CJCE, 5e ch., 19 avril 1988, n° 27-87
COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
SPRL Louis Erauw-Jacquery
Défendeur :
Société Coopérative La Hesbignonne
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président de chambre :
M. Bosco
Avocat général :
M. Mischo
Juges :
MM. Moitinho de Almeida, Everling, Galmot, Joliet
Avocats :
Mes Dehousse, Bossuyt, Evrard.
LA COUR (cinquième chambre),
1 Par jugement du 23 janvier 1987, parvenu à la Cour le 29 du même mois, le Tribunal de commerce de Liège a posé, en vertu de l'article 177 du traité CEE, une question préjudicielle visant à l'interprétation de l'article 85, paragraphe 1, du traité, en vue d'apprécier la compatibilité avec cette disposition de certaines clauses d'une convention octroyant une licence de multiplication et de vente de certaines variétés de semences de céréales protégées par des droits d'obtention végétale.
2 Cette question a été soulevée dans le cadre d'un litige portant sur certaines clauses d'une convention par laquelle la société Louis Erauw-Jacquery, titulaire de certains droits d'obtention végétale de leur titulaire (ci-après : "obtenteur "), autorisait la société coopérative la Hesbignonne (ci-après : "licencié") à multiplier des semences de base et à vendre des semences de première ou de deuxième génération produites à partir de ces semences de base et destinées à la production de céréales (ci-après : "semences de reproduction ").
3 Par cette convention, le licencié s'est engagé notamment (article 2):
a) à multiplier en Belgique la quantité totale de semences de base e2 ou équivalentes fournies par l'obtenteur et les soumettre au contrôle de l'ONDAH (organisme officiel belge chargé de la certification) suivant la réglementation en vigueur et à ne pas vendre ou céder des semences de base e2 ou équivalentes de ces variétés à des négociants-préparateurs ou à quiconque, à l'exception du fermier multiplicateur, et ne pas les exporter vers aucun pays;
...
f) à ne pas exporter, directement ou indirectement, sans autorisation écrite préalable de l'obtenteur, des semences des variétés pour lesquelles celui-ci est le titulaire ou le mandataire du titulaire des droits d'obtention, quelle qu'en soit la classe;
...
i) à ne pas vendre en dessous des prix de vente minimaux qui seront imposés par l'obtenteur les semences certifiées de toutes les espèces, variétés et classes pour lesquelles celui-ci est le titulaire ou le mandataire du titulaire des droits d'obtention.
4 Par lettre circulaire du 8 août 1983 adressée à tous les négociants-préparateurs, dont le licencié, l'obtenteur a fait connaître les prix minimaux auxquels les obtentions protégées devaient être vendues. En ce qui concerne les semences e3 de l'escourgeon Multirang Gerbel, pour lesquelles la société Erauw-Jacquery est le mandataire exclusif en Belgique de la société Florimont-Desprez, de Templeneuve, en France, le prix minimal avait été fixé à 1 825 BFR les 100 kg. Ce prix n'a pas été respecté par le licencié, qui, en septembre 1983, a offert en vente ces obtentions au prix de 1 750 BFR les 100 kg. Les semences e3 sont, en Belgique, des semences de base, qui sont, toutefois, vendues en quasi-totalité aux agriculteurs utilisateurs pour la production de céréales de consommation.
5 Selon l'obtenteur, cette vente aurait obligé les autres négociants-préparateurs à baisser leurs prix, leur causant ainsi des préjudices dont ils lui demandent réparation. Dans le litige au principal, l'obtenteur prétend répercuter ladite demande sur le licencié, le dommage étant évalué à 15 millions de BFR.
6 Le Tribunal de commerce de Liège a considéré qu'il ne fait aucun doute que la clause litigieuse de la convention fixe de façon directe le prix de vente des semences de la seconde génération et limite les débouchés. Il s'est toutefois demandé si cette clause était susceptible d'affecter sensiblement le commerce entre Etats membres ou de fausser sensiblement le jeu de la concurrence à l'intérieur du marché commun et tombait, dès lors, sous l'application de l'article 85, paragraphe 1, du traité. Pour éclairer sur ce point, il a renvoyé à la Cour la question suivante :
"L'article 2, sous a) et i), de la convention querellée tombe-t-il ou non sous l'application de l'article 85 du traité instituant la Communauté économique européenne ou sous l'application d'une autre disposition du traité ?"
