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Décisions

CJCE, 10 décembre 1991, n° C-179/90

COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

Merci convenzionali porto di Genova (SpA)

Défendeur :

Siderurgica Gabrielli (SpA)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Due

Présidents de chambre :

MM. Slynn, Joliet, Schockweiler, Grévisse, Kapteyn

Avocat général :

M. Van Gerven

Juges :

MM. Mancini, Kakouris, Moitinho de Almeida, Rodríguez Iglesias, Díez de Velasco

Avocats :

Mes Medina, Ferraris, Conte, Giacomini.

CJCE n° C-179/90

10 décembre 1991

LA COUR,

1. Par ordonnance du 6 avril 1990, parvenue à la Cour le 7 juin suivant, le Tribunale di Genova a posé, en vertu de l'article 177 du traité CEE, deux questions préjudicielles relatives à l'interprétation des articles 7, 30, 85, 86 et 90 de ce traité.

2. Ces questions ont été soulevées dans le cadre d'un litige opposant la société Merci convenzionali porto di Genova SpA (ci-après "Merci") à la société Siderurgica Gabrielli SpA (ci-après "Siderurgica") à propos de l'exécution d'opérations de débarquement de marchandises dans le port de Gênes.

3. Il ressort du dossier transmis à la Cour qu'en Italie les opérations d'embarquement, de débarquement, de transbordement, de dépôt et de mouvement en général des marchandises ou de tout matériel dans le port sont réservées, en vertu de l'article 110 du Code de la navigation, à des compagnies portuaires dont les travailleurs, qui ont aussi la qualité de membres de ces compagnies, doivent, en vertu des articles 152 et 156 du règlement de la navigation maritime, être de nationalité italienne. Le non-respect des droits exclusifs dont sont investies les compagnies portuaires fait l'objet de sanctions pénales prévues par l'article 1172 du Code de la navigation.

4. L'organisation des opérations portuaires pour le compte de tiers est concédée, en application de l'article 111 du Code de la navigation, à des entreprises portuaires. Pour l'exécution des opérations portuaires, ces entreprises, constituées, en règle générale, sous la forme de sociétés de droit privé, doivent recourir exclusivement aux compagnies portuaires.

5. En application de la réglementation italienne, Siderurgica s'est adressée à Merci, entreprise investie du droit exclusif de l'activité opérationnelle dans le port de Gênes pour les marchandises conventionnelles, en vue du débarquement d'un lot d'acier importé de République fédérale d'Allemagne, bien qu'un débarquement direct eût pu être effectué par le personnel du navire. Aux fins des opérations de débarquement, Merci a, à son tour, fait appel à la compagnie portuaire de Gênes.

6. A la suite d'un retard dans le débarquement des marchandises, dû, en particulier, à des grèves des travailleurs de la compagnie portuaire, un litige est né entre Siderurgica et Merci dans le cadre duquel Siderurgica a demandé la réparation du dommage subi du fait du retard survenu et la répétition de montants acquittés, considérés par elle comme inéquitables au regard des prestations accomplies. Saisi de ce litige, le Tribunale di Genova a décidé de surseoir à statuer jusqu'à ce que la Cour de justice ait statué sur les questions préjudicielles suivantes :

"1) En l'état actuel du droit communautaire, en cas d'importation, par mer, sur le territoire d'un État membre de la CEE, de marchandises provenant d'un autre État membre de la même Communauté, les dispositions de l'article 90 du traité instituant la CEE et les interdictions prévues par les articles 7, 30, 85 et 86 du même traité attribuent-elles aux sujets de l'ordre juridique communautaire des droits que les États membres sont tenus de respecter, dans l'hypothèse où l'exécution des opérations de chargement et de déchargement des marchandises dans les ports nationaux, même en présence de la possibilité d'effectuer ces opérations par les moyens et le personnel de bord, est réservée, de manière exclusive et à des tarifs déterminés de manière obligatoire, à une entreprise et/ou une compagnie portuaire, dont le personnel ne comporte que des ressortissants nationaux ?

ou

2) une entreprise et/ou une compagnie portuaire dont le personnel ne comporte que des ressortissants nationaux, à laquelle est réservée, de manière exclusive et à des tarifs déterminés de manière obligatoire, l'exécution des opérations de chargement et de déchargement des marchandises dans les ports nationaux, constitue-t-elle une entreprise chargée de la gestion de services d'intérêt économique général, au sens de l'article 90, paragraphe 2, du traité instituant la CEE, à l'égard de laquelle l'application des dispositions du paragraphe 1 du même article 90 et des interdictions imposées par les articles 7, 30, 85 et 86 du traité précité peut faire échec à l'accomplissement, de la part de celle-ci, de la mission particulière qui lui a été impartie ?"

