CJCE, 3 juillet 1985, n° 243-83
COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Binon & Cie (SA), Agence et Messageries de la Presse (SA)
LA COUR,
1. Par jugement du 21 octobre 1983, parvenu à la Cour le 25 octobre suivant, le président du Tribunal de commerce de Bruxelles a posé, en vertu de l'article 177 du traité CEE, plusieurs questions préjudicielles relatives à l'interprétation des articles 85 et 86 du traité.
2. Ces questions ont été soulevées à l'occasion d'un litige opposant l'entreprise Binon, qui exploite à Charleroi un commerce de librairie-papeterie, articles de bureau et jouets éducatifs, à la société Agence et Messageries de la Presse, établie à Anderlecht, dans l'agglomération bruxelloise (ci-après : l'AMP). Le litige a pour objet de faire ordonner à l'AMP de cesser de refuser de vendre ou de livrer à Binon les journaux et périodiques, tant belges qu'étrangers, dont elle assure la distribution en Belgique.
3. Binon était initialement la franchisée de la société anonyme " Club " qui dirige une chaîne de magasins portant ce nom. Depuis le 29 janvier 1982, elle a poursuivi ses activités sous son propre nom et hors franchise. A partir du 8 mars 1983, Binon a demandé à l'AMP de lui fournir les journaux, revues et publications dont l'AMP assure la distribution. L'AMP ayant refusé de l'approvisionner, Binon s'est adressée directement à plusieurs éditeurs, mais ces démarches sont également restées sans succès.
4. Le jugement de renvoi relate que, abstraction faite de la distribution de la presse par abonnement, l'AMP assure en Belgique soit elle-même, soit par ses filiales, une part importante - proche de 70 % - de la distribution aux détaillants des journaux et périodiques belges, et la quasi-totalité des journaux et périodiques publiés à l'étranger. Cette circonstance aurait toute son importance du fait que, d'une part, l'AMP et les éditeurs de journaux et de périodiques avaient institué, en 1976, un système de distribution sélective qui consistait à soumettre toute agréation d'un point de vente à l'avis d'une commission consultative provinciale et que, d'autre part, l'AMP fait partie d'un groupe d'entreprises dont certaines occupent une situation importante dans la diffusion des articles de la Presse.
5. En ce qui concerne le système de distribution sélective, la juridiction nationale précise qu'initialement, en vertu de l'accord intervenu en 1976, toute personne qui souhaitait ouvrir un commerce de journaux et périodiques devait, sous sanction de se voir refuser toute fourniture par les éditeurs, adresser une demande en agréation à une commission consultative provinciale, celle-ci donnant un avis qui était suivi par la grande majorité des éditeurs. Toutefois, deux jugements intervenus en 1982 ont déclaré cet accord incompatible avec la législation belge ainsi qu'avec les articles 85 et 86 du traité. En outre, le 10 mai 1983, le Conseil du contentieux économique a donné, en application de la loi belge sur la protection contre les abus de la puissance économique, un avis selon lequel l'AMP ainsi que les membres délibérants des commissions consultatives exerçaient une puissance économique sur le marché de détail de la presse et de la distribution de ses produits et en avaient abusé. Depuis lors, le système de distribution aurait été changé, par un accord conclu entre l'AMP et les éditeurs en 1983, dans ce sens que la procédure collective d'agréation a été abolie, l'AMP ayant établi un règlement que les éditeurs ont individuellement décidé d'accepter ou de refuser. D'après l'article VI, paragraphe 3, point 2, de ce règlement, l'AMP établit un avis sur toute demande de création d'un nouveau point de vente au détail, avis qui est communiqué aux éditeurs belges ; ceux-ci sont réputés suivre cet avis s'ils ne notifient pas, dans les huit jours, une décision contraire à l'AMP au moyen d'un formulaire spécial.
6. En outre, la juridiction nationale constate que l'AMP dispose d'une participation majoritaire dans l'entreprise " AMP transports " et une participation de 9,35 % dans la société anonyme " Lecture Générale ", qui s'occupe de la vente au détail des produits de la presse. Ces participations devraient s'apprécier à la lumière du fait que la société de droit français Hachette, qui est une maison éditrice importante établie à Paris, a une participation de 48,84 % dans l'AMP et une participation de 24,55 % dans " Lecture Générale ".
