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Décisions

CJCE, 5 octobre 1988, n° 53-87

COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

Consorzio Italiano della componentistica di ricambio per autoveicoli, Maxicar

Défendeur :

Régie nationale des usines Renault

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Mackenzie Stuart

Présidents de chambre :

MM. Bosco, Due, Moitinho de Almeida

Avocat général :

Me Mischo

Juges :

MM. Koopmans, Everling, Bahlmann, Galmot, Joliet, O'Higgins, Schockweiler

Avocats :

Mes Biu, Bartoletti, Colonna, Floridia, Prado, Radice, Franzosi, Desjeux, Braun, Herbert.

CJCE n° 53-87

5 octobre 1988

LA COUR,

1. Par ordonnance du 18 septembre 1986 parvenue à la Cour le 20 février 1987, le Tribunale civile e penale de Milan a posé, en vertu de l'article 177 du traité CEE, deux questions préjudicielles relatives à l'interprétation des articles 30 à 36 et 86 du traité CEE en vue d'apprécier, d'une part, la compatibilité d'une législation nationale permettant de protéger par brevet pour modèle ornemental des pièces de carrosserie de voitures automobiles avec les règles communautaires concernant la libre circulation des marchandises et, d'autre part, le caractère abusif que peut, dans certaines circonstances, revêtir l'exercice de ce droit.

2. Ces questions ont été posées dans le cadre d'un litige qui oppose le Consorzio italiano della componentistico di ricambio per autoveicoli (ci-après "Consorzio"), association professionnelle qui regroupe plusieurs entreprises italiennes fabriquant et commercialisant des pièces détachées de carrosserie pour véhicules automobiles, et Maxicar, entreprise membre du Consorzio, à la Régie nationale des usines Renault (ci-après Renault).

3. Par le recours introduit devant la juridiction nationale, le Consorzio et Maxicar demandent, d'une part, que soient déclarés nuls les brevets pour modèles ornementaux dont Renault est titulaire, dans la mesure où ceux-ci visent des pièces détachées de carrosserie de voitures, pièces qui, en tant que telles, ne présenteraient aucune valeur esthétique autonome, d'autre part, que soit établi que la production et la commercialisation de pièces de rechange non originales ne constituent pas un délit au regard des dispositions nationales relatives à la concurrence déloyale. Renault, à titre reconventionnel, demande que la contrefaçon des brevets soit constatée à la charge des sociétés demanderesses.

4. La juridiction nationale considère que la protection, en tant que modèle ornemental, d'éléments de carrosserie de voitures automobiles est conforme au droit italien. Toutefois, elle estime que l'exercice des droits exclusifs résultant de cette protection paraît, en l'occurrence, contraire aux règles du traité.

5. A cet égard, elle relève que la rémunération du titulaire du droit est déjà garantie par le droit exclusif portant sur l'ensemble de la carrosserie et que la protection des éléments de carrosserie envisagés séparément n'est dès lors pas justifiée. Elle ajoute que Renault, qui est tout naturellement destinataire d'une partie des commandes des consommateurs pour les pièces destinées aux voitures de sa fabrication, bénéficie d'une position de monopole qui lui permet d'éliminer la concurrence des fabricants indépendants de pièces de rechange, tout en continuant à pratiquer des prix élevés.

6. Selon la juridiction nationale, il résulte des considérations qui précèdent que la protection dont bénéficie Renault pourrait constituer un moyen de discrimination arbitraire ou une restriction déguisée dans le commerce des pièces détachées entre les états membres, au sens de l'article 36 du traité, et que la position de monopole ainsi garantie à l'intéressé relève éventuellement des termes de l'article 86 du traité.

7. La juridiction nationale a décidé, dans ces conditions, de surseoir à statuer et de soumettre à la Cour les questions préjudicielles suivantes:

1) Les articles 30 à 36 du traité CEE doivent-ils être interprétés en ce sens qu'ils font obstacle à ce que le titulaire d'un brevet pour modèle ornemental accordé dans un Etat membre fasse valoir le droit exclusif correspondant pour interdire à des tiers la fabrication et la vente, ainsi que l'exportation dans un autre Etat membre, de pièces détachées qui composent dans leur ensemble la carrosserie d'une automobile déjà mise sur le marché, c'est-à-dire de parties détachées destinées à la vente en tant que pièces de rechange de cette même automobile?

