TPICE, 10 juillet 1990, n° T-51/89
TRIBUNAL DE PREMIERE INSTANCE DES COMMUNAUTES EUROPEENNES
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Tetra Pak Rausing SA
Défendeur :
Commission des Communautés européennes
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Cruz Vilaça
Présidents de chambre :
MM. Barrington, Saggio, Edward
Avocat général :
M. Kirschner
Juges :
MM. Yeraris, Schintgen, Briët, Vesterdorf, Garcia-Valdecasas, Biancarelli, Lenaerts
Avocats :
Mes Waelbroeck, Bellamy.
LE TRIBUNAL DE PREMIÈRE INSTANCE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES
FAITS ET PROCÉDURE
1 Par décision du 26 juillet 1988 (JO L 272, p. 27) (ci-après "décision "), la Commission a constaté qu'en acquérant, par le biais du rachat du groupe Liquipak, l'exclusivité de la licence de brevet accordée, le 27 août 1981, par le National Research and Development Council à une société du groupe Liquipak, dénommée Novus Corp, la société Tetra Pak Rausing SA a enfreint l'article 86 du traité CEE depuis la date de cette acquisition jusqu'à la date à laquelle cette exclusivité a pris fin.
2 Cette décision est intervenue dans le secteur du conditionnement des produits alimentaires liquides, en particulier du lait, dans des emballages en carton. On distingue, dans ce domaine, deux formes de conditionnement de ce type. Le lait traité à température ultrahaute (UHT) est conditionné, par des machines spéciales, dans des emballages en carton, qui sont stérilisés puis scellés par ces machines immédiatement après remplissage, dans des conditions aseptiques strictes. Le conditionnement du lait frais pasteurisé, en revanche, ne nécessite pas un tel degré de stérilité et fait par conséquent appel à un équipement moins sophistiqué.
3 La société destinataire de la décision (Tetra Pak Rausing SA, ci-après "Tetra Pak "), dont le siège social se trouve en Suisse, coordonne la politique d'un groupe de sociétés d'envergure mondiale, spécialisé dans les équipements utilisés principalement pour le conditionnement du lait dans des emballages en carton. Les activités de Tetra Pak s'exercent tant dans le secteur du conditionnement du lait frais que dans celui du lait UHT. Elles consistent essentiellement à produire des emballages en carton et à fabriquer, selon une technologie propre au groupe, des machines de remplissage. En ce qui concerne le conditionnement aseptique, Tetra Pak fournit le système dit "Tetrabrik ". Dans le domaine des produits frais, elle assure également la distribution des machines provenant d'autres fabricants.
En 1985, le groupe, qui possède des filiales de fabrication et de distribution dans l'ensemble des États membres, à l'exception du Luxembourg et de la Grèce, a réalisé, dans la Communauté européenne, près de la moitié de son chiffre d'affaires total, lequel est de l'ordre de 2 milliards d'écus. Au cours de la même année, la part de marché détenue par le groupe dans la Communauté était de l'ordre de 90 % en ce qui concerne le conditionnement aseptique et de 50 % pour le conditionnement du lait frais.
4 Avant son acquisition par Tetra Pak, le groupe Liquipak était détenu ou contrôlé par le groupe Allpak (Canada) et un particulier. Il consacre son activité à la mise au point et à la fabrication d'équipements pour le conditionnement de produits alimentaires liquides.
5 Le groupe Elopak, d'origine norvégienne, est principalement implanté en Europe. En 1987, son chiffre d'affaires s'est élevé à 300 millions d'écus environ. Bien que l'essentiel de son activité concerne le secteur du lait frais et en particulier la fourniture de cartons de type "pignon", son principal concurrent dans ce domaine étant Tetra Pak, Elopak était le distributeur exclusif de Liquipak, non seulement pour ses machines de conditionnement du lait pasteurisé, mais également pour toute machine à développer dans le secteur du lait UHT. Elopak participait aux efforts de Liquipak en vue de mettre au point une nouvelle machine de conditionnement incorporant le procédé protégé par la licence exclusive litigieuse.
La licence exclusive dont il s'agit porte sur un nouveau procédé UHT de conditionnement du lait à longue conservation, fondé sur l'utilisation de rayons ultraviolets, qui permet d'employer une solution diluée de peroxyde d'hydrogène, en association avec la chaleur, à la différence des procédés associant le peroxyde concentré et la chaleur, exploités jusqu'alors dans la Communauté. Cette technique, destinée à être intégrée à des machines de remplissage, peut être adaptée aussi bien aux cartons en forme de brique qu'à ceux en forme de pignon, contrairement aux procédés employés pour les machines de conditionnement aseptique déjà commercialisées. Ces machines sont inadaptées à l'utilisation des cartons en forme de pignon, sur lesquels, comme l'indique la décision, Elopak a concentré ses efforts de développement et pour lesquels il possède le plus de savoir-faire.
6 La licence exclusive litigieuse a été octroyée, avec effet à partir du 27 août 1981, à Novus Corp par le National Research and Development Council, auquel a succédé le British Technology Group (ci-après "BTG"). Cette licence porte à la fois sur les brevets protégeant la technique BTG de stérilisation et sur le savoir-faire relatif à ce nouveau procédé. Dans la Communauté, des brevets ont été octroyés en Irlande, en Espagne et en Belgique. Une demande de brevet est en cours d'examen en Italie et une demande analogue a également été introduite au titre de la convention relative au brevet européen, notamment pour le Royaume-Uni, la France, la République fédérale d'Allemagne et les Pays-Bas.
