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Décisions

CJCE, 18 juin 1991, n° C-260/89

COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

Elliniki Radiofonia Tileorasi Anonymi Etairia, Panellinia omospondia syllogon prosopikou

Défendeur :

Dimotiki Etairia Pliroforisis, Sotirios Kouvelas, Nicolaos Avdellas

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Due

Présidents de chambre :

MM. O'Higgins, Rodríguez Iglesias, Díez de Velasco

Avocat général :

M. Lenz

Juges :

MM. Gordon Slynn, Kakouris, Joliet, Schockweiler, Kapteyn

Avocats :

Mes Kostopoulos, Vamvakopoulos, Panagopoulos, Ladas, Kalamos.

CJCE n° C-260/89

18 juin 1991

LA COUR,

1. Par jugement du 11 avril 1989, parvenu à la Cour le 16 août suivant, le Monomeles Protodikeio (tribunal de grande instance) de Thessalonique, statuant en référé, a posé, en vertu de l'article 177 du traité CEE, plusieurs questions préjudicielles relatives à l'interprétation du traité CEE, en particulier de ses articles 2, 3, sous f, 9, 30, 36, 85 et 86, ainsi que de l'article 10 de la Convention européenne de Sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés Fondamentales du 4 novembre 1950 (ci-après "Convention européenne des Droits de l'Homme"), en vue d'apprécier la compatibilité avec ces dispositions d'un régime national de droits exclusifs en matière de télévision.

2. Ces questions ont été soulevées dans le cadre d'un litige entre l'Elliniki Radiophonia Tiléorassi Anonimi Etairia (ci-après "ERT"), entreprise héllénique de radio et de télévision, à laquelle l'Etat hellénique a concédé des droits exclusifs pour l'exercice de ses activités, d'une part, et Dimotiki Etairia Pliroforissis (ci-après "DEP"), société municipale d'information à Thessalonique, et M. S. Kouvelas, maire de cette ville, d'autre part. Malgré l'existence des droits exclusifs dont jouit l'ERT, la DEP et le maire ont créé à Thessalonique, en 1989, une station de télévision qui, dès cette même année, a commencé à diffuser des émissions télévisées.

3. L'ERT a été créée par la loi n° 1730-1987 (Journal officiel de la République hellénique, A, 145, du 18 août 1987). Selon l'article 2, paragraphe 1, de cette loi, l'ERT a pour objet l'organisation, l'exploitation et le développement de la radiodiffusion, ainsi que la contribution à l'information, à la culture et au divertissement du peuple hellénique, sans but lucratif. Le paragraphe 2 de cet article dispose que l'Etat concède à l'ERT un privilège exclusif en matière de radio et de télévision pour toute activité qui concourt à la réalisation de son objectif. Le privilège comprend notamment l'émission de sons et d'images de toute nature à partir du territoire héllénique par les méthodes de la radiodiffusion et de la télévision destinées à la réception soit générale, soit par circuits spéciaux fermés, câblés ou d'une forme quelconque, et l'installation de stations de radiodiffusion et de télévision. En vertu du paragraphe 3 de l'article 2, l'ERT produit et exploite par tout moyen des émissions de radiodiffusion et de télévision. L'article 16, paragraphe 1, de la même loi interdit à toute personne d'entreprendre sans autorisation de l'ERT des activités pour lesquelles l'ERT détient un droit exclusif.

4. Estimant que les activités de la DEP et du maire de Thessalonique relevaient de ses droits exclusifs, l'ERT a engagé une procédure en référé devant le Tribunal de grande instance de Thessalonique afin d'obtenir, sur la base de l'article 16 de la loi n° 1730-1987, susmentionné, l'interdiction de diffuser toute émission, la saisie de l'équipement technique et sa mise sous séquestre. Devant le tribunal, la DEP et M. Kouvelas ont principalement invoqué des dispositions de droit communautaire et de la Convention européenne des Droits de l'Homme.

5. Considérant que l'affaire soulevait d'importantes questions de droit communautaire, la juridiction nationale a sursis à statuer pour poser à la Cour les questions préjudicielles suivantes :

"1) Une loi autorisant un seul opérateur à détenir le monopole de la télévision sur tout le territoire d'un Etat membre et à procéder à des transmissions télévisées de toute nature est-elle compatible avec les dispositions du traité CEE et le droit dérivé ?