2) L'article 86 du traité CEE peut-il être utilisé pour interdire l'abus de la position dominante détenue par chaque firme de construction automobile sur le marché des pièces de rechange des automobiles de sa fabrication, et qui consiste à chercher, par la pratique des obtentions de brevets, à éliminer de la concurrence des entreprises indépendantes de pièces de rechange?

8. Pour un plus ample exposé des faits et du cadre juridique du litige au principal, du déroulement de la procédure ainsi que des observations déposées devant la Cour, il est renvoyé au rapport d'audience. Ces éléments du dossier ne sont repris ci-dessous que dans la mesure nécessaire au raisonnement de la Cour.

Sur la première question

9. Il ressort de l'ordonnance de renvoi que des fabricants indépendants de pièces de rechange pour voitures ont invoqué les règles relatives à la libre circulation des marchandises, en vue d'amener le juge national à écarter l'application d'une législation nationale sur la propriété industrielle en vertu de laquelle un fabricant d'automobiles peut obtenir, par brevet pour modèle ornemental, une protection de certaines pièces de rechange destinées aux voitures de sa fabrication. Ces fabricants indépendants ont ainsi voulu se mettre à l'abri d'actions en contrefaçon visant à les empêcher de fabriquer, aux fins de la vente sur le marché intérieur ou de l'exportation, des pièces couvertes par le droit exclusif ou à leur interdire d'importer d'autres états membres des pièces protégées qui y auraient été fabriquées sans le consentement du titulaire du brevet pour modèle.

10. Il convient de souligner d'abord que, comme la Cour l'a jugé dans son arrêt du 14 septembre 1982(Keurkoop, 144-81, Rec. p. 2853) relatif à la protection des dessins et modèles, en l'état du droit communautaire et en l'absence d'une unification dans le cadre de la Communauté ou d'un rapprochement des législations, la fixation des conditions et des modalités de cette protection relève de la règle nationale. Il appartient au législateur national de déterminer les produits qui peuvent bénéficier de la protection, alors même qu'ils feraient partie d'un ensemble déjà protégé en tant que tel.

11. Il importe de relever ensuite que la faculté pour le titulaire d'un brevet pour modèle ornemental de s'opposer à la fabrication par des tiers, aux fins de la vente sur le marché intérieur or de l'exportation, de produits incorporant le modèle ou d'empêcher l'importation de pareils produits qui auraient été fabriqués sans son consentement dans d'autres Etats membres, constitue la substance de son droit exclusif. Empêcher l'application de la législation nationale dans pareilles conditions reviendrait donc à remettre en cause l'existence même de ce droit.

12. Il y a lieu de rappeler encore qu'en vertu de l'article 36, les restrictions à l'importation ou à l'exportation justifiées par des raisons de protection de la propriété industrielle et commerciale sont admissibles pour autant qu'elles ne constituent ni un moyen de discrimination arbitraire, ni une restriction déguisée dans le commerce entre les Etats membres. A cet égard il suffit de constater, à la lumière des pièces du dossier, que le droit exclusif accordé par la législation nationale aux titulaires de brevets pour modèles ornementaux, relatifs à des éléments de carrosserie de voitures automobiles, est indifféremment opposable tant à ceux qui fabriquent les pièces de rechange sur le territoire national qu'à ceux qui les importent d'autres Etats membres et que cette législation ne vise pas à favoriser les produits nationaux par rapport aux produits originaires d'autres Etats membres.

13. Dans ces conditions, il convient de répondre à la première question de la juridiction nationale que les règles relatives à la libre circulation des marchandises ne s'opposent pas à l'application d'une législation nationale en vertu de laquelle un fabricant d'automobiles, titulaire d'un brevet pour modèle ornemental sur des pièces de rechange destinées aux voitures de sa fabrication, est en droit d'interdire à des tiers de fabriquer, aux fins de la vente sur le marché intérieur ou de l'exportation, des pièces protégées ou d'empêcher l'importation d'autres Etats membres de pièces protégées qui y auraient été fabriquées sans son consentement.

Sur la deuxième question

14. Par la deuxième question, la juridiction nationale vise à savoir, en substance, si l'obtention de brevets pour modèles ornementaux relatifs à des éléments de carrosserie de voitures automobiles, et l'exercice des droits exclusifs qui en résultent, constituent un abus de position dominante, au sens de l'article 86 du traité.

