CJCE, 19 janvier 1994, n° C-364/92
COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
SAT Fluggesellschaft mbH
Défendeur :
Eurocontrol
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Due
Présidents de chambre :
MM. Mancini, Moitinho de Almeida, Diez de Velasco
Avocat général :
M. Tesauro
Juges :
MM. Kakouris, Joliet, Schockweiler, Grévisse (rapporteur), Zuleeg, Kapteyn, Murray
Avocats :
Mes Tielemans, Putseys.
LA COUR,
1. Par arrêt du 10 septembre 1992, parvenu à la Cour le 18 septembre suivant, la Cour de cassation de Belgique a posé, en vertu de l'article 177 du Traité CEE, une question préjudicielle relative à l'interprétation des articles 86 et 90 du traité.
2. Cette question a été posée dans le cadre d'un litige qui oppose la compagnie aérienne de droit allemand SAT Fluggesellschaft mbH (ci-après " SAT ") à l'Organisation européenne pour la sécurité de la navigation aérienne, Eurocontrol - ci-après " Eurocontrol ").
3. Eurocontrol est une organisation internationale, dont le siège est à Bruxelles, qui a été instituée par une convention en date du 13 décembre 1960. Un protocole du 12 février 1981, entré en vigueur le 1er janvier 1986, a modifié, de façon substantielle, la convention initiale (ci-après la " convention modifiée "). Les Etats contractants sont la République fédérale d'Allemagne, le royaume de Belgique, la République française, la République hellénique, l'Irlande, le grand-duché de Luxembourg, le royaume des Pays-Bas, la République portugaise et le Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d'Irlande du Nord, ainsi que la République de Chypre, la République de Hongrie, la République de Malte, la Confédération suisse et la République de Turquie.
4. Conformément à l'article 2, paragraphe 1, sous 1), de la Convention modifiée, Eurocontrol a notamment pour attribution d'établir et de percevoir les redevances imposées aux usagers des services de la navigation aérienne conformément à l'accord multilatéral, signé le 12 février 1981, relatif aux redevances de routes perçues pour le compte des Etats contractants susmentionnés et des Etats tiers parties à cet accord. Ces Etats tiers sont l'Autriche et l'Espagne.
5. Le litige qu'Eurocontrol a soumis aux juridictions belges porte sur le recouvrement de redevances de route, d'un montant de 3 175 953 USD, qui seraient dues par SAT pour des vols effectués durant la période allant de septembre 1981 à décembre 1985.
6. Pour justifier son refus d'acquitter les redevances, SAT invoque la méconnaissance par Eurocontrol des articles 86 et 90 du traité. Elle fait valoir que les pratiques d'Eurocontrol consistant à établir des tarifs de redevances différents pour des prestations équivalentes, variant notamment selon les Etats et les années, sont constitutives d'un abus de position dominante au sens de l'article 86 du traité.
7. C'est dans ces conditions que la Cour de cassation de Belgique, saisie du litige, a posé à la Cour la question préjudicielle suivante:
" 'L'Organisation européenne pour la sécurité de la navigation aérienne instituée par la Convention signée à Bruxelles le 13 décembre 1960 et modifiée par le protocole fait à Bruxelles le 12 février 1981 constitue-t-elle une entreprise au sens des articles 86 et 90 du traité de Rome du 25 mars 1957 instituant la Communauté économique européenne ? "
Sur la compétence de la Cour
8. Eurocontrol fait valoir qu'en sa qualité d'organisation internationale, dont les rapports avec la Communauté sont régis par les règles du droit international public, elle échappe à la juridiction de la Cour. Cette dernière serait, dès lors, incompétente pour statuer sur la question préjudicielle.
9. Cette exception d'incompétence doit être rejetée. La Cour est compétente pour statuer sur l'interprétation des dispositions du traité, en application de l'article 177 de ce dernier qui institue une coopération directe entre la Cour et les juridictions nationales par une procédure non contentieuse, étrangère à toute initiative des parties et au cours de laquelle celles-ci sont seulement invitées à se faire entendre (voir, notamment, arrêt du 9 décembre 1965, Hessische Knappschaft, 44-65, Rec. p. 1191).
10. Or, la juridiction nationale a soumis à la Cour une question relative, non pas à l'interprétation de la convention instituant Eurocontrol ou de l'accord multilatéral relatif aux redevances de route, mais à l'interprétation des articles 86 et 90 du traité.
11. Quant à la question de savoir si les règles du droit communautaire peuvent être opposés à Eurocontrol, elle se rattache au fond et reste sans incidence sur la compétence de la Cour.
Sur la recevabilité
12. Eurocontrol soutient également que la question préjudicielle est irrecevable en ce que les motifs de l'arrêt de renvoi sont entachés d'une erreur substantielle, car ils reposent sur le postulat erroné d'un monopole de cette organisation sur le contrôle de la navigation arienne et sur la perception des redevances de route. En outre, un éventuel arrêt qui soumettrait Eurocontrol aux règles de concurrence posées par le traité ne pourrait pas être exécuté puisque les Etats qui ont adhéré à la convention, mais qui ne sont pas membres de la Communauté, ne seraient pas juridiquement liés par cet arrêt.