La licence exclusive susvisée bénéficiait d'une exemption par catégorie au titre du règlement (CEE) n° 2349-84 de la Commission, du 23 juillet 1984, concernant l'application de l'article 85, paragraphe 3, à des catégories d'accords de licence de brevets (JO L 219, p. 15), sous réserve de l'application de l'article 9 de ce règlement, qui prévoit la possibilité pour la Commission de retirer le bénéfice de l'exemption lorsque les conditions de l'article 85, paragraphe 3, ne sont pas remplies.
En 1986, Tetra Pak a acquis la société américaine Liquipak International Inc. Dans le cadre de cette opération, elle a également acquis les sociétés du groupe Liquipak auxquelles Novus Corp avait cédé, en 1983, la licence BTG. Au moment où Tetra Pak a absorbé Liquipak, la nouvelle version de la machine incorporant le procédé BTG, développée par Liquipak avec le soutien d'Elopak, n'avait pas encore été mise à l'épreuve de la pratique. A la suite de l'annonce de la reprise de Liquipak par Tetra Pak, Elopak a mis fin à sa collaboration. Elopak considérait que cette machine était sur le point de devenir opérationnelle. Tetra Pak estimait, par contre, que des travaux de recherche importants et coûteux seraient nécessaires pour permettre l'exploitation de la technique BTG.
7 En ce qui concerne la position des parties sur le marché, il ressort de la décision de la Commission qu'au moment des faits seules deux entreprises - Tetra Pak et PKL, filiale du groupe allemand Rheinmetall AG - étaient à même de commercialiser à une certaine échelle dans la Communauté des machines destinées au conditionnement aseptique du lait. Pour les raisons d'ordre technique évoquées ci-dessus et parce qu'en pratique les fabricants de machines aseptiques fournissent également les cartons équipant leurs propres machines, la détention d'une technique de remplissage aseptique constitue la clé d'accès tant au marché des équipements de conditionnement aseptique qu'à celui des cartons.
8 Le 26 juin 1986, le groupe Elopak a déposé une plainte auprès de la Commission en application de l'article 3 du règlement n 17 du Conseil, du 6 février 1962, premier règlement d'application des articles 85 et 86 du traité (JO 13, p. 204), en vue de faire constater que Tetra Pak a enfreint les articles 85 et 86 du traité. A la suite de la communication des griefs par la Commission le 3 mars 1987 et après l'audition du 25 juillet 1987, Tetra Pak a informé la Commission, par lettre du 26 novembre 1987, qu'elle renonçait à tout droit à l'exclusivité sur la licence BTG. Bien que l'infraction alléguée ait pris fin au cours de la procédure administrative, la Commission a estimé utile de la constater par une décision dans le but, notamment, de clarifier sa position sur le point de droit en cause. Considérant que le problème posé présentait un caractère inédit, elle n'a pas imposé d'amende à Tetra Pak.
Dans sa décision, la Commission envisage successivement l'application de l'article 86 et de l'article 85. En ce qui concerne la seconde de ces dispositions, l'institution défenderesse expose les raisons qui auraient justifié le retrait de l'exemption dont bénéficiait la licence exclusive pendant la durée de l'infraction à l'article 86.
Au terme de ses développements relatifs à l'article 86, la Commission conclut que "Tetra a abusé de sa position dominante en acquérant (la) licence exclusive (BTG) qui a eu pour effet de renforcer sa position déjà dominante, de diminuer davantage la concurrence restante et de rendre encore plus difficile l'arrivée de nouveaux concurrents" (point 60 de la décision).
9 C'est dans ces conditions que, par requête déposée au greffe de la Cour le 11 novembre 1988, Tetra Pak a demandé l'annulation de la décision. La procédure écrite s'est entièrement déroulée devant la Cour.
La Cour a renvoyé cette affaire au Tribunal par ordonnance du 15 novembre 1989, en application des dispositions de l'article 3, paragraphe 1, et de l'article 14 de la décision du Conseil du 24 octobre 1988 instituant un Tribunal de première instance des Communautés européennes. Le Tribunal a renvoyé l'affaire devant la formation plénière, par décision du 16 novembre 1989. En application de l'article 2, paragraphe 3, de la décision du Conseil précitée, un avocat général a été désigné par le président du Tribunal.
Sur rapport du juge rapporteur, le Tribunal a décidé d'ouvrir la procédure orale sans procéder à des mesures d'instruction préalables. Les parties ont été entendues en leurs plaidoiries à l'audience du 14 décembre 1989 et l'avocat général a été entendu en ses conclusions à l'audience du 21 février 1990.
CONCLUSIONS DES PARTIES
10 Tetra Pak, partie requérante, conclut à ce qu'il plaise au Tribunal :
- annuler la décision de la Commission du 26 juillet 1988 relative à une procédure d'application des articles 85 et 86 du traité CEE [IV-31043 - Tetra Pak I (licence BTG)];
- condamner la Commission aux dépens.
La Commission des Communautés européennes, partie défenderesse, conclut à ce qu'il plaise au Tribunal :
- rejeter comme non fondée la requête présentée par Tetra Pak;
- condamner la requérante aux dépens.
