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CCE, 15 décembre 1992, n° 93-46

COMMISSION DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES

Décision

Ford Agricultural

CCE n° 93-46

15 décembre 1992

LA COMMISSION DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES,

Vu le traité instituant la Communauté économique européenne, vu le règlement n° 17 du Conseil, du 6 février 1962, premier règlement d'application des articles 85 et 86 du traité (1), modifié en dernier lieu par l'acte d'adhésion de l'Espagne et du Portugal, et notamment son article 3 paragraphe 1, vu la communication des griefs du 17 mai 1990, après avoir donné à l'entreprise intéressée l'occasion de faire connaître son point de vue au sujet des griefs retenus par la Commission, conformément à l'article 19 paragraphe 1 du règlement n° 17 et au règlement n° 99-63-CEE de la Commission, du 25 juillet 1963, relatif aux auditions prévues à l'article 19 paragraphes 1 et 2 du règlement n° 17 (2), après consultation du comité consultatif en matière d'ententes et de positions dominantes, considérant ce qui suit:

FAITS

Parties

(1) Ford New Holland Limited, qui est actuellement une filiale de Fiat Geotech Tecnologie per la terra SpA, était, au moment de la communication des griefs, une filiale de Ford Motor Company Limited, celle-ci étant elle-même une filiale de Ford Motor Company. Au 1er janvier 1987, elle a assumé la responsabilité des activités de Ford Motor Company Limited dans le secteur des tracteurs au Royaume-Uni, ainsi que les activités de New Holland Limited, anciennement Sperry New Holland, dans le secteur des moissonneuses. Le groupe Ford assurait la distribution des tracteurs au sein du marché commun, dans un premier temps par l'intermédiaire de Ford Motor Company Limited, et ensuite par l'intermédiaire de Ford New Holland Limited ainsi que d'une série d'autres filiales implantées dans la plupart des États membres, ou, exceptionnellement, par l'intermédiaire d'importateurs et de distributeurs indépendants sous contrat avec une société du groupe. Ces sociétés seront désignées ci-après par "Ford", sauf si le contexte nécessite l'identification d'une filiale ou d'une division particulière.

Produit

(2) La présente décision concerne les tracteurs qui, presque exclusivement, sont vendus pour un usage agricole.

Position des parties

(3) Ford était l'un des principaux producteurs de tracteurs agricoles dans le monde. Au sein du marché commun, il détenait en 1987 une part de marché de 9 % et au Royaume-Uni une part de 29 %. Le chiffre d'affaires du groupe Ford à l'échelle mondiale atteignait 92 445 millions de dollars des États-Unis.

Système de distribution de Ford

(4) Ford distribuait les tracteurs par l'intermédiaire d'un réseau de distributeurs exclusifs désignés, dans la plupart des cas, par la filiale nationale de Ford. Depuis d'adoption du règlement (CEE) n° 123-85 de la Commission, du 12 décembre 1984, concernant l'application de l'article 85 paragraphe 3 du traité CEE à des catégories d'accords de distribution et de services de vente et d'après-vente de véhicules automobiles (3), modifié par l'acte d'adhésion de l'Espagne et du Portugal, Ford avait adapté les clauses de ses contrats avec les distributeurs de tracteurs afin de les rendre conformes aux dispositions de ce règlement, et avait estimé que son système de distribution était par conséquent exempté en vertu de ce règlement. Depuis lors, Ford a modifié ses contrats pour se conformer aux dispositions du règlement (CEE) n° 1983-83 de la Commission (4).

Procédure

(5) Depuis le 29 octobre 1964, Ford a soumis un certain nombre de notifications relatives à des contrats de distribution sélective par lesquelles elle demandait soit une attestation négative, soit une exemption au titre de l'article 85 paragraphe 3. En 1982, la Commission a commencé à recevoir des plaintes, à la fois formelles et informelles, émanant d'autres producteurs ou importateurs de tracteurs et concernant les manœuvres de Ford visant à entraver le commerce parallèle de tracteurs. La Commission a commencé en 1985 à enquêter auprès de Ford, à laquelle elle a adressé en janvier une demande de renseignements conformément à l'article 11 du règlement n° 17, suivie de vérifications, conformément à l'article 14 du même règlement, au mois de mars dans l'unité de tracteurs de Ford à Basildon au Royaume-Uni, au mois de juin dans la filiale belge de Ford, et en juillet de la même année dans la filiale néerlandaise de Ford.

