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Décisions

CJCE, 30 juin 1992, n° C-312/90

COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

Royaume d'Espagne

Défendeur :

Commission des Communautés européennes

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Due

Présidents de chambre :

MM. Joliet, Schockweiler, Grévisse, Kapteyn

Avocat général :

M. Van Gerven.

Juges :

MM. Mancini, Moitinho de Almeida, Rodriguez Iglesias, Diez de Velasco, Zuleeg, Murray

Comm. CE, du 3 août 1990

3 août 1990

LA COUR,

1 Par requête déposée au greffe de la Cour le 11 octobre 1990, le royaume d'Espagne a, en vertu de l'article 173 du traité CEE, demandé l'annulation de la décision de la Commission du 3 août 1990 relative à l'ouverture de la procédure prévue à l'article 93, paragraphe 2, du traité CEE, au sujet d'une aide présumée que les autorités espagnoles avaient accordée au groupe privé de constructeurs d'équipements électriques Cenemesa, Conelec et Cademesa.

2 Après avoir eu connaissance de l'intention des autorités espagnoles d'octroyer des soutiens financiers à des constructeurs d'équipements électriques, la Commission a sollicité, par lettre du 12 janvier 1990, des renseignements détaillés sur ces interventions.

3 A plusieurs reprises, les autorités espagnoles ont affirmé que ces interventions ne constituaient pas des aides au sens de l'article 92, paragraphe 1, du traité CEE Par lettres des 14 et 28 février, ainsi que du 5 avril 1990, elles ont communiqué des informations à la Commission selon lesquelles lesdites interventions consistaient, d'une part, en la prise en charge par l'État d'une partie des indemnisations et d'autres contributions sociales prévues en cas de réduction des emplois et, d'autre part, en la compensation des dettes à l'égard de certaines institutions et organismes publics. Les autorités espagnoles ont également porté à la connaissance de la Commission les termes d'un accord de liquidation du groupe privé en question et ont insisté à cette occasion sur la nécessité d'une instruction rapide du dossier par les services de la Commission.

4 Le 15 juin 1990, le décret royal n° 810-1990 a autorisé l'accord extrajudiciaire conclu entre les créanciers publics, les entreprises endettées et l'entité acquéresse des biens d'exploitation de ces entreprises. Le même jour, les autorités espagnoles, se référant à la jurisprudence de la Cour découlant de l'arrêt du 11 décembre 1973, Lorenz (120-73, Rec. p. 1471), ont adressé à la Commission une lettre dans laquelle elles ont annoncé la mise à exécution des mesures Il est constant que cette exécution a débuté le 3 juillet 1990.

5 Par acte du 3 août 1990, la Commission a décidé l'ouverture de la procédure prévue à l'article 93, paragraphe 2, du traité Le recours du royaume d'Espagne est dirigé contre cette décision.

6 Par mémoire déposé au greffe de la Cour le 9 novembre 1990, la Commission a soulevé une exception d'irrecevabilité au titre de l'article 91, paragraphe 1, du règlement de procédure de la Cour, au motif que sa décision du 3 août 1990 ne constituerait pas un acte faisant grief susceptible d'être attaqué sur le fondement des dispositions de l'article 173. Selon la Commission, la décision d'ouverture de la procédure prévue à l'article 93, paragraphe 2, est un acte d'instruction préparatoire à la décision finale qui, ne modifiant pas la situation juridique des intéressés, ne peut les affecter. Par ailleurs, l'obligation de suspendre le versement de l'aide projetée ne devrait pas être prise en compte pour décider de la recevabilité du recours, car cet effet constituerait une conséquence inéluctable attachée par le traité à l'ouverture de ladite procédure.

7 La Commission expose enfin que, si le recours était accueilli, le système de contrôle mis en place par l'article 93 serait altéré. La Cour serait amenée à se prononcer sur la compatibilité avec le traité d'une aide qui n'aurait pas encore fait l'objet d'un examen complet et définitif de la part de la Commission. Celle-ci craint enfin qu'un arrêt favorable à la recevabilité ne provoque la multiplication de recours en annulation contre des décisions d'engager la procédure prévue à l'article 93, paragraphe 2.