7 Pour un plus ample exposé des faits de l'affaire, du déroulement de la procédure et des observations soumises à la Cour, il est renvoyé au rapport d'audience. Ces éléments du dossier ne sont repris ci-dessous que dans la mesure nécessaire au raisonnement de la Cour.
En ce qui concerne la compatibilité avec l'article 85, paragraphe 1, du traité de la clause qui interdit la vente et l'exportation de semences de base e2
8 La juridiction nationale vise en premier lieu à savoir si la clause interdisant au porteur de la licence de multiplication des semences de base de vendre, de céder ou d'exporter celles-ci tombe sous l'application de l'article 85, paragraphe 1, du traité.
9 La commission et l'obtenteur soutiennent que la clause interdisant la vente et l'exportation de semences de base e2, qui ne sont mises à la disposition des négociants-préparateurs qu'aux seules fins de leur multiplication, n'est pas contraire à l'article 85, paragraphe 1, du traité. Une telle clause relèverait de l'existence du droit d'obtention végétale.
10 Il y a lieu de souligner à cet égard que, ainsi que la Cour l'a reconnu dans son arrêt du 8 juin 1982 (Nungesser, 258-78, Rec. p. 2015), la mise au point des lignées de base peut entraîner des sacrifices financiers importants. Il faut admettre, en conséquence, que celui qui a déployé des efforts considérables pour mettre au point des variétés de semences de base qui puissent faire l'objet de droits d'obtention végétale doit pouvoir se protéger contre toute manipulation défectueuse de ces variétés de semences. A cette fin, l'obtenteur doit avoir le droit de réserver la multiplication aux négociants-préparateurs qu'il a sélectionnés comme licenciés. Dans cette mesure, la clause qui interdit au licencié de vendre et d'exporter des semences de base échappe à l'interdiction de l'article 85, paragraphe 1, du traité.
11 Il y a donc lieu de répondre à la première partie de la question posée par la juridiction nationale en ce sens qu'une clause, insérée dans une convention relative à la multiplication et la vente de semences dont l'une des parties est le titulaire ou le mandataire du titulaire de certains droits d'obtention végétale, et qui interdit au licencié de vendre et d'exporter des semences de base, est compatible avec l'article 85, paragraphe 1, du traité dans la mesure où elle est nécessaire pour permettre à l'obtenteur de sélectionner les négociants-préparateurs licenciés.
En ce qui concerne la compatibilité avec l'article 85, paragraphe 1, du traité de la clause qui impose le respect de prix minimaux, pour les semences certifiées de toutes les espèces
12 En second lieu, la juridiction nationale vise à savoir si une clause insérée dans la même convention et imposant au négociant-préparateur le respect de prix minimaux fixés par l'autre partie tombe sous l'interdiction de l'article 85, paragraphe 1, du traité.
13 La Commission et le licencié soutiennent que la clause imposant le respect de prix minimaux fixés par un obtenteur ou son mandataire restreint la concurrence et est susceptible d'affecter le commerce entre Etats membres. L'obtenteur soutient que cette clause ne concerne que les ventes en Belgique. Elle ne serait donc pas susceptible d'affecter le commerce entre Etats membres.
14 Il importe de relever que, aux termes de l'article 85 du traité, est incompatible avec le marché commun et interdit un accord qui est "susceptible d'affecter le commerce entre Etats membres" et qui a "pour objet et pour effet" de porter atteinte au "jeu de la concurrence à l'intérieur du Marché commun ". Ainsi que la Cour l'a relevé maintes fois (en dernier lieu, dans l'arrêt du 16 juin 1981, Salonia, 126-80, Rec. p. 1563), tel est le cas d'un accord qui permet d'envisager, sur la base d'un ensemble d'éléments objectifs de droit et de fait, avec un degré de probabilité suffisant, qu'il puisse exercer une influence directe ou indirecte, actuelle ou potentielle, sur les courants d'échanges entre Etats membres dans un sens qui pourrait nuire à la réalisation des objectifs d'un marché unique entre Etats membres et qui a pour objet ou pour effet de restreindre ou de fausser le jeu de la concurrence à l'intérieur du Marché commun.