Parallèlement, la Commission a obtenu des informations provenant d'autres producteurs, d'associations commerciales et de distributeurs ou d'acheteurs de tracteurs, qui ont mis en lumière les activités de Ford. Le 11 novembre 1988, la Commission avait déjà adressé, entre autres à Ford, une communication des griefs au sujet de l'accord d'échange d'informations intitulé "UK Tractor Registration Exchange" (réf. IV/31.370 et IV/31.466). Il s'agissait de condamner Ford pour sa participation à l'échange d'informations et pour l'utilisation faite par les participants à cet échange, y compris Ford, des documents d'immatriculation mis à leur disposition à des fins statistiques par les autorités compétentes pour déceler les importations parallèles. Dans sa réponse datée du 31 janvier 1989 à cette communication des griefs, Ford faisait valoir que le problème des importations parallèles n'avait rien à voir avec le système d'échange d'informations. Ford demandait, réitérant cette demande lors de l'audition tenue en avril 1989, que la Commission traite, le cas échéant, la question des importations parallèles séparément avec chacune des sociétés concernées. Le 12 juin 1990, la Commission a adressé à Ford New Holland Limited une communication des griefs dans l'affaire en question, qui portait, de même que la présente décision, sur l'utilisation par Ford des documents d'immatriculation (qui toutefois ne concerne pas le fonctionnement du système d'échange d'informations en tant que tel). Le 31 juillet 1990, Ford a répondu à la communication des griefs. Entre-temps, Fiat Geotech Tecnologie per la terra SpA, nouveau propriétaire de Ford New Holland Limited, a renoncé, par lettre datée du 19 septembre 1991, à son droit à une audition orale.

Contexte économique

(6) Traditionnellement, les niveaux des prix des tracteurs diffèrent d'un pays du marché commun à l'autre; au Royaume-Uni, par exemple, les prix sont traditionnellement élevés. De temps à autre, les fluctuations monétaires ont donné lieu à des variations des prix qui ont parfois été suffisantes pour ramener les prix dans les pays où ceux-ci sont habituellement élevés à un niveau inférieur à ceux des pays voisins. Au cours des années précédant les vérifications de la Commission, les prix de Ford au Royaume-Uni étaient de 20 à 30 % supérieurs à ceux qui étaient pratiqués en Europe continentale. De temps à autre, les différentes filiales de Ford avaient offert des prix spéciaux ou des remises. Pour toutes ces raisons, les agriculteurs ou les distributeurs avaient parfois trouvé intéressant d'acheter ou de vendre dans un autre État membre. Il semblerait que, plus récemment, Ford se soit efforcée d'égaliser ses prix dans les différentes monnaies afin d'éviter les problèmes suscités par les écarts entre les niveaux des prix.

Réaction de Ford au commerce parallèle

(7) Ford s'est efforcé d'empêcher les distributeurs de vendre ses produits à des clients établis dans un autre État membre ou achetant ceux-ci dans un autre État membre.

(8) Dans ce but, Ford a mis en place des systèmes d'identification des importations parallèles permettant d'en retrouver la source. Au Royaume-Uni, elle a fait largement usage des documents officiels d'immatriculation des véhicules qui étaient mis à la disposition de l'association commerciale à des fins statistiques; c'est ainsi que des copies de ces documents d'immatriculation ont été retrouvées, par exemple, dans les bureaux de Ford en Belgique. Ford a également encouragé les distributeurs à déclarer les importations parallèles, a obtenu ces informations par l'intermédiaire d'associations de distributeurs, les a obtenues directement auprès des agriculteurs ou même a inspecté les tracteurs dans les fermes et les a marqués à l'étampe d'un numéro secret dans ce but.