7. La juridiction nationale conclut de ces deux séries de constatations que l'AMP contrôle l'agréation des points de diffusion alors qu'elle a en même temps, ensemble avec Hachette, un intérêt très important dans les activités de " Lecture Générale ". C'est ainsi que les règles très strictes d'implantation comportant des critères géographiques minimaux, telles que prévues par le règlement de l'AMP pour la diffusion de la presse, n'auraient pas été appliquées dans le centre de Charleroi pour ce qui est des activités de différentes filiales de " Lecture Générale ", mais que ces mêmes règles et critères auraient été opposés à Binon pour motiver le refus de l'approvisionner.
8. La juridiction nationale a estimé nécessaire, dans ces conditions, de poser à la Cour les questions préjudicielles suivantes :
" 1) Le fait pour un groupe d'entreprises, soit un certain nombre d'entreprises ayant un comportement identique et constituant une fraction importante du marché pertinent (en l'occurrence, celui de la presse écrite quotidienne, hebdomadaire et périodique en Belgique), de maintenir une pratique consistant à laisser, sauf intervention expresse ou initiative de leur part, une entreprise spécialisée régler la distribution de leur article en lui confiant soit tacitement, soit expressément, le soin de régler de façon sélective ladite distribution en imposant aux détaillants désireux de vendre l'article en question d'introduire une demande d'agréation et en déterminant sur cette demande et en fonction de critères non seulement qualitatifs mais aussi quantitatifs, à savoir un critère de distance d'un point de vente à l'autre et un critère d'établissement par imposition d'un nombre minimal d'habitants par point de vente, limitant de ce fait la concurrence dans le marché relevant, est-il compatible avec les articles 85 et 86 du traité instituant la CEE ?
2) Le fait que, en Belgique, la distribution de la presse écrite étrangère soit confiée à une seule personne morale qui jouit d'une position telle qu'elle assure la distribution de plus de 50 % des titres de presse étrangers en Belgique et que les contrats que cette entreprise de distribution fait signer tant aux organes de presse en question (éditeurs) qu'aux détaillants sont conçus de telle façon que l'entreprise de distribution peut poursuivre la résolution du contrat ou refuser la distribution des titres de presse en question si l'éditeur sous contrat fournit directement à certains détaillants non agréés, ou peut retirer leur agréation à des détaillants qui pratiqueraient la rétrocession ou la revente, toute vente autre qu'au détail, toute location ou prêt, est-il compatible avec les articles 85 et 86 du traité instituant la CEE ?
3) Le fait que l'entreprise de distribution en question se réserve de fixer les prix et impose aux diffuseurs détaillants le respect de prix imposés est-il compatible avec les articles 85 et 86 du traité instituant la CEE ?
4) Le fait que l'entreprise de distribution de presse en question soit une société belge de capitaux dont une part importante est en possession d'un groupe financier de droit étranger qui contrôle lui-même en France diverses entreprises éditrices de la presse quotidienne et périodique tandis que ce groupe financier et l'entreprise belge de distribution ont conjointement des participations dans une société belge de capitaux ayant pour objet social la diffusion au détail de la presse écrite en Belgique est-il compatible avec les articles 85 et 86 du traité instituant la CEE dès lors qu'il s'est avéré que l'entreprise de distribution applique à l'égard de cette firme de diffusion au détail des critères d'agréation moins sévères que pour les autres détaillants ? "
9. Il résulte de la deuxième question que le régime de distribution envisagé par le jugement de renvoi s'applique à la distribution de produits de la presse étrangère sur le territoire belge, alors que les considérants du jugement constatent que la distribution de la quasi-totalité des journaux étrangers en Belgique relève de ce régime. Ces circonstances suffisent pour considérer qu'un tel régime est susceptible d'affecter le commerce entre Etats membres. Il n'est donc pas nécessaire d'examiner ce problème particulier en répondant aux questions qui visent, en termes généraux, l'application des articles 85 et 86 du traité.