2) Dans l'affirmative, la liberté fondamentale de circulation des marchandises prévue par l'article 9 du traité CEE est-elle violée et dans quelle mesure, compte tenu du fait que l'exercice par un seul opérateur du privilège exclusif en matière de télévision entraîne une interdiction, pour les autres citoyens de la Communauté, d'exporter, de louer ou de distribuer de n'importe quelle façon dans l'Etat membre en question des matériels, supports de son, films, documentaires télévisés et autres produits pouvant être utilisés pour l'émission de messages télévisés, si ce n'est pour servir les buts dudit opérateur, détenteur du privilège exclusif de la télévision, surtout lorsque l'opérateur en question bénéficie également de la possibilité de choisir à son gré le matériel national et les produits nationaux et de les préférer à ceux des autres Etats membres de la Communauté ?

3) La concession à un seul opérateur du privilège exclusif en matière de télévision constitue-t-elle, et dans quelle mesure, une mesure d'effet équivalant à des restrictions quantitatives de l'importation interdite expressément par la disposition de l'article 30 du traité CEE ?

4) A supposer que la concession par la loi à un seul opérateur du privilège exclusif d'effectuer des émissions télévisées et de procéder sur tout le territoire d'un Etat membre à des transmissions télévisées de toute nature doive être tenue pour licite en tant qu'elle relève de la disposition de l'article 36 du traité CEE telle qu'elle a été interprétée par la Cour de justice, parce que ladite concession satisfait à une exigence impérative et sert un but d'intérêt général comme l'organisation de la télévision en tant que service d'intérêt public, le résultat ne va-t-il pas au-delà du but poursuivi et dans quelle mesure, en d'autres termes, la réalisation de ce but, qui est la protection de l'intérêt public, a-t-elle lieu de la façon la moins onéreuse c'est-à-dire la moins entravante pour la libre circulation des marchandises ?

5) Les droits exclusifs concédés par un Etat membre à une entreprise (un opérateur) en matière de transmissions télévisées et l'exercice de ces droits sont-ils compatibles, et dans quelle mesure, avec les règles de concurrence des dispositions combinées des articles 85 et 3 f) du traité CEE, dès lors que l'accomplissement par l'entreprise en cause de certains actes et, à titre indicatif, le fait qu'elle procède à elle seule a) à la diffusion de messages publicitaires, b) à la mise en circulation de films, documentaires et autres œuvres télévisées produits dans la communauté, c) au choix discrétionnaire de la distribution et de la transmission des messages télévisés, films, documentaires et autres œuvres empêche, restreint ou fausse le jeu de la concurrence au détriment des consommateurs communautaires dans son secteur d'activité et sur tout le territoire de l'Etat membre, même si la loi l'y autorise ?

6) Dans l'hypothèse où l'Etat membre utilise l'entreprise chargée du service de la télévision, même en ce qui concerne son activité commerciale - plus spécialement la publicité -, comme entreprise chargée de la gestion de services d'intérêt économique général, les règles de concurrence des dispositions combinées des articles 85 et 3 f) sont-elles incompatibles, et dans quelle mesure, avec l'accomplissement de la mission impartie à cette entreprise ?

7) Peut-on considérer qu'une telle entreprise, à laquelle la loi de l'Etat membre a conféré le droit exclusif en matière de télévision de procéder sur tout le territoire dudit Etat à des transmissions télévisées de toute nature, détient une position dominante sur une partie substantielle du Marché commun ?

8) Dans l'affirmative, le fait que cette entreprise impose aux consommateurs communautaires (en l'absence de toute concurrence sur le marché) des prix monopolistiques sur les émissions publicitaires télévisées ainsi qu'un traitement préférentiel à son gré et le fait qu'elle accomplit les actes mentionnés dans la cinquième question ci-dessus et menant à l'élimination de la concurrence dans son secteur d'activité constituent-ils, et dans quelle mesure, une utilisation abusive de sa position dominante ?

