CJCE, 27 septembre 1988, n° 89-85
COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Ahlström Osakeyhtiö, Joutseno-Pulp Osakeyhtiö, Kymmene (Oy), Kemi (Oy), Oy Metsä-Botnia (AB), Metäliiton Teollisuus (Oy), Veitsiluoto (Oy), Oy Wilh. Schaumann (AB), Sunilà Osakeyhtiö, Finncell, Enso-Cutzeit (Oy), Bowater (Inc), The Pulp Paper and Paperboard Export Association, St. Anne-Nackawic Pulp and Paper Company (Ltd), International Pulp Sales Company, Westar Timber (Ltd) Weldwood of Canada (Ltd), MacMillan Bloedel (Ltd), Canadian Forest Products (Ltd), British Columbia Forest Products (Ltd)
Défendeur :
Commission des Communautés européennes, Gouvernement du Royaume-Uni
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. MacKenzie Stuart
Présidents de chambre :
MM. Bosco, Due, Moitinho de Almeida, Rodriguez Iglesias
Avocat général :
M. Darmon
Juges :
MM. Koopmans, Everling, Bahlmann, Galmot, Kakouris, Joliet, O'Higgins, Schockweiler
Avocats :
Mes Von Winterfeld, Arendt, Waelbroeck, Vandencasteele, Voillemot, Van Bael, Bellis, Stanbrook, Siragusa, Cleary Gottlieb Steen & Hamilton, Vaughan, Hall, Elvinger, Hoss, Prout, Robinson, Cochran III, Sambuc, de Boden.
LA COUR,
1 Par requêtes déposées au greffe de la Cour entre le 4 et le 30 avril 1985, des producteurs de pâte de bois ainsi que deux de leurs associations, ayant tous leur siège social en dehors de la Communauté, ont introduit, en vertu de l'article 173, alinéa 2, du traité CEE, un recours visant à l'annulation de la décision IV/29.725, du 19 décembre 1984 (JO 1985, L 85 p. 1), par laquelle la Commission a constaté qu'ils avaient commis plusieurs infractions à l'article 85 du traité, et leur a infligé des amendes.
2 Ces infractions auraient consisté dans une concertation entre les producteurs en cause sur les prix annoncés trimestriellement aux clients établis dans la Communauté et sur les prix de transaction pratiqués effectivement à leur égard (article 1er, paragraphes 1 et 2, de la décision), dans des recommandations de prix adressées à ses membres par la Pulp Paper and Paperboard Export Association of the United States (ci-après "KEA", anciennement Kraft Export Association), qui regroupe un certain nombre de producteurs établis aux Etats-Unis (article 1er, paragraphe 3) et, dans le cas de la Fincell, l'organisation commune de vente d'une dizaine de producteurs établis en Finlande, dans l'échange d'informations individualisées avec certains autres producteurs de pâte concernant les prix dans le cadre du centre de recherche et d'information de l'industrie européenne de la pâte et du papier, dont la société fiduciaire suisse Fides assure la gestion (article 1er, paragraphe 4).
3 La Commission a indiqué au point 79 de la décision litigieuse les motifs qui justifient, selon elle, la compétence de la Communauté pour appliquer l'article 85 du traité à la concertation en cause. Elle a relevé, d'abord, que toutes les entreprises destinataires de la décision soit exportaient directement vers des acheteurs établis dans la Communauté, soit pratiquaient leur commerce à l'intérieur de la Communauté par l'intermédiaire de filiales, de succursales, d'agents ou d'autres établissements qui y sont établis. Elle a souligné, ensuite, que la très vaste majorité des ventes réalisées par ces entreprises vers ou dans la Communauté avaient fait l'objet de la concertation en cause. Elle a signalé, enfin, que cette concertation avait affecté deux tiers des fournitures et 60 % de la consommation du produit en cause dans la Communauté. La Commission en a conclu que : " Les effets des accords et pratiques sur les prix annoncés et/ou facturés aux clients et sur les reventes de pâte dans la Communauté ont été non seulement substantiels, mais encore intentionnels et ont été la conséquence première et directe des accords et pratiques."
4 En ce qui concerne spécialement les entreprises établies en Finlande et leur association Fincell, la Commission a précisé, au point 80 de la décision, que l'accord de libre-échange entre la Communauté et la Finlande (JO 1973, L 328, p. 1) ne contient " aucune disposition qui l'empêche d'appliquer immédiatement l'article 85 du traité lorsque le commerce entre Etats membres est affecté ".