SUR LA DELIMITATION DU CADRE JURIDIQUE DU RECOURS
11 Avant de développer les arguments qu'elle avance au soutien de ses conclusions, la requérante a circonscrit le présent litige. Dans une partie liminaire de la requête, préalablement à l'exposé du moyen unique sur lequel elle fonde son recours, elle a en effet déclaré que, en raison de sa renonciation volontaire à l'exclusivité de l'utilisation de la licence en cause, "il ne serait guère utile de faire valoir devant la Cour de justice, dans la présente affaire, ses arguments détaillés au sujet de l'existence d'une position dominante et du peu d'intérêt de la technologie de Liquipak". En conséquence, la requérante s'est limitée à attaquer la décision de la Commission du 26 juillet 1988 exclusivement en ce qui concerne la question de droit relative à la compatibilité de l'application de l'article 86 avec le bénéfice d'une exemption au titre de l'article 85, paragraphe 3. En outre, la requérante a expressément confirmé, au cours de la procédure orale, que le présent recours vise uniquement à faire trancher une question de droit et qu'il n'est dès lors pas nécessaire, compte tenu de cette délimitation du litige, d'entrer dans des considérations relatives aux faits qui sont à la base de la constatation, dans la décision, d'un abus de position dominante par la requérante.
12 La défenderesse a pris acte de la délimitation du cadre juridique du litige ainsi opérée par la requérante.
13 Dans ces conditions, il appartient au Tribunal de contrôler la légalité de la décision exclusivement au regard du moyen invoqué par la requérante dans la requête. En l'occurrence, il convient de constater que le recours se fonde uniquement sur une violation de l'article 85, paragraphe 3, et de l'article 86, en ce que la Commission a fait application de cette dernière disposition à un accord bénéficiant d'une exemption au titre de l'article 85, paragraphe 3. L'examen de la décision litigieuse par le Tribunal portera par conséquent sur les seules branches du moyen de droit invoqué par la requérante et exposé ci-dessous, sans qu'il y ait lieu de vérifier le bien-fondé de l'analyse des faits qui a été effectuée par la Commission dans la présente espèce et a conduit cette institution à constater l'existence d'une infraction à l'article 86. La requérante n'ayant avancé aucun moyen à l'encontre des éléments matériels de la motivation de la décision, ceux-ci ne peuvent être contestés dans le cadre du présent litige.
Sur le moyen unique tiré d'une violation de l'article 85, paragraphe 3, et de l'article 86 du traité
14 Tetra Pak conteste la décision attaquée en affirmant que celle-ci est contraire aux articles 85, paragraphe 3, et 86 dans la mesure où la Commission considère comme interdit par l'article 86 un accord bénéficiant dans la présente espèce d'une exemption par catégorie au sens du paragraphe 3 de l'article 85. Ce moyen s'articule en trois branches. La requérante se fonde tout d'abord sur une analyse systématique des règles pertinentes du traité et des sources secondaires, avant d'invoquer également à l'appui de sa thèse les principes de la sécurité juridique et de l'application uniforme du droit communautaire.
a) Sur l'analyse systématique des articles 85 et 86 du traité ainsi que du droit dérivé
15 La requérante soutient que la Commission ne saurait appliquer l'article 86 à un comportement exempté au titre de l'article 85, paragraphe 3, en raison de la finalité identique des articles 85 et 86. Elle invoque en ce sens l'arrêt de la Cour du 21 février 1973, dit "Continental Ca", aux termes duquel "les articles 85 et 86 ne peuvent être interprétés en des sens contradictoires, alors qu'ils constituent la mise en œuvre d'un même objectif" (point 25, 6-72, Rec. p. 215). L'exemption constituant une "action positive" - ainsi que la qualifiée la Cour dans son arrêt du 13 février 1969, à propos, il est vrai, des rapports entre l'article 85, paragraphe 3, et les règlementations nationales de la concurrence (Walt Wilhelm, point 5, 14-68, Rec. p. 1) -, un comportement ne saurait être expréssément autorisé au tite de l'article 85, paragraphe 3, et interdit au titre de l'article 86.
16 Pour étayer cette argumentation, la requérante prétend que le grief retenu contre elle dans la décision porte en substance sur l'exclusivité découlant de l'accord de licence. Elle en déduit que la Commission a fondé l'application de l'article 86 sur une distinction dénuée de pertinence en droit de la concurrence entre, d'une part, la licence exclusive bénéficiant de l'exemption par catégorie et, d'autre part, l'acquisition de l'exclusivité de la licence par le biais du rachat d'une société concurrente, Liquipak, ladite acquisition étant condamnée dans la décision au regard de l'article 86, alors que les deux actes produisent, selon la requérante, le même effet d'exclusion sur la concurrence.
17 Estimant, par conséquent, que l'article 86 est inapplicable à un accord bénéficiant d'une exemption au titre de l'article 85, paragraphe 3, la requérante a soutenu en outre, au cours de la procédure orale, que le fait pour une entreprise en position dominante de participer à un accord bénéficiant d'une exemption par catégorie au titre de l'article 85, paragraphe 3, ne peut être constitutif d'un abus au sens de l'article 86 que si une condition supplémentaire, extrinsèque à l'accord et imputable à l'entreprise, est remplie. Elle se fonde à cet égard sur l'arrêt du 11 avril 1989, dans lequel la Cour a affirmé qu'un abus de position dominante peut être constaté en particulier lorsqu'une entreprise occupant une position dominante réussit à imposer aux concurrents ou aux clients des conditions contractuelles inéquitables (Ahmed Saeed, spécialement points 37, 42 et 46, 66-86, Rec. p. 803).
