CJCE, 21 septembre 1988, n° 267-86
COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Van Eycke
Défendeur :
ASPA (SA)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
(faisant fonctions) : M. Bosco
Président de chambre :
M. Moitinho de Almeida
Avocat général :
M. Mancini
Juges :
MM. Koopmans, Everling, Bahlmann, Galmot, Kakouris, Joliet, Schockweiler
Avocat :
Mes Cerfontaine.
LA COUR
1. Par jugement du 28 octobre 1986, parvenu à la Cour le 30 octobre suivant, le Vredegerecht (justice de paix) du canton de Beveren (Belgique) a posé, en vertu de l'article 177 du traité CEE, trois questions préjudicielles relatives à l'interprétation des articles 59 à 66, 85, 86 et 95 dudit traité en vue d'être mis en mesure d'apprécier la compatibilité avec le droit communautaire d'une réglementation nationale réservant le bénéfice d'une exonération fiscale, en matière d'impôt sur le revenu réalisé sous forme d'intérêts créditeurs, à une certaine catégorie de dépôts d'épargne.
2. Ces questions ont été soulevées dans le cadre d'un litige opposant M. Van Eycke (ci-après "requérant") à la société anonyme ASPA, un établissement financier belge, et portant sur le taux des intérêts créditeurs d'un dépôt d'épargne que le requérant entendait constituer auprès de l'ASPA. Il ressort du dossier que le requérant, après avoir pris connaissance de la publicité pratiquée par l'ASPA en matière de taux d'intérêt des dépôts d'épargne, s'est présenté auprès de cet établissement financier afin de constituer un dépôt d'épargne aux conditions affichées. Quand l'ASPA lui a fait savoir, par la suite, qu'elle était obligée, en vertu d'un arrêté royal du 13 mars 1986, d'appliquer des conditions moins favorables que celles offertes dans sa publicité, le requérant a formé un recours devant la juridiction nationale par lequel il entendait faire reconnaître que l'ASPA ne pouvait pas se prévaloir dudit arrêté royal pour justifier une modification de ses conditions d'épargne, étant donné que cet arrêté violait les articles 85 et suivants du traité CEE.
3. Pour une meilleure compréhension de l'arrêté royal susmentionné, il convient de le replacer dans son contexte juridique et économique caractérisé par l'existence de longue date, en Belgique, d'une exonération fiscale au profit d'une partie des revenus de dépôts d'épargne, qui a été introduite pour des raisons sociales et en vue de promouvoir l'épargne et dont les modalités de base sont réglées par l'article 19, point 7, du Code des impôts sur les revenus.
4. Lorsque, au début des années 80, des établissements d'épargne en nombre croissant ont instauré une politique de taux élevés, le gouvernement belge a voulu limiter la portée de l'exonération fiscale et l'a subordonnée, par la loi du 28 décembre 1983, à un certain nombre de conditions à définir par arrêté royal.
5. L'arrêté royal du 29 décembre 1983, pris en exécution de la loi précitée, a, en substance, subordonné à deux conditions l'octroi d'une exonération fiscale : la rémunération des dépôts d'épargne devait comporter, d'une part, un intérêt de base pour lequel était prévu un plafond correspondant au taux moyen le plus bas applicable sur le marché en cause et, d'autre part, une prime de fidélité ou d'accroissement qui pouvait être fixée librement par chaque établissement financier.
6. Par la suite, les autorités monétaires belges ont estimé que la concurrence dans le domaine des primes de fidélité ou d'accroissement était trop vive et allait à l'encontre de la tendance générale à la baisse des taux d'intérêt qui caractérisait les autres instruments d'épargne. Comme le maintien à un niveau élevé des taux d'intérêt créditeurs dans le domaine des dépôts d'épargne avait pour conséquence, de l'avis des mêmes autorités, le maintien à un niveau tout aussi élevé des taux débiteurs avec des effets néfastes pour l'activité économique du pays et la dette publique, une recommandation a été adressée en septembre 1985 par la Commission bancaire de Belgique aux organismes financiers visant à limiter la rémunération des dépôts d'épargne. Elle a donné lieu à la conclusion, le 30 décembre 1985, d'un accord d'autodiscipline entre les banques, les caisses d'épargne privées et les institutions publiques de crédit ramenant le taux de cette rémunération au taux maximal de 7 %.
7. Comme cet accord n'était pas respecté par la totalité des établissements financiers, le ministre des finances a opté pour un régime dans lequel les pouvoirs publics détermineraient directement les conditions de l'exonération fiscale susmentionnée.