9) Le fait qu'une loi confère aujourd'hui à un opérateur unique le monopole de la télévision sur tout le territoire d'un Etat membre et le privilège exclusif de procéder à des transmissions télévisées de toute nature est-il conciliable, d'une part, avec le but social poursuivi par le traité CEE (selon son préambule et son article 2), qui consiste dans l'amélioration constante des conditions de vie des peuples européens et le relèvement accéléré de leur niveau de vie, et, d'autre part, avec la disposition de l'article 10 de la Convention européenne de Sauvegarde des Droits de l'Homme du 4 novembre 1950 ?

10) La liberté d'expression consacrée par l'article 10 de la Convention européenne de Sauvegarde des Droits de l'Homme du 4 novembre 1950 et le but social du traité CEE évoqué plus haut et mentionné dans le préambule et l'article 2 dudit traité imposent-ils par eux-mêmes des obligations aux Etats membres et lesquelles, indépendamment de l'existence de dispositions écrites de droit communautaire en vigueur ?"

6. Pour un plus ample exposé du cadre juridique et des termes du litige au principal, du déroulement de la procédure ainsi que des observations écrites déposées devant la Cour, il est renvoyé au rapport d'audience. Ces éléments du dossier ne sont repris ci-dessous que dans la mesure nécessaire au raisonnement de la Cour.

7. Il résulte en substance du jugement de renvoi que par la première question la juridiction nationale cherche à savoir si le droit communautaire s'oppose à l'existence d'un monopole de la télévision détenu par une seule société à laquelle un Etat membre a accordé des droits exclusifs à cette fin. Les deuxième, troisième et quatrième questions visent le point de savoir si les règles relatives à la libre circulation des marchandises, en particulier l'article 9 et les articles 30 et 36, du traité, font obstacle à l'existence d'un tel monopole. Etant donné que ces questions concernent un monopole de services, il y a lieu de considérer qu'elles visent non seulement les règles du traité en matière de libre circulation des marchandises, mais également celles relatives à la libre prestation de services et notamment l'article 59 du traité.

8. Les cinquième, sixième, septième et huitième questions portent sur l'interprétation des règles de concurrence applicables aux entreprises. A cet égard, la juridiction nationale cherche à savoir en premier lieu si l'article 3, sous f) et l'article 85 du traité s'opposent à l'octroi, par l'Etat, de droits exclusifs dans le domaine de la télévision. En deuxième lieu la juridiction nationale s'interroge sur le point de savoir si une entreprise qui jouit d'un droit exclusif en matière de télévision sur tout le territoire d'un Etat membre détient de ce fait une position dominante sur une partie substantielle du marché, au sens de l'article 86 du traité, et si certains comportements constituent un abus de cette position dominante. En troisième lieu la juridiction nationale cherche à savoir si l'application des règles de concurrence s'oppose à l'exercice de la mission particulière impartie à une telle entreprise.

9. Les neuvième et dixième questions visent l'examen d'une situation de monopole dans le domaine de la télévision au regard de l'article 2 du traité, d'une part, et de l'article 10 de la Convention européenne des Droits de l'Homme, d'autre part.

Sur le monopole de la télévision

10. Il y a lieu de rappeler que, dans l'arrêt du 30 avril 1974, Sacchi (155-73, Rec. p. 409, point 14), la Cour a dit pour droit que rien dans le traité ne s'opposait à ce que les Etats membres, pour des considérations d'intérêt public, de nature non économique, soustraient les émissions de radiotélévision au jeu de la concurrence, en conférant le droit exclusif d'y procéder à un ou plusieurs établissements.

11. Toutefois, il découle de l'article 90, paragraphes 1 et 2, du traité que la façon dont ce monopole est aménagé ou exercé peut porter atteinte aux règles du traité, notamment à celles relatives à la libre circulation des marchandises, à la libre prestation des services et aux règles de concurrence.

12. Il y a lieu dès lors de répondre à la juridiction nationale que le droit communautaire ne s'oppose pas à l'attribution d'un monopole de la télévision, pour des considérations d'intérêt public, de nature non économique. Toutefois, les modalités d'organisation et l'exercice d'un tel monopole ne doivent pas porter atteinte aux dispositions du traité en matière de libre circulation des marchandises et des services ainsi qu'aux règles de concurrence.