18 La requérante précise que l'inapplicabilité de l'article 86 à un accord bénéficiant en tant que tel d'une exemption ne porte pas atteinte à la réalisation des objectifs de l'article 86, dans la mesure où la Commission dispose en tout état de cause d'un pouvoir discrétionnaire pour retirer le bénéfice de l'exemption. A l'appui de l'idée selon laquelle l'application de l'article 86 est subordonnée au retrait préalable de l'exemption, Tetra Pak invoque en particulier les dispositions de l'article 7, paragraphe 2, du règlement (CEE) n° 3976-87 du Conseil, du 14 décembre 1987, concernant l'application de l'article 85, paragraphe 3, du traité à des catégories d'accords et de pratiques concertées dans le domaine des transports aériens (JO L 374, p. 9), et de l'article 8, paragraphe 2, du règlement (CEE) n° 4056-86 du Conseil, du 22 décembre 1986, déterminant les modalités d'application des articles 85 et 86 du traité aux transports maritimes (JO L 378, p. 4), suivant lesquelles, lorsqu'un accord bénéficiant d'une exemption par catégorie produit néanmoins des effets interdits par l'article 86, la Commission peut retirer le bénéfice de l'exemption et prendre toutes les mesures appropriées pour faire cesser les infractions à l'article.
19 La requérante "admet qu'il n'y a pas d'exemption expresse en ce qui concerne l'interdiction formulée à l'article 86" (mémoire en réplique, point III). Mais elle suggère, afin de justifier l'inapplicabilité de l'article 86 à un acte exempté au titre de l'article 85, paragraphe 3, une interprétation des conditions d'application de l'article 86 inspirée de l'économie de l'article 85 et conduisant, en réalité, à admettre l'existence d'une exemption implicite en matière d'abus de position dominante. Pour déterminer si un comportement est abusif, il y a lieu, affirme la requérante, "d'appliquer implicitement la procédure en deux étapes exposée clairement à l'article 85, à savoir de se demander si le comportement en question a pour objet ou pour effet d'empêcher, de restreindre ou de fausser le jeu de la concurrence à l'intérieur du Marché commun et, dans l'affirmative, si ce comportement n'en a pas moins un effet général favorisant la concurrence au motif qu'il contribue à promouvoir le progrès technique ou économique".
20 La Commission oppose à cette analyse systématique développée par Tetra Pak une thèse fondée sur une interprétation différente des articles 85 et 86. Se référant aux conclusions de l'avocat général dans l'affaire Ahmed Saeed, elle fait valoir en particulier que, l'abus n'étant pas susceptible d'autorisation dans une Communauté de droit, une exception à l'interdiction de l'abus de position dominante est inadmissible (premières conclusions présentées le 28 avril 1988, point 41, Rec. p. 818). Elle rappelle que, dans cette affaire, la Cour a expressément déclaré que l'abus d'une position dominante n'est susceptible d'aucune exemption (arrêt précité, 66-86, point 32). Elle en déduit que la thèse de la requérante selon laquelle l'article 86 est inapplicable à un accord exempté au titre de l'article 85, paragraphe 3, tant que la Commission n'a pas retiré le bénéfice de l'exemption, ne saurait être accueillie, parce qu'elle reviendrait, en raison de l'effet ex nunc du retrait d'une exemption, à admettre qu'il existe une exemption des abus de position dominante.
21 Le Tribunal constate tout d'abord que la question de la compatibilité de l'application de l'article 86 avec le bénéfice d'une exemption par catégorie, qui se trouve au centre du présent recours et s'explique par la nécessité d'une cohérence logique dans la mise en œuvre des articles 85 et 86, n'a pas été, jusqu'à présent, tranchée explicitement par le juge communautaire. Il convient, toutefois, de rappeler que les relations entre les articles 85 et 86 ont été partiellement clarifiées par la Cour, qui a expressément reconnu que l'applicabilité de l'article 85 à une entente n'exclut pas l'application de l'article 86. Elle a indiqué comme suit que, dans une hypothèse de ce type, la Commission a la faculté d'appliquer l'une ou l'autre de ces deux dispositions à l'acte litigieux : "La circonstance que des accords pourraient relever (aussi bien) de l'article 85, et notamment de son paragraphe 3, n'a cependant pas pour effet d'éliminer l'application de l'art cle 86. de sorte qu'il est, dans ces cas, loisible à la Commission, compte tenu notamment de la nature des engagements réciproques assumés et de la position concurrentielle des divers contractants sur le marché ou les marchés auxquels ils appartiennent, de poursuivre la procédure sur la base de l'article 85 ou sur celle de l'article 86" (arrêt du 13 février 1979, Hoffmann-La Roche, point 116, 85-76, Rec. p. 461). La Cour a confirmé cette position en déclarant, dans son arrêt Ahmed Saeed, que, dans certaines hypothèses, "l'applicabilité simultanée des articles 85 et 86 ne saurait être écartée" (arrêt précité, 66-86, point 37). Mais le problème soulevé dans cette dernière espèce en ce qui concerne les relations entre les articles 85 et 86 portait sur la question de savoir si l'application d'un accord susceptible en tant que tel de relever de l'interdiction de l'article 85, paragraphe 1, peut, en principe, constituer un abus de position dominante (point 34). Il ne mettait donc pas en cause les rapports entre l'exemption au titre de l' article 85, paragraphe 3, et l'applicabilité de l'article 86.