8. Ce régime a été instauré par l'arrêté royal du 13 mars 1986 susmentionné qui a directement fixé tant le taux maximal de l'intérêt de base que le taux maximal de la prime de fidélité ou d'accroissement.
9. C'est dans ce contexte que la juridiction nationale, sur conclusions communes des deux parties au litige au principal, a posé à la Cour les questions préjudicielles suivantes :
"1) Le régime légal instauré par l'arrêté royal du 29 décembre 1983 et confirmé, moyennant un certain nombre d'adaptations, par l'arrêté royal du 13 mars 1986, relatif aux rémunérations pouvant être payées par les établissements financiers pour l'épargne collectée, régime qui - dans la mesure ou il prolonge sous la forme réglementaire les accords interbancaires préexistants ou pratiques parallèles destinés à limiter la rémunération des dépôts d'épargne - consiste à fixer obligatoirement cette (ces) rémunération(s) :
a) comme taux uniforme pour tous les usagers du marché,
b) par ailleurs, comme une marge à respecter par les usagers du marché lors de la fixation des rémunérations,
sous peine de perte totale, dans le chef de la clientèle des épargnants, du bénéfice du régime fiscal privilégié en vigueur pour les dépôts d'épargne ordinaires, est-il compatible avec les règles communautaires de la concurrence telles que définies dans les articles 85 et suivants du traité CEE ?
2) Dans la mesure uniquement où il est répondu affirmativement à la première question, sous a), l'imposition obligatoire, outre un taux uniforme en ce qui concerne l'intérêt de base alloué par les établissements financiers, d'une marge maximale pour la prime de fidélité et/ou d'accroissement éventuellement due, à l'exclusion de toute autre forme de concurrence en matière de collecte de dépôts, sous peine de perdre le bénéfice du régime fiscal privilégié cité dans la première question (arrêté royal du 13 mars 1986, article 1er) est-elle compatible avec les règles communautaires de la concurrence, telles que définies dans les articles 85 et suivants du traité CEE ?
3) L'octroi d'avantages fiscaux, parmi lesquels l'exonération totale du précompte mobilier libératoire, au profit des dépôts d'épargne constitues en francs belges uniquement, auprès d'établissements financiers ayant leur siège social en Belgique uniquement, ne comporte-t-il pas une discrimination au détriment de dépôts similaires reçus par des établissements financiers n'ayant pas leur siège social en Belgique ou libellés dans d'autres monnaies ou titres monétaires, et, par conséquent, l'octroi de tels avantages fiscaux est-il encore compatible avec les dispositions des articles 59 à 66, ainsi que 95 du traité CEE ?"
10. Pour un plus ample exposé des faits du litige au principal, du cadre juridique national et des observations présentées à la Cour, il est renvoyé au rapport d'audience. Ces éléments du dossier ne sont repris ci-dessous que dans la mesure nécessaire au raisonnement de la Cour.
Sur la compétence de la Cour
11. Le gouvernement belge soutient, en premier lieu, que la demande préjudicielle introduite par la juridiction nationale n'est pas admissible, une série d'éléments faisant apparaître le caractère purement fictif du litige au principal. En second lieu, il affirme que l'interprétation du droit communautaire demandée en l'espèce ne peut, sous aucun aspect, être pertinente pour la solution du litige au principal. En effet, l'arrêté royal du 13 mars 1986 n'empêcherait aucunement la société ASPA d'appliquer ses conditions d'épargne antérieures plus favorables au requérant et ne serait donc aucunement impliqué dans le litige au principal.
12. À cet égard, il convient de relever qu'il ne ressort pas, de manière manifeste, des éléments de fait indiqués dans le jugement de renvoi que l'on soit, en réalité, en présence d'un litige fictif.
13. S'agissant du deuxième argument avancé par le gouvernement belge, il suffit de rappeler que, selon la jurisprudence constante de la Cour, confirmée par l'arrêt du 12 juin 1986 (Bertini, 98, 162 et 258-85, Rec. p. 1893), il appartient au juge national d'apprécier au regard des faits de l'affaire la nécessité d'une question préjudicielle.