8 Le royaume d'Espagne demande la jonction de l'examen de l'exception d'irrecevabilité à celui du fond tout en soutenant que la décision de la Commission du 3 août 1990 est à considérer comme un acte susceptible de faire l'objet d'un recours en annulation. Les autorités espagnoles auraient communiqué en temps utile, en février 1990, les interventions financières à la Commission, qui aurait ensuite laissé s'écouler plus de deux mois avant de se former une première opinion sur la compatibilité avec le traité du projet ainsi notifié. L'écoulement de ce délai aurait eu comme conséquence de permettre au gouvernement espagnol, conformément à l'arrêt du 11 décembre 1973, Lorenz, précité, de mettre le projet à exécution après en avoir avisé, par sa lettre du 15 juin 1990, la Commission. A partir de la mise à exécution, le 3 juillet 1990, l'aide en question ne serait plus une aide nouvelle, au sens du paragraphe 3 de l'article 93, mais une aide existante, au sens du paragraphe 1, dont la Commission ne pouvait ordonner la suspension. Dès lors, la décision attaquée, en empêchant la mise à exécution du projet, produirait des effets juridiques à l'égard de l'Espagne.

9 Pour un plus ample exposé du déroulement de la procédure ainsi que des moyens et arguments des parties, il est renvoyé au rapport d'audience. Ces éléments du dossier ne sont repris ci-après que dans la mesure nécessaire au raisonnement de la Cour.

10 De l'argumentation présentée par le gouvernement espagnol, il ressort clairement que le recours en annulation vise la décision litigieuse en ce qu'elle suspend le versement d'un financement que les autorités espagnoles avaient déjà mis à exécution, et ne concerne pas les appréciations de la Commission sur la compatibilité de l'aide avec le traité. L'examen de la Cour sera donc circonscrit à ce premier aspect de la décision.

11 Pour statuer sur la recevabilité du recours, il convient, en premier lieu, de rappeler qu'un acte ne peut être attaqué au titre de l'article 173 du traité que s'il produit des effets juridiques (voir l'arrêt du 31 mars 1971, dit "AETR", Commission/Conseil, 22-70, Rec. p. 263).

12 En l'occurrence, il y a lieu, tout d'abord, de relever que la décision, prise le 3 août 1990, d'ouvrir la procédure d'examen prévue à l'article 93, paragraphe 2, du traité, qui a été communiquée au gouvernement espagnol, comportait pour celui-ci une interdiction de verser les aides projetées avant que ladite procédure n'ait abouti à une décision finale.

13 Contrairement à ce que prétend la Commission, dans les circonstances de l'espèce, cette interdiction découle d'une décision délibérée de sa part. Cela apparaît clairement si l'on replace l'acte litigieux dans l'ensemble du système de contrôle des aides institué par l'article 93.

14 Les règles de procédure que le traité établit varient selon que les aides sont existantes ou nouvelles. Tandis que les premières sont soumises à l'article 93, paragraphes 1 et 2, les secondes sont régies par les paragraphes 2 et 3 de la même disposition.

15 En ce qui concerne les aides existantes, le paragraphe 1 de l'article 93, précité, donne compétence à la Commission pour procéder à leur examen permanent avec les États membres. Dans le cadre de cet examen, la Commission propose à ceux-ci les mesures utiles exigées par le développement progressif ou le fonctionnement du Marché commun. Le paragraphe 2 dispose ensuite que, si après avoir mis les intéressés en demeure de présenter leurs observations, la Commission constate qu'une aide n'est pas compatible avec le Marché commun aux termes de l'article 92, ou que cette aide est appliquée de manière abusive, elle décide que l'État intéressé doit la supprimer ou la modifier dans le délai qu'elle détermine.

16 Quant aux aides nouvelles, le paragraphe 3 de la disposition précitée prévoit que la Commission est informée, en temps utile pour présenter ses observations, des projets tendant à instituer ou à modifier des aides Celle-ci procède alors à un premier examen des aides projetées. Si, au terme de cet examen, elle estime qu'un projet n'est pas compatible avec le Marché commun, aux termes de l'article 92, elle ouvre sans délai la procédure d'examen contradictoire prévue à l'article 93, paragraphe 2. Dans une telle hypothèse, la dernière phrase du paragraphe 3 interdit à l'État membre intéressé de mettre à exécution les mesures projetées avant que cette procédure n'ait abouti à une décision finale. Les aides nouvelles sont donc soumises à un contrôle préventif exercé par la Commission et elles ne peuvent en principe être mises à exécution aussi longtemps que cette institution ne les a pas déclarées compatibles avec le traité.