22 Dans ces conditions, il importe de souligner, à titre liminaire, que la question de la compatibilité de l'application de l'article 86 avec l'exemption doit être résolue en se référant au système de protection de la concurrence tel qu'il découle notamment des articles.
23 En ce qui concerne la spécificité des pratiques visées au titre de l'article 86 dans la décision attaquée, le Tribunal observe que la simple acquisition d'une licence exclusive par une entreprise en position dominante n'est pas en soi constitutive d'un abus au sens de l'article 86. En effet, aux fins de l'application de cette disposition, doivent être prises en considération les circonstances entourant une telle acquisition, et en particulier ses effets sur la structure de la concurrence sur le marché en cause. Cette interprétation est confirmée par la jurisprudence de la Cour, qui a défini l'abus comme "une notion objective qui vise les comportements d'une entreprise en position dominante qui sont de nature à influencer la structure d'un marché où, à la suite précisément de la présence de l'entreprise en question, le degré de concurrence est déjà affaibli et qui ont pour effet de faire obstacle, par le recours à des moyens différents de ceux qui gouvernent une compétition normale des produits ou services sur la base des prestations des opérateurs économiques, au maintien du degré de concurrence existant encore sur le marché ou au développement de cette concurrence" (arrêt Hoffmann-La Roche, précité, point 91, 85-76).Dans ces conditions, c'est à juste titre que la Commission n'a pas mis en cause la licence exclusive en tant que telle, mais a spécifiquement incriminé, au titre de l'article 86, l'effet anticoncurrentiel de son acquisition par la requérante. Il ressort clairement de la motivation et des conclusions de la décision que la violation de l'article 86 constatée par la Commission a précisément découlé de l'acquisition par Tetra Pak de la licence exclusive "dans les circonstances particulières de cette affaire. "Le contexte spécifique dont la Commission fait ainsi état se caractérise, comme elle l'indique explicitement, par le fait que l'acquisition de l'exclusivité a non seulement" renforcé la position dominante de Tetra, qui était déjà très forte, mais a également empêché, ou du moins considérablement retardé, l'entrée d'un nouveau concurrent sur un marché où la concurrence, s'il en existe encore, est très fortement réduite" (point 45 de la décision voir également point 60). L'élément décisif dans la constatation du caractère abusif de l'acquisition de la licence exclusive résidait donc spécifiquement dans la position de la société requérante sur le marché en cause, et en particulier, ainsi qu'il ressort de la décision (point 27), dans la circonstance qu'au moment des faits seule la détention du procédé protégé par la licence BTG était susceptible de donner à une entreprise les moyens de concurrencer efficacement la requérante dans le domaine du conditionnement aseptique du lait. La reprise de la société Liquipak constituait uniquement le moyen, auquel la Commission n'a reconnu dans la présente espèce aucune pertinence particulière au regard de l'application de l'article 86, par lequel la requérante a acquis l'exclusivité de la licence BTG, cette exclusivité ayant pour effet de soustraire aux autres entreprises les moyens de concurrencer la requérante.
24 Dans le même ordre d'idées, l'argument de la requérante relatif à l'exigence d'une condition supplémentaire, extérieure à l'accord, ne saurait être accueilli. A cet égard, il y a lieu de rappeler que, dans l'arrêt Ahmed Saeed invoqué par la requérante, la Cour a jugé que "l'application de tarifs pour vols réguliers résultant de conventions bilatérales ou multilatérales peut, dans certaines circonstances, constituer un abus d'une position dominante sur le marché concerné, en particulier lorsqu'une entreprise en position dominante a réussi à imposer à d'autres entreprises de transport l'application de tarifs excessivement élevés ou réduits ou encore l'application exclusive d'un seul tarif sur une même ligne" (arrêt précité, 66-86, point 46). Ainsi, en admettant que la Cour a justifié l'applicabilité simultanée des articles 85 et 86 aux accords tarifaires litigieux en se référant à la présence d'un élément supplémentaire, qui s'est manifesté dans cette espèce sous forme d'une pression exercée par l'entreprise en cause sur ses concurrents, il y a lieu, en tout état de cause, de constater que, dans le cadre du présent litige, l'élément complémentaire constitutif d'un abus au sens de l'article 86 et justifiant l'applicabilité de cet article est présent dans la décision attaquée. Il réside dans le contexte spécifique de l'affaire, à savoir la circonstance que l'acquisition de la licence exclusive par Tetra Pak avait pour effet d'exclure en pratique toute la concurrence dans le marché en cause. Cet élément a été mis en évidence dans la décision attaquée et il n'a pas été contesté par la requérante.
