l'article 7 de la proposition de directive du Conseil des Communautés du 27 juillet 1990, sur lequel se fonde le jugement, est sans pertinence puisqu'il ne concerne pas l'édition des annuaires téléphoniques et qu'il a été depuis lors modifié.
Reprenant ses demandes initiales, la société CMS prie la Cour de faire injonction sous astreinte à France Télécom de lui fournir l'intégralité de la liste des professionnels qui consentent à figurer dans les annuaires et de condamner celle-ci à lui payer une somme de 500 000 F en réparation de son préjudice commercial et de 100 000 F pour résistance abusive.
Pour conclure à la confirmation du jugement dont appel en ce qu'il a rejeté les demandes de CMS, la société France Télécom soutient que :
- l'article R. 10-1 du Code des postes et télécommunications lui interdit de commercialiser les informations nominatives concernant les utilisateurs de ses services qui ont demandé à ne figurer qu'à l'annuaire officiel,
- au sens du paragraphe 1 de l'article 10 de l'ordonnance du 1er décembre 1986, cette disposition réglementaire est prise pour l'application de l'article 26 de la loi précitée du 6 janvier 1978 et, est en outre visée par l'article 7 de son cahier des charges, lui-même pris pour l'application de la loi du 2 juillet 1990 relative à l'organisation du service public de la Poste et des Télécommunications et, dès lors, ne sont applicables ni les dispositions de l'article 36 ni celles de l'article 8 de l'ordonnance précitée,
- l'appelante ne fournit aucun élément pertinent sur une prétendue incompatibilité de la réglementation nationale applicable avec le Traité de Rome, alors que l'article 7 de la proposition de directive du Conseil des communautés européennes du 27 juillet 1990 interdit la divulgation de données à caractère personnel à l'extérieur des services ou du réseau de l'organisation des télécommunications sans l'autorisation spécifique de la législation nationale ou sans l'accord préalable de l'intéressé.
Estimant abusive la procédure engagée par CMS, France Télécom reprend, sur son appel incident, la demande en paiement de dommages et intérêts formée de ce chef et qu'avait écartée le tribunal.
Sur quoi, LA COUR,
Considérant que, en exécution du contrat conclu avec France Télécom, CMS prétend avoir le droit d'exploiter la liste de tous les abonnés aux services de télécommunication - autres que ceux figurant sur la "liste rouge" - aux fins d'édition et diffusion d'annuaires des utilisateurs professionnels du réseau téléphonique de certaines zones géographiques de Paris et de l'Ile de France ;
Considérant que par application de l'article 4 de la loi n° 90-1170 du 29 décembre 1990 sur la réglementation des Télécommunications inséré dans le Code des postes et télécommunications (article L.33-4) la publication de listes d'abonnés des réseaux de télécommunications est libre sous réserve, s'il s'agit d'un réseau ouvert au public, d'en faire la déclaration préalable au ministre chargé des télécommunications ; qu'il n'est pas contesté que CMS a jusqu'alors satisfait à cette formalité ;
Considérant que l'article 2 de ladite loi prescrit au ministre chargé des télécommunications de veiller, dans l'exercice des attributions qui lui sont conférées, à ce que la fourniture des services qui ne sont pas confiés exclusivement à l'exploitant public s'effectue dans les conditions d'une concurrence loyale, notamment entre ce dernier et les autres fournisseurs de service (article L.32-1, 2° du Code des postes et télécommunications) ;
Or considérant qu'en sa qualité d'exploitant public France Télécom, jouit, aux termes des articles L. 32 et suivants du Code des postes et télécommunications, de droits exclusifs pour la fourniture du service téléphonique et occupe une position de monopole sur le marché de ce service;
Qu'en la même qualité, France Télécom établit et commercialise à certaines conditions les listes d'utilisateurs du réseau téléphonique; que son cahier des charges lui fait obligation de publier annuellement et diffuser gratuitement une liste des abonnés au téléphone ; que, de fait, jusqu'en 1991, cette société a été la seule à publier, au moins dans la région parisienne, de tels annuaires, en particulier "l'annuaire officiel des abonnés du téléphone par professions" dit "pages jaunes" ;