15 Il y a lieu d'observer à cet égard que l'article 85, paragraphe 1, du traité désigne expressément comme incompatibles avec le marché commun les ententes qui consistent "à fixer de façon directe ou indirecte les prix... de vente ou d'autres conditions de transaction ". Selon l'ordonnance de renvoi, la demanderesse au principal a conclu avec d'autres négociants-préparateurs des conventions de teneur identique à celle de la convention attaquée, ce qui donne à ces conventions les mêmes effets qu'un régime de prix fixés par une entente horizontale. Dans de telles circonstances, une clause de ce type a pour objet et pour effet de restreindre le jeu de la concurrence à l'intérieur du Marché commun.
16 Il y a lieu de relever ensuite que la clause litigieuse est en relation avec une autre clause de la même convention qui interdit au licencié l'exportation des semences de reproduction. Une telle convention est donc susceptible d'affecter le commerce entre Etats membres.
17 Il convient toutefois de rappeler qu'un accord n'est soumis à l'interdiction de l'article 85 que s'il affecte d'une manière sensible le commerce entre Etats membres.
18 A cet égard, il y a lieu de relever que l'influence sur les échanges intracommunautaires de la convention litigieuse dépend notamment du point de savoir si elle fait partie d'un faisceau de conventions similaires conclues entre l'obtenteur et d'autres licenciés, de la part du marché détenu par l'obtenteur pour les semences concernées et de la capacité des producteurs liés par ces conventions d'exporter ces semences.
19 Il appartient à la juridiction nationale, sur la base des données pertinentes dont elle peut disposer, et compte tenu du contexte économique et juridique de la convention du 26 février 1982, de déterminer si cette convention est susceptible d'affecter de manière sensible le commerce entre Etats membres.
20 Il y a donc lieu de répondre à la seconde partie de la question posée par la juridiction nationale en ce sens qu'une clause, insérée dans une convention comme celle décrite ci-dessus et imposant au négociant-préparateur le respect de prix minimaux fixés par l'autre partie, n'encourt l'interdiction de l'article 85, paragraphe 1, du traité que si, compte tenu du contexte économique et juridique de la convention dans laquelle elle est insérée, il s'avère que cette convention est susceptible d'affecter de manière sensible le commerce entre Etats membres.
Sur les dépens
21 Les frais exposés par la commission des Communautés Européennes, qui a soumis des observations à la Cour, ne peuvent faire l'objet d'un remboursement. La procédure revêtant, à l'égard des parties au principal, le caractère d'un incident soulevé devant la juridiction nationale, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens.
Par ces motifs,
LA COUR (cinquième chambre),
Statuant sur la question à elle soumise par le Tribunal de commerce de Liège, par jugement du 23 janvier 1987, dit pour droit :
1) Une clause, insérée dans une convention relative à la multiplication et la vente de semences dont l'une des parties est le titulaire de certains droits d'obtention végétale, et qui interdit au négociant-préparateur de vendre et d'exporter des semences de base, est compatible avec l'article 85, paragraphe 1, du traité dans la mesure où elle est nécessaire pour permettre à l'obtenteur de sélectionner les négociants-préparateurs licenciés.
2) Une clause, insérée dans une convention telle que celle décrite au point 1, imposant au négociant- préparateur le respect de prix minimaux fixés par l'autre partie n'encourt l'interdiction de l'article 85, paragraphe 1, du traité que si, compte tenu du contexte économique et juridique de la convention dans laquelle elle est insérée, il s'avère que cette convention est susceptible d'affecter de manière sensible le commerce entre Etats membres.