Sur la libre circulation des marchandises

13. Il y a lieu d'observer, à titre liminaire, qu'il découle de l'arrêt du 30 avril 1974, Sacchi, précité, que les émissions de messages télévisés relèvent des règles du traité relatives aux prestations de services et qu'un monopole en matière de télévision, étant un monopole de prestation de services, n'est pas, en tant que tel, contraire au principe de la libre circulation des marchandises.

14. Toutefois, il résulte du même arrêt que les échanges concernant tous matériels, supports de son, films et autres produits utilisés pour la diffusion des messages télévisés sont soumis aux règles relatives à la libre circulation des marchandises.

15. A cet égard, il y a lieu de préciser que la concession à une seule entreprise de droits exclusifs en matière d'émission de messages télévisés et l'attribution à cet effet du pouvoir exclusif d'importer, de louer ou de distribuer des matériels et produits nécessaires pour leur diffusion, ne constitue pas, en tant que telle, une mesure d'effet équivalant à une restriction quantitative, au sens de l'article 30 du traité.

16. Il en irait différemment s'il en résultait, directement ou indirectement, une discrimination entre produits nationaux et produits importés au détriment de ces derniers. Il appartient à la juridiction nationale, qui est seule compétente pour connaître des faits, d'examiner si tel est le cas en l'espèce.

17. En ce qui concerne l'article 9 du traité, il suffit de constater que cet article comporte une interdiction, entre les Etats membres, des droits de douane à l'importation et à l'exportation et de toutes taxes d'effet équivalent. Etant donné que le dossier ne contient aucune indication dont il résulterait que la législation en cause implique la perception d'une taxe à l'importation ou à l'exportation, l'article 9 ne paraît pas pertinent pour l'appréciation du monopole en cause au regard des règles relatives à la libre circulation des marchandises.

18. Dès lors, il y a lieu de répondre que les articles du traité CEE sur la libre circulation des marchandises ne s'opposent pas à la concession à une seule entreprise de droits exclusifs, dans le domaine des émissions de messages télévisés, et à l'attribution à cet effet du pouvoir exclusif d'importer, de louer ou de distribuer des matériels et produits nécessaires pour la diffusion dans la mesure où il n'en résulte pas une discrimination entre produits nationaux et produits importés au détriment de ces derniers.

Sur la libre prestation de services

19. En vertu de l'article 59 du traité, les restrictions à la libre prestation des services à l'intérieur de la Communauté devaient être supprimées à l'expiration de la période de transition à l'égard des ressortissants des Etats membres établis dans un pays de la Communauté autre que celui du destinataire de la prestation. Les impératifs de cette disposition comportent notamment l'élimination de toute discrimination à l'encontre d'un prestataire établi dans un Etat membre autre que celui où la prestation doit être fournie.

20. Or, comme cela a été indiqué au point 12 du présent arrêt, bien que l'existence d'un monopole de prestation de services ne soit pas, en tant que telle, incompatible avec le droit communautaire, la possibilité ne peut être exclue que le monopole soit aménagé d'une façon telle qu'il porte atteinte aux règles relatives à la libre prestation des services. Tel est notamment le cas si le monopole aboutit à une discrimination entre les émissions télévisées nationales et celles provenant des autres Etats membres, au détriment de ces dernières.

21. En ce qui concerne le monopole mis en cause dans l'affaire au principal, il résulte du texte de l'article 2, paragraphe 2, de la loi n° 1730-1987, ainsi que de la jurisprudence du Conseil d'Etat hellénique que le privilège exclusif de l'ERT comprend tant le droit de diffuser des émissions propres (ci-après la "diffusion") que le droit de capter et de retransmettre des émissions en provenance d'autres Etats membres (ci-après la "retransmission").

22. Comme la Commission l'a observé, le cumul du monopole de diffusion et de retransmission dans le chef d'une même entreprise fournit à cette entreprise la possibilité tout à la fois de transmettre ses propres programmes et de limiter la retransmission des programmes d'autres Etats membres. Cette possibilité, en l'absence d'une garantie quelconque pour la retransmission des programmes d'autres Etats membres, peut amener l'entreprise à favoriser ses propres programmes au détriment des programmes étrangers. Dans un tel système, l'égalité des chances entre la diffusion des propres programmes et la retransmission des programmes d'autres Etats membres risque dès lors d'être sérieusement compromise.