14. Pour ces motifs, il y a lieu de procéder à l'examen des questions posées par la juridiction nationale.
Sur les première et deuxième questions
15. Ces questions doivent être comprises comme visant, en substance, à savoir si une disposition législative ou réglementaire nationale qui réserve le bénéfice d'une exonération fiscale prévue, en matière d'impôt sur le revenu, en faveur de la rémunération tirée d'une certaine catégorie de dépôts d'épargne, aux seuls dépôts pour lesquels sont respectés les taux d'intérêt et les primes maximaux fixes par voie réglementaire, est compatible ou non avec les obligations découlant pour les États membres de l'article 5 du traité CEE, en liaison avec les articles 3, sous f), et 85 du même traité.
16. Il convient de rappeler, à cet égard, que, par eux-mêmes, les articles 85 et 86 du traité concernent uniquement le comportement des entreprises, et ne visent pas des mesures législatives ou réglementaires émanant des États membres. Il résulte cependant d'une jurisprudence constante de la Cour que les articles 85 et 86, lus en combinaison avec l'article 5 du traité, imposent aux États membres de ne pas prendre ou maintenir en vigueur des mesures, même de nature législative ou réglementaire, susceptibles d'éliminer l'effet utile des règles de concurrence applicables aux entreprises. Tel est le cas, en vertu de cette même jurisprudence, lorsqu'un État membre soit impose ou favorise la conclusion d'ententes contraires à l'article 85 ou renforce les effets de telles ententes, soit retire à sa propre réglementation son caractère étatique en déléguant à des opérateurs prives la responsabilité de prendre des décisions d'intervention en matière économique.
17. Il faut observer d'abord que, selon les constatations opérées par le jugement de renvoi, il existait, avant l'intervention de la réglementation en cause, des accords interbancaires ou des pratiques concertées destinés à limiter la rémunération des dépôts d'épargne. Mais il ne ressort ni de ces constatations ni des observations présentées devant la Cour que la réglementation dont il s'agit ait pu viser à imposer ou favoriser la conclusion de nouvelles ententes ou la mise en œuvre de nouvelles pratiques. Pour apprécier, au regard des critères définis par la jurisprudence de la Cour, la portée véritable de cette réglementation, il convient donc d'examiner seulement, d'une part, si elle peut être regardée comme visant à renforcer les effets des ententes préexistantes et, d'autre part, si certaines circonstances ne sont pas de nature à lui retirer son caractère de réglementation étatique.
18. Sur le premier point, il suffit de noter que selon la jurisprudence de la Cour une réglementation, pour être regardée comme visant à renforcer les effets d'ententes préexistantes, doit se borner à reprendre totalement ou partiellement à son compte les éléments des accords intervenus entre opérateurs économiques tout en obligeant ou incitant ces opérateurs à en assurer le respect. Si la perte totale du bénéfice du régime fiscal privilégié en vigueur pour les dépôts d'épargne constitue un important élément d'incitation au respect de la réglementation en cause, il ne ressort d'aucune constatation du jugement de renvoi que cette réglementation se soit bornée à entériner tant la méthode de limitation de rémunération de dépôts que le niveau des taux maximaux adoptes par les ententes ou pratiques préexistantes.Il appartiendra cependant à la juridiction nationale de faire porter sur ce point ses investigations si elle estime qu'un doute peut exister à cet égard.
19. Sur le second point, il résulte de la réglementation en cause que les autorités publiques se sont réservé le pouvoir de fixer elles-mêmes les taux maximaux de rémunération des dépôts d'épargne et n'ont délégué cette responsabilité à aucun opérateur privé. Cette réglementation revêt ainsi un caractère étatique.Ce caractère ne saurait être remis en cause par la simple circonstance, soulignée par le requérant au principal, que l'exposé des motifs de l'arrêté royal du 13 mars 1986 fait ressortir que ce dernier a été adopté après concertation avec les représentants des associations des établissements de crédit.
20. Il y a donc lieu de répondre aux première et deuxième questions en ce sens qu'une disposition législative ou réglementaire nationale qui resserve le bénéfice d'une exonération fiscale prévue, en matière d'impôt sur le revenu, en faveur de la rémunération tirée d'une certaine catégorie de dépôts d'épargne, aux seuls dépôts pour lesquels sont respectés les taux d'intérêt et les primes maximaux fixés par voie réglementaire, n'est pas incompatible avec les obligations découlant pour les États membres de l'article 5 du traité CEE, en liaison avec les articles 3, sous f), et 85 du même traité, sous réserve d'un examen éventuel par la juridiction nationale du point de savoir si la disposition en cause ne s'est pas bornée à entériner tant la méthode de limitation de rémunération des dépôts que le niveau des taux maximaux adoptés par des ententes ou pratiques concertées préexistantes.