7. Pour un plus ample exposé des faits du litige au principal, du déroulement de la procédure ainsi que des observations écrites présentées à la Cour, il est renvoyé au rapport d'audience. Ces éléments du dossier ne sont repris ci-après que dans la mesure nécessaire au raisonnement de la Cour.

Sur la première question

8. Par sa première question, la juridiction nationale cherche, en substance, à savoir si l'article 90, paragraphe 1, du traité, en relation avec les articles 7, 30 et 86 de ce traité, s'oppose à une réglementation d'un État membre qui confère à une entreprise établie dans cet État le droit exclusif d'organiser les opérations portuaires et oblige celle-ci de recourir, pour l'exécution de ces opérations, à une compagnie portuaire composée exclusivement de travailleurs nationaux, et si ces dispositions engendrent pour les particuliers des droits que les juridictions nationales doivent sauvegarder.

9. Pour répondre à cette question, telle qu'elle a été reformulée, il convient de relever, à titre liminaire, qu'une entreprise portuaire qui bénéficie de l'exclusivité de l'organisation des opérations portuaires pour le compte de tiers, de même qu'une compagnie portuaire qui bénéficie de l'exclusivité de l'exécution des opérations portuaires doivent être considérées comme des entreprises investies par l'État de droits exclusifs, au sens de l'article 90, paragraphe 1, du traité.

10. Cette disposition prévoit, pour ces entreprises, que les États membres n'édictent ni ne maintiennent aucune mesure contraire aux règles du traité, notamment à celles prévues à l'article 7 et à celles en matière de concurrence.

11. En ce qui concerne, en premier lieu, la condition de nationalité imposée au personnel de la compagnie portuaire, il convient de rappeler d'emblée que, conformément à la jurisprudence, l'article 7 du traité, qui consacre le principe général de non-discrimination en raison de la nationalité, n'a vocation à s'appliquer de façon autonome que dans des situations régies par le droit communautaire pour lesquelles le traité ne prévoit pas de règles spécifiques de non-discrimination (voir, par exemple, arrêt du 30 mars 1989, Commission/Grèce, points 12 et 13, 305-87, Rec. p. 1461 ; arrêt du 7 mars 1991, Masgio, point 12, C-10-90, Rec. p. I-1119).

12. Or, en ce qui concerne les travailleurs salariés, ce principe a été mis en œuvre et concrétisé par l'article 48 du traité.

13. A cet égard, il y a lieu de rappeler que l'article 48 du traité s'oppose, au premier chef, à une réglementation d'un État membre qui réserve aux ressortissants nationaux le droit de travailler au sein d'une entreprise de cet État, telle que la compagnie du port de Gênes, en cause devant la juridiction de renvoi. Ainsi que la Cour l'a déjà jugé (voir, par exemple, arrêt du 3 juillet 1986, Lawrie-Blum, point 17, 66-85, Rec. p. 2121), la notion de travailleur, au sens de l'article 48 du traité, suppose qu'une personne accomplisse, pendant un certain temps, en faveur d'une autre et sous la direction de celle-ci, des prestations en contrepartie desquelles elle touche une rémunération. Or, cette qualification n'est pas affectée par le fait que le travailleur, tout en se trouvant dans un lien de subordination par rapport à l'entreprise, est lié aux autres travailleurs de celle-ci par un rapport d'association.

14. Pour ce qui est, en second lieu, de l'existence des droits exclusifs, il convient de relever d'abord que, en ce qui concerne l'interprétation de l'article 86 du traité, il est de jurisprudence constante qu'une entreprise qui bénéficie d'un monopole légal sur une partie substantielle du Marché commun peut être considérée comme occupant une position dominante au sens de l'article 86 du traité (voir arrêt du 23 avril 1991, Höfner, point 28, C-41-90, Rec. p. I-1979 ; arrêt du 18 juin 1991, ERT, point 31, C-260-89, Rec. p. I-2925).