10. Les première et deuxième questions visent, en ce qui concerne respectivement les produits de la presse édités en Belgique et à l'étranger, le régime de distribution de ces produits en Belgique tel qu'organisé par une agence spécialisée de distribution. La juridiction nationale veut savoir comment apprécier la compatibilité de ce régime avec les articles 85 et 86 en fonction de trois facteurs différents :
A) la pratique des éditeurs ;
B) les opérations de l'agence de distribution ;
C) le système de distribution sélective que cette agence a mis en place pour la vente en détail.
La troisième question met en relief un élément spécifique de l'ensemble de ce régime, à savoir le respect de prix imposés, alors que la quatrième question concerne plus particulièrement l'abus qui aurait pu être fait par l'agence de distribution soit de sa position dominante sur le marché, soit du système de distribution sélective.
A) La pratique des éditeurs
11. Le jugement de renvoi décrit la pratique des éditeurs, en particulier de ceux établis en Belgique, comme consistant à distribuer leurs produits de presse sur le territoire belge par l'intermédiaire de l'agence de distribution, et comme impliquant un refus de vendre ces produits directement aux détaillants. En outre, les éditeurs auraient réagi de la même façon à chaque demande d'agréation présentée par un détaillant.
12. L'AMP fait valoir que la seule circonstance que les éditeurs, ou certains d'entre eux, confient la distribution de leurs titres à une agence spécialisée en vue d'organiser cette distribution selon certains critères communs ne constitue pas une pratique concertée au sens de l'article 85. La jurisprudence de la Cour aurait reconnu qu'il n'y a pas de concertation illicite lorsque le parallélisme de comportement s'explique par une adaptation intelligente de chaque opérateur au comportement de ses concurrents. En l'occurrence, le comportement parallèle s'inspirerait du souci commun légitime de réduire les frais de distribution, et notamment ceux découlant de la reprise des invendus.
13. Pour Binon, les éditeurs belges sont contraints d'agir de concert étant donné la position de monopole qu'occuperait l'AMP, ensemble avec Hachette et les autres entreprises liées à ces deux sociétés, sur le marché de la distribution des produits de la presse.
14. La Commission estime qu'un comportement parallèle des entreprises, consistant à recourir au même intermédiaire, pour l'approvisionnement des détaillants, est susceptible de constituer une pratique concertée au sens de l'article 85. En l'espèce, la procédure d'agréation de nouveaux points de vente telle que prévue par le règlement de l'AMP serait le cadre d'une coordination du comportement des éditeurs par l'intermédiaire de cette agence.
15. Il y a lieu d'observer que le premier problème qui se pose à cet égard est celui de savoir si un comportement parallèle de différents éditeurs vis-à-vis de l'agréation des points de vente au détail doit être qualifié de " pratique concertée " au sens de l'article 85 du traité lorsque, comme en l'espèce, le parallélisme des comportements s'insère dans un cadre contractuel. Il ressort en effet du dossier que l'attitude des éditeurs fait actuellement partie de la mise en œuvre d'un ensemble de contrats, tels les accords individuels d'exclusivité entre les éditeurs et l'agence de distribution, et ceux entre celle-ci et les vendeurs au détail.
16. Le cas visé d'un parallélisme de comportements dans un cadre contractuel se présente notamment lorsque, comme en l'occurrence, la position identique des éditeurs devant les demandes d'agréation des détaillants faisait initialement, en vertu d'un accord, suite aux avis de commissions consultatives, pratique jugée contraire à l'article 85 par les juridictions belges, et que, après la cessation de cet accord et son remplacement par un nouvel accord, les éditeurs arrivent à un même comportement parallèle en suivant les avis d'une agence de distribution plutôt que ceux d'une commission consultative. Dans un tel cas, le nouvel accord a, tout comme l'ancien accord, pour effet de restreindre le jeu de la concurrence.