5 Plusieurs requérants ont soulevé des moyens relatifs à la compétence de la Communauté pour appliquer ses règles de concurrence à leur égard. Le 8 juillet 1987, la Cour a décidé d'entendre, dans un premier temps, les parties sur ces moyens. Par ordonnance du 16 décembre 1987, la Cour a décidé de joindre les affaires aux fins de la procédure orale et de l'arrêt.
6 Tous les requérants qui ont soulevé des moyens relatifs à la compétence font valoir d'abord que la Commission, en leur appliquant les règles de concurrence du traité, a fait une appréciation erronée du domaine d'application territorial de l'article 85. Ils rappellent, à cet égard, que la Cour, dans son arrêt du 14 juillet 1972 (ICI/Commission, 48-69, Rec., p. 619), ne s'est pas ralliée à la théorie des effets et qu'elle a mis en évidence le fait qu'il y avait eu comportement restrictif de la concurrence à l'intérieur du Marché commun en raison de l'activité de filiales qui pouvait être imputée aux sociétés mères. Ils ajoutent que, à supposer même que l'application de l'article 85 à leur égard trouve un fondement dans le droit communautaire, l'acte d'application de la règle ainsi interprétée serait contraire au droit international public, étant donné que celui-ci s'oppose à ce que la Communauté prétende régir des comportements restrictifs de la concurrence adoptés en dehors de son territoire en raison des seules répercussions économiques qu'ils y ont produites.
7 Les requérants membres de la KEA font valoir, en outre, qu'une telle application est contraire au droit international public en ce qu'elle viole le principe de non-intervention ; ils exposent que, en l'espèce, l'application de l'article 85 aurait nui à l'intérêt qu'ont les Etats-Unis de promouvoir les activités d'exportation de leurs entreprises, intérêt qu'ils ont consacré dans la loi Webb-Pomerene de 1918, en vertu de laquelle les associations d'exportation, telles que la KEA, sont exemptées de l'application des lois antitrust américaines.
8 Certains requérants canadiens ont fait valoir également qu'en leur infligeant des amendes et en subordonnant la réduction de celles-ci à la prise d'engagements concernant leur comportement futur, la Communauté a porté atteinte à la souveraineté du Canada et a ainsi méconnu la courtoisie internationale (comitas gentium).
9 Les requérants finlandais estiment que, en tout état de cause, seules les règles de concurrence contenues dans l'accord de libre-échange entre la Communauté et la Finlande peuvent être appliquées à leur comportement, à l'exclusion de l'article 85 du traité, et que, en conséquence, la Communauté aurait dû consulter la Finlande sur les mesures qu'elle envisageait de prendre à l'égard de l'entente en cause, selon la procédure prévue à l'article 27 de cet accord.
10 Pour un plus ample exposé des faits de l'affaire, du déroulement de la procédure et de l'argumentation des parties, il est renvoyé au rapport d'audience. Ces éléments du dossier ne sont repris ci-dessous que dans la mesure nécessaire au raisonnement de la Cour.
Sur l'appréciation erronée du domaine d'application territorial de l'article 85 du traité et sur l'incompatibilité de la décision avec le droit international public
a) En ce qui concerne les entreprises individuelles
11 Pour ce qui est du moyen tiré de la violation de l'article 85 du traité lui-même, il convient de rappeler que, en vertu de cette disposition, sont interdits tous accords ou toutes pratiques concertées entre entreprises qui sont susceptibles d'affecter le commerce entre Etats membres et qui ont pour objet ou pour effet de restreindre le jeu de la concurrence à l'intérieur du Marché commun.
12 Il convient de relever, ensuite, que les principales sources d'approvisionnement en pâte de bois sont situées en dehors de la Communauté, à savoir au Canada, aux Etats-Unis, en Suède et en Finlande, et que le marché a, en conséquence, une dimension mondiale. Lorsque des producteurs de pâte établis dans ces pays effectuent des ventes directement à des acheteurs établis dans la Communauté et lorsqu'ils se livrent à une concurrence de prix pour emporter les commandes de ces clients, il y a concurrence à l'intérieur du Marché commun.
13Il s'ensuit que, lorsque ces producteurs se concertent sur les prix qu'ils consentiront à leurs clients établis dans la Communauté et mettent en œuvre cette concertation en vendant à des prix effectivement coordonnés, ils participent à une concertation qui a pour objet et pour effet de restreindre le jeu de la concurrence à l'intérieur du Marché commun, au sens de l'article 85 du traité.