15. S'agissant de la délimitation du marché en cause, il ressort de la décision de renvoi que ce marché est celui de l'organisation, pour le compte de tiers, des opérations portuaires relatives au fret ordinaire dans le port de Gênes et de l'exécution de ces opérations.Compte tenu notamment du volume du trafic dans le port en cause et de l'importance que revêt ce dernier au regard de l'ensemble des activités d'importation et d'exportation maritimes dans l'État membre concerné, ce marché peut être considéré comme constituant une partie substantielle du Marché commun.

16. Il y a lieu de préciser ensuite que le simple fait de créer une position dominante par l'octroi de droits exclusifs, au sens de l'article 90, paragraphe 1, de ce traité n'est pas, en tant que tel, incompatible avec l'article 86.

17. La Cour a cependant eu l'occasion de constater, à cet égard, qu'un État membre enfreint les interdictions contenues à ces deux dispositions lorsque l'entreprise en cause est amenée, par le simple exercice des droits exclusifs qui lui ont été conférés, à exploiter sa position dominante de façon abusive (voir arrêt du 23 avril 1991, Höfner, précité, point 29) ou lorsque ces droits sont susceptibles de créer une situation dans laquelle cette entreprise est amenée à commettre de tels abus (voir arrêt du 18 juin 1991, ERT, précité, point 37).

18. Selon l'article 86, deuxième alinéa, sous a), b) et c), du traité, de telles pratiques abusives peuvent consister notamment dans le fait d'imposer au demandeur des services en cause des prix d'achat ou d'autres conditions de transaction non équitables, dans la limitation du développement technique au préjudice des consommateurs et dans l'application, aux partenaires commerciaux, de conditions inégales pour des prestations équivalentes.

19. A cet égard, il apparaît des circonstances décrites par la juridiction nationale et discutées devant la Cour que les entreprises investies, selon les modalités définies par la réglementation nationale en cause, de droits exclusifs, sont, de ce fait, amenées soit à exiger le paiement de services non demandés, soit à facturer des prix disproportionnés, soit à refuser de recourir à la technologie moderne, ce qui entraîne un accroissement du coût des opérations et un allongement des délais d'exécution de celles-ci, soit à octroyer des réductions de prix à certains utilisateurs avec compensation concomitante de ces réductions par une augmentation des prix facturés à d'autres utilisateurs.

20. Dans ces conditions, il y a lieu de constater qu'un État membre crée une situation contraire à l'article 86 du traité lorsqu'il adopte une réglementation du type de celle en cause devant la juridiction de renvoi, réglementation qui est susceptible d'affecter le commerce entre États membres, ainsi que c'est le cas du litige au principal au vu des éléments mentionnés au point 15 du présent arrêt, relatifs à l'importance du trafic dans le port de Gênes.

21. S'agissant de l'interprétation de l'article 30 du traité demandée par la juridiction nationale, il suffit de rappeler qu'une réglementation nationale qui a pour effet de faciliter l'exploitation abusive d'une position dominante, susceptible d'affecter le commerce entre États membres, est normalement incompatible avec cet article qui interdit les restrictions quantitatives à l'importation, ainsi que toute mesure d'effet équivalent (voir arrêt du 16 novembre 1977, Inno, point 35, 13-77, Rec. p. 2115), dans la mesure où cette réglementation a pour effet de rendre plus onéreuses et, dès lors, d'entraver les importations de marchandises en provenance d'autres États membres.

22. Dans l'affaire au principal, il ressort des constatations faites par la juridiction nationale que le débarquement des marchandises aurait pu être effectué à moindres frais par l'équipage du navire, de sorte que le recours obligatoire aux services des deux entreprises investies de droits exclusifs a entraîné des coûts supplémentaires et était, dès lors, susceptible, de par son effet sur les prix des marchandises, d'influer sur les importations.