23. Le point de savoir si le cumul du droit exclusif de diffusion et de celui de retransmission aboutit effectivement à une discrimination au détriment d'émissions en provenance d'autres Etats membres, relève de l'appréciation des faits pour lesquels seule juge national est compétent.

24. Il convient de souligner, ensuite, que les règles relatives à la libre prestation de services s'opposent à une réglementation nationale qui a de tels effets discriminatoires, à moins que cette réglementation ne relève de la disposition dérogatoire prévue à l'article 56 du traité, à laquelle renvoie l'article 66. Il résulte de l'article 56, qui est d'interprétation stricte, que des règles discriminatoires peuvent être justifiées par des raisons d'ordre public, de sécurité publique et de santé publique.

25. Or, il ressort des observations formulées devant la Cour que la réglementation en cause avait pour unique objectif d'éviter des perturbations dues au nombre restreint de canaux disponibles. Un tel objectif ne saurait toutefois constituer une justification de cette réglementation, au sens de l'article 56 du traité, lorsque l'entreprise en question n'utilise qu'un nombre restreint des canaux disponibles.

26. Dès lors, il y a lieu de répondre à la juridiction nationale que l'article 59 du traité s'oppose à une réglementation nationale qui crée un monopole des droits exclusifs de diffusion d'émissions propres et de retransmission d'émissions en provenance d'autres Etats membres, lorsqu'un tel monopole entraîne des effets discriminatoires au détriment des émissions en provenance d'autres Etats membres, à moins que cette réglementation ne soit justifiée par l'une des raisons indiquées à l'article 56, auquel renvoie l'article 66 du traité.

Sur les règles de concurrence

27. Il convient de rappeler, à titre liminaire, que l'article 3, sous f), du traité, n'énonce qu'un objectif de la Communauté qui a été précisé dans plusieurs dispositions du traité relatives aux règles de concurrence, dont notamment les articles 75, 86 et 90.

28. En ce qui concerne le comportement autonome d'une entreprise, celui-ci doit être apprécié au regard des dispositions du traité applicables aux entreprises, tels notamment les articles 85, 86 et 90, paragraphe 2.

29. S'agissant de l'article 85, il suffit d'observer que celui-ci s'applique, selon ses termes mêmes, aux accords "entre entreprises". Or, le jugement de renvoi ne fournit aucune indication sur l'existence d'un accord quelconque entre des entreprises. Il n'y a donc pas lieu d'interpréter cette disposition.

30. L'article 86 du traité déclare incompatible avec le Marché commun, dans la mesure où le commerce entre Etats membres est susceptible d'en être affecté, le fait d'exploiter de façon abusive une position dominante sur ce marché ou dans une partie substantielle de celui-ci.

31. A cet égard, il convient de rappeler qu'une entreprise qui bénéficie d'un monopole légal peut être considérée comme occupant une position dominante au sens de l'article 86 du traité (voir arrêt du 3 octobre 1985, CBEM, 311-84, Rec. p. 3261, point 16) et que le territoire d'un Etat membre, auquel ce monopole s'étend, est susceptible de constituer une partie substantielle du Marché commun (voir arrêt du 9 novembre 1983, Michelin, 322-81, Rec. p. 3461, point 28).

32. Si l'article 86 du traité n'interdit pas un monopole en tant que tel, il s'oppose cependant à son exploitation abusive. A cet effet, l'article 86 énumère, à titre d'exemple, un certain nombre de pratiques abusives.

33. A cet égard, il y a lieu de préciser que, selon l'article 90, paragraphe 2, du traité, les entreprises chargées de la gestion de services d'intérêt économique général restent soumises aux règles de concurrence tant qu'il n'est pas démontré que l'application de ces règles est incompatible avec l'exercice de leur mission particulière (voir notamment arrêt du 30 avril 1974, Sacchi, précité, point 15).

34. Dès lors, il appartient au juge national d'apprécier la compatibilité des pratiques d'une telle entreprise avec l'article 86 et de vérifier si ces pratiques, au cas où elles sont contraires à cette disposition, peuvent être justifiées par les nécessités découlant de la mission particulière qui serait éventuellement impartie à l'entreprise.