Que depuis lors, elle est tout à la fois fournisseur exclusif des listes d'abonnés indispensables pour la confection d'annuaires par les entreprises privées et concurrente de celles-ci sur les marchés de l'édition des mêmes annuaires, en particulier sur celui des annuaires professionnels; que cette situation, résultant de l'organisation du service public des télécommunications, ajoutée à sa puissance économique et à la part quasi exclusive de ce marché qu'elle détient, lui donne le pouvoir d'y faire obstacle à l'instauration d'une concurrence effective, en lui offrant la possibilité de comportements indépendants dans une mesure appréciable vis-à-vis de ses concurrents potentiels et finalement des consommateurs et lui confère ainsi une position dominante sur le marché en cause;
Considérant que caractérise l'exploitation abusive de cette position dominante le fait de réserver, en partie, à France Télécom, pour l'édition des annuaires professionnels, l'information concernant les abonnés obtenue dans l'exercice de ses missions relatives au service public des télécommunications; qu'en effet, une telle prérogative lui confère le monopole de l'édition des annuaires professionnels comprenant la liste exhaustive des abonnés au service du téléphone (à l'exception de ceux figurant sur la "liste rouge"), en privant tout éditeur concurrent des informations relatives à ceux inscrits sur la "liste orange";
Que dans la mesure où, pour les annonceurs comme pour les utilisateurs, la qualité essentielle, et commercialement déterminante, d'un annuaire est d'être exhaustif, l'avantage ainsi octroyé à l'exploitant public limite la concurrence sur le marché de l'édition des listes d'abonnés professionnels en y interdisant ou restreignant l'entrée d'entreprises autres que lui;
Que produisant des effets sur l'ensemble du territoire national, partie substantielle du marché communautaire, cette pratique est susceptible d'affecter le commerce entre les États membres dès lors qu'elle peut avoir des répercussions sur les courants commerciaux et sur la concurrence dans le marché commun, notamment en empêchant les opérateurs d'autres pays de l'Union européenne de pénétrer sur le marché français de l'édition des annuaires professionnels;
Qu'elle est par conséquent contraire aux dispositions de l'article 86 du Traité instituant la communauté économique européenne ;
Considérant que France Télécom justifie son refus de fournir les informations nominatives concernant les abonnés figurant sur la "liste orange" par les dispositions de l'article R. 10-1, alinéa 1 et 2 du Code des postes et télécommunications, pris pour l'application de l'article 26 de la loi précitée du 6 janvier 1978, et de l'article 7 de son cahier des charges qui y renvoie, lui-même pris pour l'application de la loi du 2 juillet 1990 relative à l'organisation du service public de la Poste et des Télécommunications ;
Considérant que l'article R. 10-1, alinéa 2 du Code des postes et télécommunications, tel qu'il résulte du décret n° 89-738 du 12 octobre 1989 et avant promulgation de la loi du 29 décembre 1990, interdit l'usage par quiconque, à des fins commerciales ou de diffusion dans le public, des informations nominatives concernant les personnes ayant souscrit un abonnement au service du téléphone et qui demandent à ne pas figurer sur les listes extraites des annuaires et commercialisées par l'exploitant public ; que ces dispositions ont pu conduire France Télécom à ne pas communiquer les informations litigieuses à une entreprise commerciale aux fins d'édition et publication d'annuaires professionnels ;
Mais considérant qu'aux termes de l'article 90 paragraphe 1 du Traité instituant la Communauté économique européenne, les États membres, en ce qui concerne les entreprises publiques et les entreprises auxquelles ils accordent des droits spéciaux ou exclusifs - ce qui est le cas de France Télécom en tant qu'exploitant public du réseau des télécommunications - n'édictent ni ne maintiennent aucune mesure contraire aux règles du Traité, notamment à celles prévues aux articles 7 et 85 à 94 inclus ;
Considérant que, même dans le cadre de l'article 90 du Traité, les interdictions de l'article 86 ont un effet direct et engendrent, pour les justiciables, des droits que les juridictions nationales doivent sauvegarder;
Que ces juridictions chargées d'appliquer, dans le cadre de leur compétence, les dispositions de droit communautaire, ont l'obligation d'assurer le plein effet de ces normes en laissant au besoin inappliquée toute disposition contraire de la législation nationale, même postérieure, sans qu'elles aient à demander ou à attendre l'élimination préalable de celle-ci par voie législative ou par tout autre procédé constitutionnel;