Sur la troisième question
21. Par cette question, la juridiction nationale vise, en substance, à savoir si une disposition législative ou réglementaire nationale réservant l'exonération fiscale décrite ci-dessus aux seuls dépôts d'épargne constitués en monnaie nationale auprès d'établissements financiers ayant leur siège social dans l'État membre concerne est compatible ou non avec les articles 59 à 66 ainsi que 95 du traité CEE.
22. En ce qui concerne le point de savoir si une telle réglementation fiscale qui touche à la rémunération d'une certaine catégorie de dépôts d'épargne constitués auprès de banques est compatible ou non avec les articles 59 et suivants du traité CEE relatifs à la libre circulation des services, il convient de rappeler que, selon l'article 61, paragraphe 2, du même traité, la libération des services des banques qui sont liées à des mouvements de capitaux doit être réalisée en harmonie avec la libération progressive de la circulation des capitaux.
23. Or, la constitution de dépôts d'épargne fait partie de la catégorie de mouvements de capitaux intitulée "constitution et approvisionnement de comptes courants et de dépôts, rapatriement ou utilisation des avoirs en compte courant ou en dépôt auprès des établissements de crédit" figurant respectivement sur la liste D de l'annexe I à la première directive du Conseil, du 11 mai 1960, pour la mise en œuvre de l'article 67 du traité (JO 43 du 12.7.1960, p. 921) et sur la liste C de l'annexe I remplacée par la directive 86-566 du Conseil, du 17 novembre 1986, modifiant la première directive (JO L 332, p. 22). Ces mouvements de capitaux n'ont pas encore été libérés.
24. Par conséquent, il ne saurait y avoir, en l'espèce, violation des dispositions du traité CEE relatives à la libre circulation des services des banques en matières de mouvements de capitaux.
25. Pour ce qui est, enfin, de l'applicabilité de l'article 95 du traité CEE à la réglementation fiscale en cause, il suffit d'observer que l'interdiction d'impositions intérieures discriminatoires ou protectionnistes prévue par cet article ne couvre que les "produits" d'autres États membres. Or, les fonds d'épargne déposés dans l'une ou l'autre monnaie entrent, comme il a été mentionné ci-dessus, dans le champ d'application des articles 61, paragraphe 2, et 67 du traité CEE. Ils ne constituent donc pas des produits au sens de l'article 95 du même traité.
26. Il y a donc lieu de répondre à la troisième question en ce sens qu'une disposition législative ou réglementaire nationale réservant l'exonération fiscale décrite ci-dessus aux seuls dépôts d'épargne constitués en monnaie nationale après d'établissements financiers ayant leur siège social dans l'État membre concerné n'est pas incompatible avec les articles 59 à 66 ainsi que 95 du traité CEE.
Sur les dépens
27. Les frais exposés par le Royaume de Belgique et par la Commission des Communautés européennes, qui ont soumis des observations à la Cour, ne peuvent faire l'objet d'un remboursement. La procédure revêtant, à l'égard des parties au principal, le caractère d'un incident soulevé devant la juridiction nationale, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens.
Par ces motifs,
LA COUR,
statuant sur les questions à elle soumises par le Vredegerecht du canton de Beveren, par jugement du 28 octobre 1986, dit pour droit :
1) Une disposition législative ou réglementaire nationale qui réserve le bénéfice d'une exonération fiscale, prévue, en matière d'impôt sur le revenu, en faveur de la rémunération tirée d'une certaine catégorie de dépôts d'épargne, aux seuls dépôts pour lesquels sont respectés les taux d'intérêt et les primes maximaux fixés par voie réglementaire n'est pas incompatible avec les obligations découlant pour les États membres de l'article 5 du traité CEE, en liaison avec les articles 3, sous f), et 85 du même traité, sous réserve d'un examen éventuel par la juridiction nationale du point de savoir si la disposition en cause ne s'est pas bornée à entériner tant la méthode de limitation de rémunération des dépôts que le niveau des taux maximaux adoptés par des ententes ou pratiques concertées préexistantes.
2) Une disposition législative ou réglementaire nationale réservant l'exonération fiscale décrite ci-dessus aux seuls dépôts d'épargne constitués en monnaie nationale auprès d'établissements financiers ayant leur siège social dans l'État membre concerné n'est pas incompatible avec les articles 59 à 66 ainsi que 95 du traité CEE.