(9) Soit à la suite de l'identification d'un commerce parallèle déterminé, soit d'une façon générale, Ford a fait savoir aux distributeurs que ce type de commerce n'était pas souhaitable. Dans une lettre datée du 20 février 1979, le directeur régional de Ford pour le nord de l'Angleterre et pour l'Irlande du Nord assure ses supérieurs que, lors de sa prochaine visite en Irlande du Nord, il informera ses distributeurs des problèmes créés par les tracteurs "expédiés au-delà de la frontière" et "leur demandera de prendre soin de ne pas vendre à des fermiers du sud". Ford a menacé les distributeurs qui exportaient d'annuler leurs contrats de distribution. Ford a retardé des livraisons lorsqu'elle s'attendait à une exportation, ainsi qu'il est montré dans une lettre de mai 1981 de Ford Nederland à Ford Motor Company Limited; Ford Nederland déclarait qu'elle retarderait la livraison de neuf tracteurs qu'elle avait découverts être destinés à l'exportation vers le Royaume-Uni, son conseiller juridique l'ayant avisée qu'elle aurait perdu le procès dont le menaçait un client si Ford Nederland persistait dans son refus d'honorer les commandes précédemment acceptées. Ford a imposé des prix plus élevés ou a demandé le remboursement de remises. Elle a subordonné l'octroi de remises à l'immatriculation sur le territoire ou à l'assurance que l'acheteur conserverait et utiliserait lui-même les engins achetés. Elle a refusé une garantie ou a incité les distributeurs à la refuser. Dans une lettre datée du 15 mai 1981 adressée à tous les principaux distributeurs de tracteurs agricoles et aux détaillants qui n'ont pas de territoire exclusif, il est, par exemple, déclaré que la "garantie délivrée par Ford Motor Company Limited n'est valable que pour les tracteurs achetés auprès d'un distributeur Ford agréé. Certains importateurs non agréés semblent offrir une "assurance de garantie" et il est dès lors conseillé que les fermiers vérifient soigneusement les termes car certaine polices d'" assurance de garantie" contiennent d'importantes clauses d'exclusion". Ford a essayé de tirer profit des divergences existant entre les dispositions en matière de sécurité ou de rendre illégale l'utilisation d'un engin ayant fait l'objet d'une importation parallèle en refusant de fournir des manuels d'utilisation dans la langue de l'importateur. La lettre du 15 mai 1981 déclare également que "la fourniture d'un manuel d'utilisation en anglais est une obligation légale au Royaume-Uni et, évidemment, cette fourniture n'a pas lieu avec un tracteur vendu originellement à un autre pays, à moins que l'importateur non agréé ne parvienne à réaliser des arrangements spéciaux". Les preuves rassemblées par la Commission sur ces activités vont de 1964 à 1985, le plus grand nombre de documents datant de 1976 à 1985. Malgré les modifications apportées aux contrats de distribution de Ford (considérant 4) en 1990, le personnel de certains distributeurs de Ford a continué à croire qu'il ne devait pas accepter de commandes provenant de l'étranger ni, surtout, effectuer des exportations.

Étendue de ces pratiques

(10) Tous les États qui étaient membres de la Communauté à l'époque figurent dans les documents comme étant concernés par ces pratiques, à l'exception du Luxembourg (l'enquête a eu lieu avant l'adhésion de l'Espagne et du Portugal). Le document le plus ancien relatif au commerce parallèle est daté du 13 novembre 1964.

APPRÉCIATION JURIDIQUE

Article 85 paragraphe 1

(11) Ford et ses clients distributeurs sont des entreprises au sens de l'article 85 paragraphe 1. Les conventions liant ces parties, telles qu'elles furent rédigées ou appliquées, constituent des accords entre entreprises au sens de cette disposition.

(12) Les faits exposés ci-dessus montrent que les relations contractuelles de Ford avec ses clients comportaient une disposition les empêchant d'exporter, d'importer ou d'autoriser l'exportation des produits, ainsi que d'autres dispositions visant à empêcher le commerce parallèle des produits. Il s'agissait de dispositions générales relatives aux importations et aux exportations; ces dispositions n'étaient pas limitées aux ventes à des distributeurs non agréés, qui, s'agissant ou non d'exportations, étaient interdites par les contrats de distribution notifiés. Ces relations contractuelles constituaient par conséquent des restrictions de la concurrence au sens de l'article 85 paragraphe 1.

(13) Il convient de mentionner spécialement les remises subordonnées à la non-exportation, ainsi que les pénalisations imposées en cas d'exportation.L'argument avancé était que, puisque la Commission reconnaît qu'il est légal d'interdire une commercialisation active en dehors d'un territoire exclusif, il serait logique, pour la Commission, d'admettre une récompense pour celui qui mène une politique de commercialisation active dans ce territoire exclusif.

(14) Cependant, comme la Commission l'a déjà indiqué au considérant 55 de sa décision 85-617-CEE relative à l'affaire Sperry New Holland (5): "Les revendeurs doivent être autorisés à approvisionner les fermiers d'autres territoires sans être pénalisés par la suppression de remises. Les accords ou pratiques soumettant l'octroi de remises à la condition que les clients n'exportent pas la machine par la suite sont donc interdits. Le même raisonnement pourrait s'appliquer à la clause prévoyant que la machine ne peut être immatriculée et utilisée que sur le territoire du revendeur ou que la garantie doit être exécutée à l'intérieur de ce territoire."

(15) Il conviendrait également de mentionner spécialement les législations nationales en matière de sécurité. Les utilisateurs de machines importées indépendamment devraient naturellement pouvoir les utiliser à la fois en toute sécurité et en toute légalité. Une coopération entre Ford et ses distributeurs locaux visant à aider l'utilisateur d'une machine ayant fait l'objet d'une importation parallèle, moyennant un prix raisonnable, à respecter les dispositions nationales, aurait constitué un comportement normal. En revanche, les relations contractuelles entre ceux-ci en vue d'exploiter les réglementations en matière de sécurité pour décourager de telles importations constituent une infraction.