13. La première observation qui vise à contester la pertinence de la question préjudicielle posée par le juge national doit être écartée. S'il est important de déterminer l'étendue exacte des attributions d'une organisation comme Eurocontrol pour répondre, sur le fond, à la question posée, des constations prétendument inexactes faites par le juge national sur ces attributions sont sans incidence sur la recevabilité du renvoi préjudiciel.
14. La seconde observation doit être rejetée pour les mêmes raisons que celles qui ont conduit au rejet de l'exception d'incompétence. Elle se rattache, en effet, au fond en ce qu'elle suppose résolue la question de savoir si Eurocontrol constitue une entreprise soumise aux règles de la concurrence.
Sur le fond
15. SAT soutient qu'Eurocontrol est une entreprise au sens des articles 86 et 90 du traité. Les activités de recherche et de coordination exercées par cette organisation ainsi que la perception des redevances de route ne relèvent pas du " jus imerii ", mais constituent des activités de nature économique qui pourraient être exercées par des organismes de droit privé. Même l'activité de contrôle de la navigation aérienne présente un caractère économique comme l'atteste le fait que ce sont des entreprises privées qui assurent ce contrôle dans certains Etats membres. Elle soutient, à titre subsidiaire, qu'à tout le moins l'activité de perception des redevances, qui est à l'origine du litige au principal, est de nature commerciale comme le montre notamment le fait que des actions en recouvrement ont été portées par Eurocontrol devant le Tribunal de commerce de Bruxelles.
16. Les gouvernements allemand, français, du Royaume-Uni et hellénique ainsi qu'Eurocontrol se fondent, au contraire, sur le caractère public de l'activité exercée par Eurocontrol pour dénier à cette dernière la qualité d'entreprise au sens des règles de concurrence du traité. Ils s'appuient, notamment, sur les arrêts de la Cour qui, relatifs à l'interprétation de la convention du 27 septembre 1968, concernent la compétence judiciaire et l'exécution des décisions en matière civile et commerciale, dont il ressort qu'Eurocontrol doit être assimilée à une autorité publique agissant dans l'exercice de la puissance publique (arrêts du 14 octobre 1976, LTU, 29-76, Rec. p. 1541, et du 14 juillet 1977, Bavaria Fluggsesllschaft et Germanair, 9-77 et 10-77, Rec. p. 1517). Ils font plus particulièrement valoir que l'activité de contrôle de la navigation aérienne est une activité de police destinée à s'assurer la sécurité publique. Quant à l'activité de perception des redevances de route, celle-ci est exercée pour le compte des Etats contractants, les redevances n'étant que la contrepartie des services de la navigation aérienne assurés par ces Etats.
17. La Commission soutient également qu'Eurocontrol ne constitue pas une entreprise, au sens des dispositions du traité, et reprend à cet égard les mêmes arguments que ceux développés par les Etats membres en ce qui concerne l'activité de perception des redevances de route. Elle estime, en outre, que l'activité de contrôle de la navigation aérienne, qui n'est pas directement en cause dans le litige au principal, est une tache d'autorité publique, dénuée de caractère économique, car cette activité constitue un service d'intérêt général destinée à protéger à la fois les usagers du transport aérien et les populations concernées par les survols d'aéronefs.
18. Il résulte de la jurisprudence de la Cour (voir, notamment, arrêt du 23 avril 1991, Höfner et Elser, C-41-90, Rec. p. I-1979, point 21, et du 17 février 1993, Poucet et Pistre, C-159-91 et C-160-91, Rec. p. I-637, point 17) que, dans le droit communautaire de la concurrence, la notion d'entreprise comprend toute entité exerçant une activité économique, indépendamment du statut juridique de cette entité et de son mode de financement.
19. Pour déterminer si les activités d'Eurocontrol sont celles d'une entreprise au sens des articles 86 et 90 du traité, il faut rechercher quelle est la nature de ces activités.
20. Aux termes de l'article 1er de la convention relative à l'aviation civile internationale, signée à Chicago le 7 décembre 1944 (Recueil des traités des Nations unies, vol. 15, n° 102): " Les Etats contractants reconnaissent que chaque État a la souveraineté complète et exclusive sur l'espace aérien au-dessus de son territoire. " C'est dans le cadre de cette souveraineté que les Etats assurent, sous réserve du respect des stipulations des conventions internationales applicables, la police de leur espace aérien et les services de contrôle de la navigation aérienne.
21. D'après la convention qui l'institue, Eurocontrol est une organisation internationale à vocation régionale qui a pour objet de renforcer la coopération des Etats contractants dans le domaine de la navigation aérienne et de développer les activités communes en ce domaine, en tenant dûment compte des nécessités de la défense, tout en assurant à tous les usagers de l'espace aérien le maximum de liberté avec le niveau de sécurité requis. Elle agit en coopération avec les autorités civiles et militaires des Etats contractants (article 1er de la convention modifiée).
22. Les attributions d'Eurocontrol, telles qu'elles sont définies par l'article 2 de la convention modifiée, portent, en premier lieu, sur des activités de recherche, de planification, de coordination des politiques nationales et de formation des personnels.