14 Dans ces conditions, il y a lieu de conclure que la Commission, en appliquant, dans les conditions de l'espèce, les règles de concurrence du traité à l'égard d'entreprises ayant leur siège social en dehors de la Communauté, n'a pas fait une appréciation erronée du domaine d'application territorial de l'article 85.
15 A l'appui du moyen tiré de l'incompatibilité de la décision avec le droit international public, les requérants ont fait valoir que l'application des règles de concurrence en l'espèce a été fondée sur les seules répercussions économiques à l'intérieur du Marché commun qu'auraient produites des comportements restrictifs de la concurrence qui auraient été adoptés en dehors de la Communauté.
16 Il convient de souligner, à cet égard, qu'une infraction à l'article 85, telle que la conclusion d'un accord qui a eu pour effet de restreindre la concurrence à l'intérieur du Marché commun, implique deux éléments de comportement, à savoir la formation de l'entente et sa mise en œuvre. Faire dépendre l'applicabilité des interdictions édictées par le droit de la concurrence du lieu de la formation de l'entente aboutirait à l'évidence à fournir aux entreprises un moyen facile de se soustraire auxdites interdictions. Ce qui est déterminant est donc le lieu où l'entente est mise en œuvre.
17 En l'espèce, les producteurs ont mis en œuvre leur entente de prix à l'intérieur du Marché commun. A cet égard, il importe peu qu'ils aient fait appel ou non à des filiales, agents, sous-agents ou succursales établis dans la Communauté en vue d'établir des contacts entre eux et les acheteurs qui y sont établis.
18 Dans ces conditions, la compétence de la Communauté pour appliquer ses règles de concurrence à l'égard de tels comportements est couverte par le principe de territorialité qui est universellement reconnu en droit international public.
19 En ce qui concerne l'argument tiré de la violation du principe de non-intervention, il convient de préciser que les requérants membres de la KEA se sont référés à une règle selon laquelle, lorsque deux Etats ont compétence pour édicter et pour exécuter des normes et que leurs normes aboutissent à ce qu'une personne se voit imposer des ordres contradictoires quant au comportement qu'elle doit adopter, chaque Etat serait tenu d'exercer sa compétence avec modération. Les requérants en ont conclu qu'en appliquant son droit de la concurrence en méconnaissance de cette règle, la Communauté a porté atteinte au principe de non-intervention.
20 Sans qu'il y ait lieu de s'interroger sur l'existence en droit international d'une règle telle que celle invoquée, il suffit de constater que les conditions d'application n'en sont, en toute hypothèse, pas remplies. En effet, il n'y a pas, en l'espèce, de contradiction entre le comportement prescrit par les Etats-Unis et celui prescrit par la Communauté, étant donné que la loi Webb-Pomerene se borne à exempter de l'application des lois antitrust américaines la conclusion de cartels d'exportation, sans imposer la conclusion de tels accords.
21 Par ailleurs, il convient de souligner que les autorités des Etats-Unis n'ont pas soulevé d'objections tirées d'un éventuel conflit de compétence, lorsqu'elles ont été consultées par la Commission, conformément à la recommandation du Conseil de l'OCDE du 25 octobre 1979 (actes de l'organisation, vol. 19, p. 376) concernant la coopération des Etats membres en cas de pratiques commerciales restrictives affectant les échanges internationaux.
22 En ce qui concerne l'argument tiré du non-respect de la courtoisie internationale (comitas gentium), il suffit de relever que cet argument revient à mettre en cause la compétence de la Communauté pour appliquer ses règles de concurrence à des comportements comme ceux qui ont été constatés en l'espèce et que, en tant que tel, cet argument a déjà été rejeté.
23 Dans ces conditions, il y a lieu de conclure que la décision de la Commission n'est contraire ni à l'article 85 du traité ni aux règles de droit international public invoquées par les requérants.
b) En ce qui concerne l'association KEA
24 Il ressort des statuts de la KEA que celle-ci est une association sans but lucratif, qui a pour objet de promouvoir les intérêts commerciaux de ses membres lorsque ceux-ci exportent leurs produits et qu'elle sert essentiellement de centre d'échange d'informations pour ses membres au sujet de leurs marchés d'exportation. La KEA ne poursuit pas elle-même d'activité de fabrication, de vente ou de distribution.