35. En ce qui concerne les mesures étatiques, et plus spécifiquement l'octroi de droits exclusifs, il convient de souligner que si les articles 85 et 86 visent exclusivement les entreprises, il n'en demeure pas moins que le traité impose aux Etats membres de ne pas prendre ou maintenir en vigueur des mesures susceptibles d'éliminer l'effet utile de ces dispositions (voir arrêt du 16 novembre 1977, INNO, 13-77, Rec. p. 2115, points 31 et 32).

36. C'est ainsi que l'article 90, paragraphe 1, prévoit que les Etats membres, en ce qui concerne les entreprises auxquelles ils accordent des droits spéciaux ou exclusifs, n'édictent ni ne maintiennent aucune mesure contraire aux règles du traité.

37. A cet égard, il y a lieu de constater que l'article 90, paragraphe 1, du traité s'oppose à l'octroi, par un Etat membre, d'un droit exclusif de retransmission d'émissions de télévision à une entreprise ayant un droit exclusif de diffusion d'émissions, lorsque ces droits sont susceptibles de créer une situation dans laquelle cette entreprise est amenée à enfreindre l'article 86 du traité par une politique d'émission discriminatoire en faveur de ses propres programmes.

38. Dès lors, il y a lieu de répondre à la juridiction de renvoi que l'article 90, paragraphe 1, du traité, s'oppose à l'octroi d'un droit exclusif de diffusion et d'un droit exclusif de retransmission d'émissions de télévision à une seule entreprise, lorsque ces droits sont susceptibles de créer une situation dans laquelle cette entreprise est amenée à enfreindre l'article 86 par une politique d'émission discriminatoire en faveur de ses propres programmes, sauf si l'application de l'article 86 fait échec à la mission particulière qui lui a été impartie.

Sur l'article 2 du traité

39. Selon une jurisprudence constante de la Cour (voir, notamment, arrêt du 24 janvier 1991, Alsthom, C-339-89, non encore publié au Recueil), l'article 2 du traité, mentionné aux neuvième et dixième questions préjudicielles, décrit la mission de la Communauté économique européenne. Les objectifs énoncés par cette disposition visent l'existence et le fonctionnement de la Communauté dont la réalisation doit être le résultat de l'établissement du Marché commun et du rapprochement progressif des politiques économiques des Etats membres.

40. Il y a donc lieu de répondre à la juridiction nationale que l'article 2 ne peut fournir des critères pour apprécier la conformité d'un monopole de la télévision national avec le droit communautaire.

Sur l'article 10 de la Convention européenne des Droits de l'Homme

41. S'agissant de l'article 10 de la Convention européenne des Droits de l'Homme, mentionné aux neuvième et dixième questions, il y a lieu de rappeler, à titre liminaire, que selon une jurisprudence constante, les droits fondamentaux font partie intégrante des principes généraux du droit dont la Cour assure le respect. A cet effet, la Cour s'inspire des traditions constitutionnelles communes aux Etats membres ainsi que des indications fournies par les instruments internationaux concernant la protection des droits de l'Homme auxquels les Etats membres ont coopéré ou adhéré (voir, notamment, arrêt du 14 mai 1974, Nold, 4-73, Rec. p. 491, point 13). La Convention européenne des Droits de l'Homme revêt, à cet égard, une signification particulière (voir, notamment, arrêt du 15 mai 1986, Johnston, 222-84, Rec. p. 1651, point 18). Il en découle que, dans la Cour l'a affirmé dans l'arrêt du 13 juillet 1989, Wachauf (5-88, Rec. p. 2609, point 19), ne sauraient être admises dans la Communauté des mesures incompatibles avec le respect des droits de l'Homme ainsi reconnus et garantis.

42. Selon sa jurisprudence (voir les arrêts du 11 juillet 1985, Cinéthèque, 60 et 61-84, Rec. p. 1605, point 26, et du 30 septembre 1987, Demirel, 12-86, Rec. p. 3719, point 28), la Cour ne peut apprécier, au regard de la Convention européenne des Droits de l'Homme, une réglementation nationale qui ne se situe pas dans le cadre du droit communautaire. En revanche, dès lors qu'une telle réglementation entre dans le champ d'application du droit communautaire, la Cour, saisie à titre préjudiciel, doit fournir tous les éléments d'interprétation nécessaires à l'appréciation, par la juridiction nationale, de la conformité de cette réglementation avec les droits fondamentaux dont la Cour assure le respect, tels qu'ils résultent, en particulier, de la Convention européenne des Droits de l'Homme.