25 Dans ces conditions, le Tribunal estime que, dans le système de protection de la concurrence mis en place par le traité, l'octroi d'une exemption, soit individuelle, soit par catégorie, au titre de l'article 85, paragraphe 3, ne saurait en aucun cas valoir également exonération de l'interdiction énoncée à l'article 86. Ce principe résulte tant du libellé de l'article 85, paragraphe 3, qui permet uniquement déroger, par une déclaration d'inapplicabilité, à l'interdiction des ententes énoncée à l'article 85, paragraphe 1, que de l'économie respective de l'article 85 et de l'article 86, qui constituent, il convient de le rappeler, des dispositions autonomes et complémentaires destinées en principe à régir des situations distinctes sous des régimes différents. En effet, alors que la mise en œuvre de l'article 85 procède d'une démarche en deux étapes, à savoir la constatation de l'existence d'une infraction à l'article 85, paragraphe 1, puis, le cas échéant, l'exonération de l'interdiction ainsi édictée si l'entente répond néanmoins aux conditions énoncées au paragraphe 3, l'article 86 exclut, en raison de la nature même de son objet, à savoir un abus, toute possibilité d'exception à l'interdiction (voir arrêt Ahmed Saeed, précité, point 32, 66-86). Le fait d'exiger, dans tous les cas, que la Commission prenne une décision de retrait de l'exemption avant d'appliquer l'article 86 équivaudrait, compte tenu du caractère non rétroactif du retrait de l'exemption, à admettre en réalité que l'exemption au titre de l'article 85, paragraphe 3, vaut simultanément exemption de l'interdiction de l'abus de position dominante. Pour les raisons qui viennent d'être exposées, cela n'est pas compatible avec la nature même de l'infraction sanctionnée par l'article 86. D'ailleurs, au regard des principes régissant la hiérarchie des normes, l'octroi d'une exemption au moyen d'un acte de droit dérivé ne pourrait, en dehors de toute disposition du traité l'y autorisant, déroger à une disposition du traité, en l'occurrence à l'article 86.
26 Une fois établi que, par principe, l'octroi d'une exemption ne fait pas obstacle à l'application de l'article 86il y a lieu, en outre, de vérifier si, concrètement, les constatations effectuées en vue de l'octroi de l'exemption au titre de l'article 85, paragraphe 3, ne font pas obstacle à l'application de l'article 86.
27 Dans cette perspective, il convient de rappeler que l'article 85, paragraphe 3, permet de déclarer l'interdiction, édictée au paragraphe 1, inapplicable à des ententes ou à des catégories d'ententes remplissant les conditions énoncées audit paragraphe 3. Cette disposition prévoit notamment que l'accord ne doit pas donner à des entreprises la possibilité d'éliminer la concurrence pour une partie substantielle des produits en cause.
28 A cet égard, il convient d'observer que la question de l'exemption se pose en des termes qui peuvent différer en pratique, selon qu'il s'agit d'une exemption individuelle ou par catégorie. En effet, l'octroi d'une exemption individuelle présuppose que la Commission a préalablement constaté la conformité d'un accord déterminé aux conditions énoncées à l'article 85, paragraphe 3. L'adoption d'une décision d'exemption individuelle permet de considérer comme établies certaines caractéristiques de l'entente en cause qui seraient susceptibles d'entrer également en ligne de compte, le cas échéant, aux fins de l'application de l'article 86. Par conséquent, la Commission doit, lors d'une procédure d'application de l'article 86, tenir compte, en l'absence d'évolution des circonstances de fait et de droit, des constatations antérieures effectuées au moment de l'octroi de l'exemption au titre de l'article 85, paragraphe 3.
29 Certes, les règlements d'exemption par catégorie comme les décisions d'exemption individuelles ne visent que les accords répondant en principe aux conditions prévues à l'article 85, paragraphe 3. Mais, à l'inverse de l'exemption individuelle, l'exemption par catégorie n'est pas subordonnée, par définition, à la vérification cas par cas que les conditions de l'exemption requises par le traité sont effectivement remplies. Pour bénéficier d'une exemption, il suffit qu'une entente réponde aux critères définis à cet effet par le règlement d'exemption par catégorie en cause. Aucune appréciation positive au regard des conditions énoncées à l'article 85, paragraphe 3, n'est portée concrètement sur l'entente. En conséquence, une exemption par catégorie ne peut pas être interprétée comme présentant de manière générale des effets similaires à ceux d'une attestation négative en ce qui concerne l'article 86. Il en résulte que, lorsque des ententes auxquelles sont parties des entreprises en position dominante entrent dans le champ d'application d'un règlement d'exemption par catégorie, c'est-à-dire, lorsque ce règlement ne prévoit pas de seuil d'exclusion, les effets de l'exemption par catégorie sur l'applicabilité de l'article 86 doivent être appréciés dans le cadre de la seule économie de l'article 86.
30 Enfin, la possibilité d'appliquer l'article 86 à un accord bénéficiant d'une exemption par catégorie est confirmée par l'analyse systématique des règlements d'exemption par catégorie. Il en ressort en effet, en premier lieu, que ces règlements n'excluent nullement par principe les entreprises occupant une position dominante du bénéfice de l'exemption et ne prennent donc pas en considération la position des entreprises parties à un accord sur les marchés concernés. Tel est notamment le cas du règlement d'exemption n° 2349-84, en matière de contrats de licence de brevet, précité, qui est pertinent dans la présente espèce. Il résulte, en second lieu, de cet examen que la possibilité d'appliquer simultanément les articles 85, paragraphe 3, et 86 est confirmée expressément par certains règlements d'exemption, dont les dispositions prévoient que le bénéfice de l'exemption par catégorie n'exclut pas l'applicabilité de l'article 86. C'est le cas, notamment, des trois règlements d'exemption par catégorie adoptés par la Commission le 26 juillet 1988 dans le domaine des transports aériens, qui précisent explicitement dans leurs considérants que le bénéfice de l'exemption par catégorie n'exclut pas l'application de l'article 86. Il s'agit du règlement (CEE) n° 2671-88, concernant l'application de l'article 85, paragraphe 3, du traité CEE à des catégories d'accords entre entreprises, de décisions d'associations d'entreprises ou de pratiques concertées ayant pour objet la planification conjointe et la coordination des capacités, le partage des recettes, les consultations tarifaires sur les services aériens réguliers et la répartition des créneaux horaires dans les aéroports, du règlement (CEE) n° 2672-88, concernant l'application de l'article 85, paragraphe 3, du traité CEE à des catégories d'accords entre entreprises portant sur des systèmes de réservation informatisés pour les services de transport aérien, et, enfin, du règlement (CEE) n° 2673-88, concernant l'application de l' article 85, paragraphe 3, du traité CEE à des catégories d'accords entre entreprises, de décisions d'associations d'entreprises et de pratiques concertées ayant pour objet les services d'assistance en escale (JO L 239, respectivement p. 9, 13 et 17). De même, le règlement n° 4056-86 du Conseil, précité, indique expressément, en son article 8, paragraphe 1, que l'exploitation abusive d'une position dominante au sens de l'article 86 est interdite, aucune décision préalable n'étant requise à cet effet.