17 De ce qui précède, il résulte que la décision qui consiste à mettre en demeure les intéressés et qui marque le début de la procédure prévue à l'article 93, paragraphe 2, produit des effets différents selon que l'aide considérée constitue une aide nouvelle ou une aide existante. Alors que, dans le premier cas, l'État est empêché de mettre à exécution le projet d'aide soumis à la Commission, une telle interdiction ne s'applique pas dans l'hypothèse d'une aide déjà existante.

18 Selon l'arrêt du 11 décembre 1973, précité, l'article 93, paragraphe 3, du traité implique que, si la Commission, après avoir été informée par un État membre d'un projet tendant à instituer une aide, omet d'ouvrir la procédure contradictoire, cet État peut, à l'expiration d'un délai de deux mois, mettre l'aide projetée à exécution à condition qu'il en ait donné préavis à la Commission, cette aide relevant ensuite du régime des aides existantes.

19 En l'occurrence, les faits font apparaître que le différend opposant le gouvernement espagnol à la Commission porte sur la qualification de l'aide litigieuse. La Commission a, en effet, décidé de traiter comme nouvelles des aides que le gouvernement espagnol considérait comme existantes du fait qu'elles avaient été octroyées après que les autorités espagnoles les eurent notifiées à la Commission et qu'elles eurent avisé cette dernière conformément à l'arrêt du 11 décembre 1973, précité.

20 Dans ces conditions, il ne saurait être considéré que, en l'espèce, la suspension du versement de l'aide découle automatiquement du traité. Impliquant manifestement un choix sur la qualification de l'aide et les règles de procédure y afférant, la décision attaquée d'ouvrir la procédure prévue à l'article 93, paragraphe 2, produit des effets juridiques.

21 En second lieu, il convient de vérifier que la décision attaquée ne constitue pas une simple mesure préparatoire contre l'illégalité de laquelle le recours portant sur la décision qui met fin à la procédure assurerait une protection suffisante (voir l'arrêt du 24 juin 1986, AKZO, point 20, 53-85, Rec. p. 1990).

22 A cet égard, il y a lieu d'observer qu'une décision constatant la compatibilité de l'aide avec le traité ou le recours ouvert contre une décision de la Commission constatant son incompatibilité ne permettraient pas d'effacer les conséquences irréversibles qui résulteraient d'un retard dans le versement de l'aide dû au respect de l'interdiction prévue à l'article 93, paragraphe 3, dernière phrase.

23 Par ailleurs, il convient de constater que lorsque, comme en l'espèce, les mesures qualifiées par la Commission d'aides nouvelles ont été mises à exécution, les effets juridiques attachés à cette qualification sont définitifs. En effet, il résulte de l'arrêt du 21 novembre 1991, Fédération nationale du commerce extérieur des produits alimentaires/France (C-354-90, Rec. p. I-5505), que même une décision finale de la Commission déclarant ces aides compatibles avec le Marché commun n'aurait pas pour conséquence de régulariser a posteriori les actes d'exécution qui devraient être considérés comme ayant été pris en méconnaissance de l'interdiction édictée par l'article 93, paragraphe 3, dernière phrase.

24 Il y a lieu par conséquent de conclure que la décision litigieuse, en tant qu'elle implique le choix par l'institution responsable d'une procédure de contrôle dont l'une des caractéristiques réside dans la suspension du versement de l'aide envisagée, constitue un acte attaquable au sens de l'article 173 du traité.

25 En vue de répondre à l'objection que la Commission tire d'un risque d'anticipation des débats sur la compatibilité de l'aide avec le traité, il convient, en outre, de préciser que, dans le cadre de l'examen du fond du présent litige, il appartiendra uniquement à la Cour de décider si une aide octroyée dans les circonstances de l'espèce constitue une aide nouvelle, soumise à l'interdiction prévue à l'article 93, paragraphe 3, du traité.

26 Au vu des considérations qui précèdent, il y a lieu de rejeter l'exception d'irrecevabilité soulevée au titre de l'article 91, premier alinéa, du règlement de procédure de la Cour et de déclarer le recours recevable.

Sur les dépens

27 Il convient de réserver les dépens.

Par ces motifs,

LA COUR déclare et arrête:

1) L'exception d'irrecevabilité soulevée par la Commission des Communautés européennes est rejetée.

2) La procédure sera poursuivie quant au fond.

3) Les dépens sont réservés