Qu'il s'ensuit que, en ce qu'elles amènent France Télécom à exploiter de façon abusive sa position dominante dans les conditions ci-dessus décrites, les dispositions des articles R. 10-l du Code des postes et télécommunications et 7 de son cahier des charges sont, par l'effet des articles 86 et 90, paragraphe 1 du Traité, de plein droit inapplicables en la cause et ne peuvent par conséquent justifier le refus de fournir à CMS l'intégralité des listes d'abonnés que lui-même publie;
Que nonobstant les lettres adressées les 16 juillet et 30 septembre 1992 par le Président de la Commission nationale de l'informatique et de libertés à l'une et l'autre des parties, il n'est pas acquis que l'article R. 10-1 du Code des postes et télécommunications, repris par l'article 7 du cahier des charges de l'exploitant public, soit strictement nécessaire à l'application de l'article 26 de la loi du 6 janvier 1978, étant observé que, dans les avis N° 83-47 du 5 juillet 1983, 85-22 du 18 juin 1985 et 91-03 du 7 mai 1991 auxquels se réfère la société intimée, ladite Commission ne s'est pas prononcée sur la question spécifique de la cession d'informations aux fins d'édition de listes d'abonnés similaires et concurrentes de celles rendues publiques par France Télécom dans le cadre du système d'information des usagers et ne supposant aucun traitement autre que l'insertion dans un annuaire imprimé ;
Qu'il ne paraît pas davantage que les dispositions de l'article R. 10-1 dudit code soient nécessaires à l'organisation du service public des télécommunications qui, aux termes de la loi précitée du 29 décembre 1990, ménage au contraire, le libre exercice de la concurrence quant à la publication des listes d'abonnés ;
Considérant qu'au regard des règles susvisées de concurrence dans l'Union européenne applicables aux entreprises, les dispositions du paragraphe 1 de l'article 10 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 sont sans portée ;
Considérant que la référence faite par le jugement dont appel à une proposition de directive du Conseil des Communautés européennes, dans la version présentée par la Commission le 27 juillet 1990 (publiée au Journal officiel des Communautés européennes du 5 novembre 1990), à supposer qu'elle soit encore actuelle, est sans pertinence, s'agissant d'un texte en préparation qui ne peut produire d'effet juridique ;
Considérant qu'il échet par conséquent de faire injonction à France Télécom de fournir à CMS les listes d'abonnés du service du téléphone pour les zones prévues au contrat qui les lie, non expurgées des informations concernant ceux figurant sur la "liste orange" ;
Considérant que, dès lors qu'ils sont causés par l'application de dispositions réglementaires, les dommages alléguées par CMS, du fait de la privation des renseignements nominatifs concernant les abonnés inscrits sur les "listes oranges" pour l'édition des annuaires qu'elle a publiés depuis 1991, ne sont pas imputables à France Télécom ; que l'appelante sera par conséquent déboutée des demandes d'indemnisation formées de ce chef contre l'intimée ;
Considérant qu'il résulte des motifs sus-énoncés que sont sans fondement les demandes de dommages et intérêts formées par France Télécom à l'encontre de CMS pour abus de procédure et par CMS contre France Télécom pour résistance abusive ;
Considérant qu'en équité France Télécom doit être condamnée à payer à CMS une somme de 50 000 F par application de l'article 700 nouveau Code de procédure civile en première instance et en appel ;
Par ces motifs, LA COUR : Infirme le jugement entrepris et, statuant à nouveau ; Fait injonction à la société France Télécom de fournir à la société Communication Média Services, en exécution du contrat intitulé "Conditions Générales de droit d'usage d'adresses - Annuaires privés", en vigueur pour l'année en cours,' les listes des abonnés au téléphone correspondant aux zones et rubriques stipulées, non expurgées des informations relatives aux abonnés inscrits sur la "liste orange" ; Dit que l'exécution de cette injonction, dans le mois suivant la signification du présent arrêt, est assortie d'une astreinte de 50 000 F par jour de retard ; Déboute la société Communication Média Services et la société France Télécom de leurs demandes respectives en paiement de dommages et intérêts ; Condamne la société France Télécom à payer à la société Communication Média Services une somme de 50 000 F par application, en première instance et en appel, de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile ; Condamne France Télécom aux dépens de première instance et d'appel et admet la SCP Bernabe Ricard, titulaire d'un office d'avoué à la Cour au bénéfice de l'article 699 du nouveau Code de procédure civile.