23. Il y a lieu de souligner, en troisième lieu, que, même dans le cadre de l'article 90, les dispositions des articles 30, 48 et 86 du traité ont un effet direct et engendrent pour les justiciables des droits que les juridictions nationales doivent sauvegarder (voir notamment, pour l'article 86 du traité, arrêt du 30 avril 1974, Sacchi, point 18, 155-73, Rec. p. 409).

24. Il y a, dès lors, lieu de répondre à la première question, telle que reformulée, que :

- l'article 90, paragraphe 1, du traité CEE, en relation avec les articles 30, 48 et 86 de ce traité, s'oppose à une réglementation d'un État membre qui confère à une entreprise établie dans cet État le droit exclusif d'organiser les opérations portuaires et oblige celle-ci de recourir, pour l'exécution de ces opérations, à une compagnie portuaire composée exclusivement de travailleurs nationaux ;

- les articles 30, 48 et 86 du traité, en relation avec l'article 90 du traité, engendrent pour les particuliers des droits que les juridictions nationales doivent sauvegarder.

Sur la seconde question

25. Par sa seconde question, la juridiction nationale vise, en substance, à savoir si l'article 90, paragraphe 2, du traité doit être interprété en ce sens qu'une entreprise et/ou une compagnie portuaire se trouvant dans la situation décrite dans la première question doivent être considérées comme étant chargées de la gestion de services d'intérêt économique général, au sens de cette disposition.

26. En vue de répondre à cette question, il convient de rappeler que, pour que la dérogation à l'application des règles du traité prévue à l'article 90, paragraphe 2, de ce traité puisse jouer, il ne suffit pas seulement que l'entreprise en cause ait été investie par les pouvoirs publics de la gestion d'un service économique d'intérêt général, mais il faut encore que l'application des règles du traité fasse échec à l'accomplissement de la mission particulière qui a été impartie à cette entreprise et que l'intérêt de la Communauté ne soit pas affecté(voir arrêt du 3 octobre 1985, CBEM, point 17, 311-84, Rec. p. 3261 ; arrêt du 23 avril 1991, Höfner, précité, point 24).

27. A cet égard, il y a lieu de constater qu'il ne ressort ni des pièces du dossier transmis par la juridiction nationale ni des observations déposées devant la Cour que les opérations portuaires revêtent un intérêt économique général qui présente des caractères spécifiques par rapport à celui que revêtent d'autres activités de la vie économique et que, même à supposer que tel soit le cas, l'application des règles du traité, en particulier de celles en matière de concurrence et en matière de libre circulation, serait de nature à faire échec à l'accomplissement d'une telle mission.

28. Il y a, dès lors, lieu de répondre à la seconde question que l'article 90, paragraphe 2, du traité doit être interprété en ce sens qu'une entreprise et/ou une compagnie portuaire se trouvant dans la situation décrite dans la première question ne peuvent pas être considérées, sur la base des seuls éléments contenus dans cette description, comme étant chargées de la gestion de services d'intérêt économique général, au sens de cette disposition.

Sur les dépens

29. Les frais exposés par la Commission des Communautés européennes, qui a soumis des observations à la Cour, ne peuvent faire l'objet d'un remboursement. La procédure revêtant, à l'égard des parties au principal, le caractère d'un incident soulevé devant la juridiction nationale, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens.

Par ces motifs,

LA COUR,

statuant sur les questions à elle soumises par le Tribunale di Genova, par ordonnance du 6 avril 1990, dit pour droit :

1) L'article 90, paragraphe 1, du traité CEE, en relation avec les articles 30, 48 et 86 de ce traité, s'oppose à une réglementation d'un État membre qui confère à une entreprise établie dans cet État le droit exclusif d'organiser les opérations portuaires et oblige celle-ci de recourir, pour l'exécution de ces opérations, à une compagnie portuaire composée exclusivement de travailleurs nationaux.

2) Les articles 30, 48 et 86 du traité, en relation avec l'article 90 du traité, engendrent pour les particuliers des droits que les juridictions nationales doivent sauvegarder.

3) L'article 90, paragraphe 2, du traité doit être interprété en ce sens qu'une entreprise et/ou une compagnie portuaire se trouvant dans la situation décrite dans la première question ne peuvent pas être considérées, sur la base des seuls éléments contenus dans cette description, comme étant chargées de la gestion de services d'intérêt économique général, au sens de cette disposition.