31 Il résulte de l'ensemble de ces considérations que la première branche du moyen unique, tirée de l'analyse systématique de l'article 85, paragraphe 3, et de l'article 86, n'est pas fondée.
b) Sur le principe de sécurité juridique
32 A l'appui de son analyse des relations entre les articles 85, paragraphe 3, et 86, selon laquelle l'application de l'article 86 à un accord bénéficiant d'une exemption au titre de l'article 85, paragraphe 3, ne serait en principe pas concevable, la requérante invoque le principe de la sécurité juridique. Elle fait valoir que les articles 85 et 86, interprétés à la lumière du principe de la sécurité juridique, impliquent que, si un comportement est considéré comme exempté au sens de l'article 85, paragraphe 3, il ne peut être interdit par l'article 86. L'équilibre entre la garantie de la sécurité juridique des entreprises et le maintien d'une concurrence efficace serait assuré dans cette hypothèse par le pouvoir de la Commission de retirer le bénéfice de l'exemption.
33 La société requérante souligne à cet égard que l'octroi d'une exemption associé au pouvoir de la Commission de retirer le bénéfice de l'exemption confère aux entreprises un espoir légitime d'échapper à toute condamnation au titre des articles 85 et 86, aussi longtemps que la Commission n'a pas pris la décision de retirer l'exemption.
34 La requérante estime, contrairement à la Commission, que la sécurité juridique ne peut pas être obtenue par le dépôt d'une demande d'attestation négative par l'entreprise. La nécessité d'introduire une telle demande nuirait à l'efficacité de l'exemption collective dont l'une des fonctions principales consiste à permettre aux entreprises de conclure et mettre en œuvre des accords sans consulter la Commission. Le fait que la procédure de l'attestation négative n'apporte pas le même degré de certitude que l'exemption serait démontré par l'insertion, parmi les ententes exemptées au titre du règlement n° 2349-84, précité, de certains accords ne relevant pas, en principe, de l'article 85, paragraphe 1. La Commission a justifié cette solution par la nécessité d'assurer la sécurité des entreprises (point 18 du préambule et article 2 du règlement). La requérante observe plus particulièrement qu'une demande d'attestation négative ne fait pas obstacle à ce qu'une amende soit infligée pour des faits postérieurs à la demande et antérieurs à la décision constatant l'infraction [décision de la Commission du 14 décembre 1984, John Deere (JO 1985, L 35, p. 58, point 38)]. En outre, poursuit la requérante, il peut advenir que l'on ne puisse pas se prévaloir de l'accord devant les juridictions nationales pendant le délai correspondant à l'enquête de la Commission. Enfin, elle ajoute que l'attestation négative ne lie pas les instances nationales.
35 La Commission soutient, à l'inverse, que le système des règlements d'exemption par catégorie, y compris les règles inspirées par le souci d'assurer la protection de la sécurité juridique des entreprises, ne concerne que l'application de l'article 85. L'article 86 édicterait une interdiction applicable à partir du moment où l'infraction a été commise et la sécurité juridique pourrait être obtenue en ce qui concerne l'application de cet article par le dépôt d'une demande d'attestation négative en application de l'article 2 du règlement n° 17, précité, comme la Cour l'a jugé dans l'arrêt Hoffmann-La Roche (arrêt précité, 85-76, point 134).
36 Il convient tout d'abord de rappeler que la Cour a consacré, dans une jurisprudence constante, les principes de sécurité juridique et de confiance légitime en vertu desquels la législation communautaire doit être claire et prévisible pour les justiciables (arrêt du 12 novembre 1981, Salumi, point 10, 212-80 à 217-80, Rec. p. 2735 plus spécialement en droit de la concurrence, voir, notamment, les arrêts du 6 avril 1962, Bosch, 13-61, Rec. p. 90, 104, et du 30 avril 1986, dit "Nouvelles Frontières", point 64, 209-84 à 213-84, Rec. p. 1425).
37 Il convient donc de rechercher si l'applicabilité de l'article 86 cesse d'être prévisible dès lors qu'un accord remplit les conditions pour bénéficier d'une exemption par catégorie. A cet égard, le Tribunal constate que l'exemption par catégorie a notamment pour objectif, outre les préoccupations liées à la simplification administrative, de garantir la sécurité juridique des entreprises parties à un accord, en ce qui concerne la validité de cet accord précisément au regard de l'article 85, tant que la Commission n'a pas retiré le bénéfice de l'exemption par catégorie. Elle n'exonère pas les entreprises en position dominante de l'obligation de se conformer à l'article 86. Au contraire, la Cour a relevé, dans son arrêt du 9 novembre 1983, que toute entreprise en position dominante a la "responsabilité particulière de ne pas porter atteinte par son comportement à une concurrence effective et non faussée dans le Marché commun" (Michelin, point 57, 322-81, Rec. p. 3461). Dans ces conditions, une entreprise ne peut se prévaloir du caractère prétendument imprévisible de l'application de l'article 86 pour échapper à l'interdiction énoncée par cette disposition.