23. Eurocontrol est, en second lieu, compétente pour établir et percevoir les redevances de route auxquelles sont assujettis les usagers de l'espace aérien. Eurocontrol détermine, conformément aux orientations définies par l'Organisation de l'aviation civile internationale, la formule commune sur la base de laquelle sont calculées les redevances de route. Cette formule prend en compte le poids de l'avion et la distance parcourue auxquels est appliqué un " taux unitaire ". Ce taux n'est pas fixé par Eurocontrol, mais par chacun des Etats contractants pour l'utilisation de son espace aérien. Pour chaque vol, une redevance unique, qui constitue la somme des redevances dues, est calculée et perçue par Eurocontrol. Les redevances sont perçues pour le compte des Etats auxquels elles sont réservées, déduction faite d'une fraction de la recette correspondant à l'application d'un " taux administratif " et destinée à couvrir les frais de perception des redevances.
24. Enfin, l'activité opérationnelle de contrôle de la navigation aérienne est, comme l'a expressément prévu le protocole du 12 février 19981, limitée puisque ce n'est qu'à la demande des Etats contractants qu'une telle activité peut être assurée par Eurocontrol. Il est constant que, dans ce cadre, Eurocontrol se borne à assurer, par le centre de Maastricht, le contrôle de l'espace aérien des pays du Bénélux et de la partie du Nord de la République fédérale d'Allemagne. A cette fin, Eurocontrol dispose des prérogatives et des pouvoirs de coercition dérogatoires au droit commun qu'implique ce contrôle à l'égard des usagers de l'espace aérien. Dans l'exercice de cette compétence particulière, elle doit veiller au respect des accords internationaux et des réglementations nationales à l'accès, au survol et à la sécurité du territoire des Etats contractants intéressés.
25. En ce qui concerne cette dernière activité, il peut être observé qu'il n'a pas été contesté qu'Eurocontrol est tenue d'assurer le contrôle de la navigation dans cet espace aérien, au bénéfice de tout aéronef y effectuant un vol, y compris lorsque l'exploitant de celui-ci ne s'est pas acquitté des redevances de routes dues à Eurocontrol.
26. Enfin, le financement des activités d'Eurocontrol est assuré par les contributions des Etats contractants.
27. Eurocontrol assure ainsi, pour le compte des Etats contractants, des missions d'intérêt général, dont l'objet est de contribuer au maintien et à l'amélioration de la sécurité de la navigation aérienne.
28. Contrairement à ce que soutient SAT l'activité d'Eurocontrol relative à la perception des redevances de route, qui est à l'origine du litige au principal, n'est pas détachable des autres activités de l'organisation. Ces redevances ne sont que la contrepartie, exigée des usagers, pour l'utilisation obligatoire et exclusive des installations et services de contrôle de la navigation aérienne. Comme l'a déjà constaté la Cour, dans le cadre particulier de l'interprétation de la convention du 27 septembre 1968, précitée, Eurocontrol doit, dans son activité de perception des redevances, être regardée, comme une autorité publique agissant dans l'exercice de la puissance publique (arrêt LTU, précité, points 4 et 5).
29. Eurocontrol agit, à ce titre, pour le compte des Etats contractants sans véritablement pouvoir influer sur le montant des redevances de route. La circonstance, invoquée par SAT devant le juge national, que les montants des redevances varient dans le temps ou en fonction de territoires survolés n'est pas imputable à Eurocontrol, qui se borne à établir et à expliquer une formule commune dans les conditions précédemment indiquées, mais aux Etats contractants qui déterminent le montant des taux unitaires.
30. Prises dans leur ensemble, les activités d'Eurocontrol, par leur nature, par leur objet et par les règles auxquelles elle sont soumises, se rattachent à l'exercice de prérogatives, relatives au contrôle et à la police de l'espace aérien, qui sont typiquement des prérogatives de puissance publique. Elles ne présentent pas un caractère économique justifiant l'application des règles de concurrence du traité.
31. Une organisation internationale comme Eurocontrol ne constitue pas, dès lors, une entreprise assujettie aux dispositions des articles 86 et 90 du traité.
32. Il convient, pour ces motifs, de répondre à la question posée que les articles 86 et 90 du traité doivent être interprétés en ce sens qu'une organisation internationale comme Eurocontrol ne constitue pas une entreprise au sens de ces articles.
Sur les dépens
33. Les faits exposés par les Gouvernements allemand, du Royaume-Uni, français et hellénique et par la Commission des Communautés européennes, qui ont soumis des observations à la Cour, ne peuvent faire l'objet d'un remboursement. La procédure revêtant à l'égard des parties au principal, le caractère d'un incident soulevé devant la juridiction nationale, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens.
Par ces motifs,
LA COUR,
Statuant que la question à elle soumise par la Cour de cassation de Belgique par arrêt du 10 septembre 1992, dit pour droit:
Les articles 86 et 90 du traité doivent être interprétés en ce sens qu'une organisation internationale comme Eurocontrol ne constitue pas une entreprise au sens de ces articles.