43. En particulier, lorsqu'un Etat membre invoque les dispositions combinées des articles 5- et 66 pour justifier une réglementation qui est de nature à entraver l'exercice de la libre prestation des services, cette justification, prévue par le droit communautaire, doit être interprétée à la lumière des principes généraux du droit et notamment des droits fondamentaux. Ainsi, la réglementation nationale en cause ne pourra bénéficier des exceptions prévues par les dispositions combinées des articles 56 et 66 que si elle est conforme aux droits fondamentaux dont la Cour assure le respect.

44. Il s'ensuit que dans un tel cas, il incombe au juge national et, le cas échéant, à la Cour d'apprécier l'application de ces dispositions, eu égard à toutes les règles du droit communautaire, y inclus la liberté d'expression, consacrée par l'article 10 de la Convention européenne des Droits de l'Homme, en tant que principe général du droit dont la Cour assure le respect.

45. Il y a donc lieu de répondre à la juridiction nationale que les limitations apportées au pouvoir des Etats membres d'appliquer les dispositions visées aux articles 66 et 56 du traité pour des raisons d'ordre public, de sécurité publique et de santé publique, doivent être appréciées à la lumière du principe général de la liberté d'expression, consacrée par l'article 10 de la Convention européenne des Droits de l'Homme.

Sur les dépens

46. Les frais exposés par le gouvernement français et la Commission, qui ont soumis des observations à la Cour, ne peuvent faire l'objet d'un remboursement. La procédure revêtant, à l'égard des parties au principal, le caractère d'un incident soulevé devant la juridiction nationale, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens.

Par ces motifs,

LA COUR,

statuant sur les questions à elle soumise par le Monomeles Protodikeio de Thessalonique, par jugement du 11 avril 1989, dit pour droit :

1) Le droit communautaire ne s'oppose pas à l'attribution d'un monopole de la télévision, pour des considérations d'intérêt public, de nature non économiques. Toutefois, les modalités d'organisation et l'exercice d'un tel monopole ne doivent pas porter atteinte aux dispositions du traité en matière de libre circulation des marchandises et des services ainsi qu'aux règles de concurrence.

2) Les articles du traité CEE sur la libre circulation des marchandises ne s'opposent pas à la concession à une seule entreprise de droits exclusifs, dans le domaine des émissions de messages télévisés, et à l'attribution à cet effet de pouvoir exclusif d'importer, de louer ou de distribuer des matériels et produits nécessaires pour la diffusion dans la mesure où il n'en résulte pas une discrimination entre produits nationaux et produits importés au détriment de ces derniers.

3) L'article 59 du traité s'oppose à une réglementation nationale qui crée un monopole des droits exclusifs de diffusion d'émissions propres et de retransmission d'émissions en provenance d'autres Etats membres, lorsqu'un tel monopole entraîne des effets discriminatoires au détriment des émissions en provenance d'autres Etats membres, à moins que cette réglementation ne soit justifiée par l'une des raisons indiquées à l'article 56, auquel renvoie l'article 66 du traité.

4) L'article 90, paragraphe 1, du traité, s'oppose à l'octroi d'un droit exclusif de diffusion et d'un droit exclusif de retransmission d'émissions de télévision à une seule entreprise, lorsque ces droits sont susceptibles de créer une situation dans laquelle cette entreprise est amenée à enfreindre l'article 86 par une politique d'émission discriminatoire en faveur de ses propres programmes, sauf si l'application de l'article 86 fait échec à la mission particulière qui lui a été impartie.

5) L'article 2 ne peut fournir des critères pour apprécier la conformité d'un monopole de la télévision nationale avec le droit communautaire.

6) Les limitations apportées au pouvoir des Etats membres d'appliquer les dispositions visées aux articles 66 et 56 du traité pour des raisons d'ordre public, de sécurité publique et de santé publique, doivent être appréciées à la lumière du principe général de la liberté d'expression, consacrée par l'article 10 de la Convention européenne des Droits de l'Homme.