38 En tout état de cause, en ce qui concerne la présente espèce, il y a lieu de préciser que, si les exigences que comporte la sécurité juridique des entreprises ne pouvaient pas faire obstacle à l'application de l'article 86 à l'acquisition par la requérante de la licence exclusive litigieuse, elles ont néanmoins conduit la Commission à atténuer les conséquences de l'infraction pour la requérante, dans la mesure où l'institution défenderesse a pris en considération la "nature... relativement nouvelle" des infractions constatées, pour ne pas lui imposer d'amende (point 62, paragraphe 2, de la décision).
39 Pour l'ensemble de ces raisons, la deuxième branche du moyen n'est pas fondée.
c) Sur le principe de l'application uniforme du droit communautaire
40 En troisième lieu, la requérante fonde sa thèse sur le principe de l'application uniforme du droit communautaire. La requérante observe que, si l'article 86 était applicable à un comportement bénéficiant d'une exemption par catégorie, les juridictions nationales seraient compétentes, en application du principe de l'effet direct de l'article 86 consacré par la Cour dans son arrêt du 30 janvier 1974, BRT/SABAM (127-73, Rec. p. 51), pour interdire, au titre de cette disposition, un comportement exempté par la Commission. Cette situation porterait atteinte, selon la requérante, au principe de l'application uniforme du droit communautaire dont la Cour a souligné l'importance dans l'arrêt Walt Wilhelm, précité (14-68, point 9). La requérante en déduit que la seule interprétation des relations entre les articles 85, paragraphe 3, et 86, conforme au principe de l'application uniforme du droit communautaire, est celle qui reconnaît l'incompatibilité de l'application de l'article 86 avec l'exemption.
41 La défenderesse constate que l'argument relatif à l'uniformité du droit communautaire se fonde en réalité sur la thèse principale soutenue par Tetra Pak, afférente à l'inapplicabilité de l'article 86 à un comportement bénéficiant d'une exemption : les prémisses du raisonnement de la requérante seraient donc inexactes. Par ailleurs, la question de l'application du droit communautaire par les instances nationales serait subsidiaire et purement hypothétique en l'espèce. En tout état de cause, la mise en œuvre uniforme du droit communautaire pourrait être assurée dans le cas spécifique d'une exemption collective grâce à l'application de l'article 177 du traité.
42 A cet égard, le Tribunal constate que, selon une jurisprudence constante, "les interdictions de l'article 86 ont un effet direct et engendrent, pour les justiciables, des droits que les juridictions nationales doivent sauvegarder" (arrêt du 30 avril 1974, Sacchi, point 18, 155-73, Rec. p. 409 voir également les arrêts BRT/SABAM, précité, point 16, 127-73, et Ahmed Saeed, précité, point 32, in fine, 66-86). Par conséquent, dans la mesure où le droit communautaire admet l'applicabilité de l'article 86 en ce qui concerne un accord bénéficiant en tant que tel d'une exemption au titre de l'article 85, paragraphe 3, rien ne saurait justifier la limitation de la compétence du juge national en ce qui concerne l'application de l'article 86 au motif que la pratique en cause bénéficie d'une exemption au titre de l'article 85, paragraphe 3. En effet, à la différence de l'affaire Walt Wilhelm invoquée par la requérante, l'application de l'article 86 en ce qui concerne un acte couvert par une exemption au titre de l'article 85, paragraphe 3, ne met pas en cause les principes de la primauté et de l'uniformité du droit communautaire. Au contraire, en appliquant l'article 86, notamment à un comportement exempté au titre de l'article 85, paragraphe 3, le juge national agit en qualité de juge communautaire de droit commun. Il se borne en réalité à appliquer, comme il y est tenu en vertu de la primauté et de l'effet direct des règles communautaires de la concurrence, les principes régissant en droit communautaire les relations entre les articles 85, paragraphe 3, et 86. Dans ces conditions, l'application uniforme du droit communautaire, en l'occurrence l'article 85, paragraphe 3, les dispositions prises pour son exécution et l'article 86, est pleinement assurée lors de l'application par le juge national de l'article 86 à un acte bénéficiant d'une exemption au titre de l'article 85, paragraphe 3, par le biais de la procédure de renvoi préjudiciel en interprétation, conformément à l'article 177 du traité.
43 En conséquence, la troisième branche du moyen n'est pas fondée.
44 De l'ensemble des considérations qui précèdent, il résulte que le recours doit être rejeté.
SUR LES DEPENS
45 Aux termes de l'article 69, paragraphe 2, du règlement de procédure de la Cour, applicable mutatis mutandis à la procédure devant le Tribunal en vertu de l'article 11, troisième alinéa, de la décision du Conseil du 24 octobre 1988, précitée, toute partie qui succombe est condamnée aux dépens s'il est conclu en ce sens. La partie requérante ayant succombé en son moyen unique, il y a lieu de la condamner aux dépens.
Par ces motifs,
LE TRIBUNAL,
déclare et arrête :
1) Le recours est rejeté.
2) La partie requérante est condamnée aux dépens.