15. A cet égard il y a lieu de relever d'emblée que le seul fait d'obtenir le bénéfice d'un droit exclusif accordé par la loi, droit dont la substance consiste à pouvoir empêcher la fabrication et la vente des produits protégés par des tiers non autorisés, ne peut être regardé comme une méthode abusive d'élimination de la concurrence.

16. En ce qui concerne l'exercice du droit exclusif, celui-ci peut être interdit par l'article 86 s'il donne lieu de la part d'une entreprise en position dominante à certains comportements abusifs tels que le refus arbitraire de livrer des pièces de rechange à des réparateurs indépendants, la fixation des prix des pièces de rechange à un niveau inéquitable ou la décision de ne plus produire de pièces de rechange pour un certain modèle alors que beaucoup de voitures de ce modèle circulent encore, à condition que ces comportements soient susceptibles d'affecter le commerce entre Etats membres.

17. S'agissant plus précisément de la différence des prix entre les pièces vendues par le constructeur et celles vendues par les fabricants indépendants, il convient de relever que, selon la jurisprudence de la Cour (arrêt du 29 février 1968, 24-67, Parke Davis, Rec. p. 83), la supériorité du prix des premières par rapport à celui des secondes n'est pas nécessairement constitutive d'abus, car le titulaire d'un brevet pour modèle ornemental peut légitimement prétendre à une rémunération pour les dépenses qu'il a exposées en vue de mettre au point le modèle breveté.

18. Dans ces conditions, il y a lieu de répondre à la deuxième question posée par la juridiction nationale que

- le seul fait d'obtenir de brevets pour modèles ornementaux relatifs à des éléments de carrosserie de voitures automobiles ne constitue pas un abus de position dominante, au sens de l'article 86 du traité;

- l'exercice du droit exclusif correspondant à de tels brevets peut être interdit par l'article 86 du traité, s'il donne lieu de la part d'une entreprise en position dominante à certains comportements abusifs tels que le refus arbitraire de livrer des pièces de rechange à des réparateurs indépendants, la fixation des prix des pièces de rechange à un niveau inéquitable ou la décision de ne plus produire de pièces de rechange pour un certain modèle alors que beaucoup de voitures de ce modèle circulent encore, à condition que ces comportements soient susceptibles d'affecter le commerce entre Etats membres.

Sur les dépens

19. Les frais exposés par le gouvernement de la République fédérale d'Allemagne, le gouvernement français, le gouvernement espagnol, le gouvernement britannique et le gouvernement italien et la Commission des Communautés européennes, qui ont soumis des observations à la Cour, ne peuvent faire l'objet d'un remboursement. La procédure revêtant, à l'égard des parties au principal, le caractère d'un incident de procédure soulevé devant la juridiction nationale, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens.

Par ces motifs,

LA COUR,

statuant sur les questions à elle soumises par le Tribunale civile e penale de Milan, par ordonnance du 18 septembre 1986, dit pour droit:

1) Les règles relatives à la libre circulations des marchandises ne s'opposent pas à l'application d'une législation nationale en vertu de laquelle un fabricant d'automobiles, titulaire d'un brevet pour modèle ornemental sur des pièces de rechange destinées aux voitures de sa fabrication, est en droit d'interdire à des tiers de fabriquer, aux fins de la vente sur le marché intérieur ou de l'exportation, des pièces protégées ou d'empêcher l'importation d'autres Etats membres de pièces protégées qui y auraient été fabriquées sans son consentement.

2) Le seul fait d'obtenir de brevets pour modèles ornementaux relatifs à des éléments de carrosserie de voitures automobiles ne constitue pas un abus de position dominante, au sens de l'article 86 du traité; l'exercice du droit exclusif correspondant à de tels brevets peut être interdit par l'article 86 du traité, s'il donne lieu de la part d'une entreprise en position dominante à certains comportements abusifs tels que le refus arbitraire de livrer des pièces de rechange à des réparateurs indépendants, la fixation des prix des pièces de rechange à un niveau inéquitable ou la décision de ne plus produire de pièces de rechange pour un certain modèle alors que beaucoup de voitures de ce modèle circulent encore, à condition que ces comportements soient susceptibles d'affecter le commerce entre Etats membres.