(16) Les actions de Ford analysées ci-dessus ont eu pour objet et pour effet d'empêcher les échanges entre États membres.En fait, elle n'avait pas le droit de refuser le bénéfice du libre-échange aux acheteurs potentiels de ses produits établis dans un État où le prix intérieur de ceux-ci était plus élevé.

(17) Il y a donc lieu de conclure que ces rapports contractuels constituent une infraction à l'article 85 paragraphe 1.

Article 85 paragraphe 3

(18) Comme il est dit au considérant 4, Ford a adapté les contrats de ses distributeurs de tracteurs pour que leur libellé soit conforme aux dispositions du règlement (CEE) n° 123-85, en vue d'obtenir le bénéfice de l'exemption prévue par ce règlement conformément à l'article 85 paragraphe 3 [mais elle a modifié ces contrats en 1990 et 1991 pour les rendre conformes aux dispositions du règlement (CEE) n° 1983-83 (6)]. Auparavant, Ford avait notifié un certain nombre de ces contrats en vue d'obtenir des exemptions individuelles. Ces notifications ne faisaient cependant pas état des dispositions non écrites des relations contractuelles décrites aux considérants 8 et 9, qui ne sont donc pas couvertes par ces notifications. Aucune exemption en application de l'article 85 paragraphe 3 n'aurait donc pu être accordée.

Article 3 du règlement n° 17

(19) Il apparaît nécessaire de condamner ces infractions et d'exiger de Ford qu'elle agisse de façon à ce que ses clients soient libres, et sachent qu'ils sont libres, d'acheter les produits Ford où ils le désirent et à ce que ses distributeurs sachent qu'ils sont libres de les fournir.

Article 15 paragraphe 2 du règlement n° 17

(20) L'infraction commise par Ford est grave car elle a entravé la concurrence dont les utilisateurs auraient pu retirer des avantages substantiels.

(21) Cependant, la Commission reconnaît que le fait qu'elle a toléré les demandes introduites par Ford en vue de bénéficier de l'exemption prévue par le règlement (CEE) n° 123-85 pour les contrats de distribution de véhicules automobiles, même après qu'elle eut effectué la majeure partie de son enquête dans cette affaire, a contribué à laisser croire à Ford que le fait de chercher à identifier et à empêcher les ventes à des distributeurs non agréés était légitime.

(22) La Commission prend également en considération le fait que la majeure partie des infractions établies se rapporte à une période remontant à six ans ou plus et reconnaît que, par exemple, l'utilisation des documents d'immatriculation (considérants 5 et 8) a cessé.

(23) Dans ces conditions exceptionnelles, et reconnaissant que les nouveaux responsables de Ford admettent maintenant que le comportement de Ford constituait une infraction dépassant les limites des activités décrites dans les différentes notifications faites par Ford et qu'ils prennent des mesures sérieuses pour éviter toute répétition de ces infractions, la Commission estime qu'il ne convient pas d'infliger une amende à Ford,

A ARRÊTÉ LA PRÉSENTE DÉCISION:

Article premier

Les relations contractuelles entre Ford New Holland Limited, auparavant Ford Motor Company Limited, et les autres sociétés faisant partie du groupe dont la société mère était Ford Motor Company et qui distribuait des tracteurs dans le marché commun, visant à interdire, décourager ou entraver le commerce parallèle de ses produits, constituaient une infraction à l'article 85 paragraphe 1 du traité CEE.

Article 2

L'octroi d'une exemption en application de l'article 85 paragraphe 3 du traité CEE en faveur des relations contractuelles visées à l'article 1er est refusé.

Article 3

1. Ford New Holland Limited renonce à prendre toute mesure ayant le même objet ou le même effet que celles dont il est question à l'article 1er.

2. Ford New Holland Limited assure que ses revendeurs soient libres et sachent qu'ils sont libres de vendre ses produits s'ils en reçoivent la demande, et que les acheteurs de ses produits soient libres et sachent qu'ils sont libres d'acheter ceux-ci, partout où ils le désirent à l'intérieur de la Communauté.

Article 4

La présente décision est destinée à l'entreprise suivante:

Ford New Holland Limited

Cranes Farm Road

UK-Basildon Essex SS14 3AD.

(1) JO n° 13 du 21.2.1962, p. 204/62.

(2) JO n° 127 du 20.8.1963, p. 2268/63.

(3) JO n° L 15 du 18.1.1985, p. 16.

(4) JO n° L 173 du 30.6.1983, p. 1.

(5) JO n° L 376 du 31.12.1985, p. 21.

(6) Les tracteurs agricoles ne sont pas couverts par le règlement (CEE) n° 123-85. Voir communiqué de presse de la Commission IP(90)917 du 16 novembre 1990.