25 Il y a lieu de préciser, ensuite, que, au sein de la KEA, plusieurs groupes, dont notamment le groupe " pâte de bois ", se sont constitués pour couvrir les différents secteurs de l'industrie de la pâte et du papier en vertu de l'article 1er du règlement intérieur de la KEA, les entreprises ne peuvent adhérer à cette association qu'en devenant membre d'un des groupes qui la constituent. Il ressort de l'article 2 de ce même règlement que ces groupes peuvent gérer leurs affaires en toute indépendance.
26 Il convient de relever, enfin, que, selon une déclaration de principe adoptée par le groupe " pâte de bois " et à laquelle la décision fait référence au point 32, les membres du groupe peuvent conclure des accords de prix au cours des réunions qu'ils tiennent périodiquement, à condition que chaque membre soit informé à l'avance qu'une discussion sur les prix aura lieu et qu'à la réunion en cause le quorum soit atteint. L'accord unanime des membres présents lie également les membres absents lors de la prise de décision.
27 Il ressort de ce qui précède que les recommandations de prix de la KEA ne peuvent être distinguées des accords de prix conclus par les entreprises membres du groupe " pâte de bois " et que la KEA n'a pas joué un rôle propre dans la mise en œuvre de ces accords.
28 Dans ces conditions, il convient d'annuler la décision dans la mesure ou elle concerne la KEA.
Sur l'application exclusive ou non des règles de concurrence contenues dans l'accord de libre-échange entre la Communauté et la Finlande
29 Il y a lieu de vérifier si, comme le prétendent les requérants, les dispositions des articles 23 et 27 de l'accord de libre-échange ont pour effet d'écarter l'application de l'article 85 du traité dans les rapports entre la Communauté et la Finlande.
30 A cet égard, il convient de rappeler d'abord que, selon l'article 23, paragraphe 1, de l'accord de libre-échange, sont notamment incompatibles avec le bon fonctionnement de l'accord, dans la mesure où ils sont susceptibles d'affecter les échanges entre la Communauté et la Finlande, les accords et pratiques concertées ayant pour objet ou pour effet de restreindre la concurrence. En vertu de l'article 23, paragraphe 2, la partie contractante qui estime qu'une pratique donnée est incompatible avec la disposition précité peut prendre les mesures appropriées, suivant la procédure prévue à l'article 27. Dans le cadre de cette procédure, elle consulte l'autre partie contractante au sein d'un comité mixte, en vue de parvenir à un accord sur les mesures qu'elle envisage pour mettre fin aux pratiques incriminées. A défaut d'accord, la partie contractante intéressée peut adopter des mesures de sauvegarde.
31 Il importe d'observer, ensuite, que les dispositions des articles 23 et 27 de l'accord de libre-échange présupposent que les parties contractantes disposent de règles qui leur permettent de sanctionner les ententes qu'elles considèrent comme incompatibles avec l'accord. En ce qui concerne la Communauté, ces règles ne peuvent être que celles des articles 85 et 86 du traité. L'accord de libre-échange n'en exclut donc pas l'application.
32 Il convient de relever, enfin, que, en l'espèce, la Communauté a appliqué ses règles de concurrence à l'égard des requérants finlandais, non pas parce que ceux-ci se seraient concertés entre eux, mais bien parce qu'ils ont participé à une concertation plus vaste avec des entreprises américaines, canadiennes et suédoises qui a restreint la concurrence à l'intérieur de la Communauté. Les échanges avec la Finlande n'étaient donc pas les seuls à être affectés. En pareille situation, la saisine du comité mixte n'aurait pas pu aboutir à l'adoption de mesures appropriées.
33 Il s'ensuit que le moyen tiré de l'application exclusive des règles de concurrence, contenues dans l'accord de libre-échange entre la Communauté et la Finlande, doit être écarté.
Par ces motifs,
LA COUR,
statuant avant de dire droit sur l'ensemble des moyens invoqués par les requérants, déclare et arrête :
1) Le moyen tiré de l'appréciation erronée du domaine d'application territorial de l'article 85 du traité et de l'incompatibilité de la décision IV/29.725 de la Commission, du 19 décembre 1984, avec le droit international public est rejeté.
2) La décision IV/29.725 de la Commission, du 19 décembre 1984, est annulée pour autant qu'elle concerne la Pulp Paper and Paperboard Export Association of the United States.
3) Le moyen tiré de l'application exclusive des règles de concurrence, contenues dans l'accord de libre-échange entre la Communauté et la Finlande, est rejeté.
4) L'affaire est renvoyée à la cinquième chambre pour l'examen des autres moyens.
5) Les dépens sont réservés.