17. Par ailleurs, l'article 85 serait également applicable si un comportement parallèle des éditeurs s'était prolongé après la cessation de l'ancien accord sans qu'un nouvel accord ne soit intervenu. En effet, comme la Cour l'a souligné dans son arrêt du 15 juin 1976 (EMI/CBS, 51, 86 et 96-75, Rec. p. 811), dans un cas d'ententes qui ont cessé d'être en vigueur, il suffit, pour que l'article 85 soit applicable, qu'elles poursuivent leurs effets au-delà de leur cessation formelle. Le régime de concurrence instauré par les articles 85 et suivants du traité s'intéresse aux résultats économiques des accords, ou de toute forme comparable de concertation ou de coordination, plutôt qu'à leur forme juridique.
18. Dès lors, il faut répondre à la première partie des deux premières questions que l'article 85, paragraphe 1, du traité doit être interprété en ce sens qu'il s'applique à un ensemble d'accords entre une agence spécialisée de distribution des journaux et périodiques dans un Etat membre, et la grande majorité des éditeurs de ces produits qui sont établis sur le territoire de cet Etat membre, ainsi que certains éditeurs établis dans d'autres Etats membres et dont les produits sont distribués dans le premier Etat membre, si cet ensemble d'accords a pour résultat de laisser, en fait, l'agréation des points de vente au détail à l'appréciation de cette agence ou d'un organisme créé par elle dans le cadre de ces accords.
B) Les opérations de l'agence de distribution
19. La deuxième partie des deux premières questions concerne la position de l'agence de distribution, en ce qu'elle organise, dans l'intérêt des éditeurs, de façon sélective, la vente au détail tout en faisant elle-même partie d'un groupe d'entreprises impliquées dans la vente au détail. La juridiction nationale veut notamment savoir dans quelles conditions une telle agence est censée occuper une position dominante sur le marché au sens de l'article 86 du traité.
20. Un problème préalable a été soulevé par l'AMP. Elle estime que les activités qu'elle poursuit en organisant la vente au détail des produits de la presse dans l'intérêt des éditeurs ne peuvent en aucun cas relever des interdictions des articles 85 et 86. Dans sa qualité de distributeur de ces produits, l'AMP interviendrait en tant que commissionnaire des éditeurs, en se chargeant de vendre les produits de la presse pour leur compte. Or, la jurisprudence de la Cour aussi bien que la pratique suivie par la Commission dans ses décisions auraient reconnu que le commissionnaire doit être considéré comme organe auxiliaire de l'entreprise du commettant ; ses activités échapperaient ainsi aux interdictions prévues aux articles 85 et 86.
21. Dans le cadre du recours préjudiciel, il n'appartient pas à la Cour, mais aux juridictions nationales, de qualifier les liens contractuels entre les éditeurs et l'agence de distribution. En l'occurrence, les questions posées semblent viser une situation où la relation entre les éditeurs et l'agence apparaissent plutôt comme des liens qui unissent les éditeurs à une maison indépendante de distribution. C'est sur cette hypothèse que la Cour se base dans la présente affaire.
22. Les considérations développées par la juridiction nationale font apparaître que la question relative à l'application éventuelle de l'article 86 à l'agence de distribution vise deux éléments distincts : d'une part, la position dominante qu'occuperait l'AMP en tant que seul intermédiaire entre les éditeurs et les détaillants pour la distribution de la plupart des publications belges et l'ensemble des publications étrangères ; d'autre part, le fait que l'AMP se livre elle-même à des opérations sur le marché de la vente au détail de ces produits, par sa participation, avec d'autres membres du groupe Hachette, à l'entreprise " Lecture Générale ".
23. Sur ce dernier point, il convient d'observer qu'il ressort du dossier que " Lecture Générale " dispose en Belgique de 190 points de vente sur un total d'à peu près 5 500. Une entreprise qui se trouve dans une telle situation ne peut cependant pas être censée occuper une position dominante sur le marché de la vente au détail.
24. En ce qui concerne le premier point, celui relatif à la position dominante de l'AMP en tant qu'intermédiaire, l'AMP a contesté les indications données par l'ordonnance de renvoi en soutenant que sa part du marché de la livraison de journaux et de périodiques aux vendeurs au détail ne comprend pas une grande partie ou même la presque-totalité du marché. A cet effet, elle a cité des chiffres qui diffèrent sensiblement de ceux retenus par la juridiction nationale. Il n'appartient toutefois pas à la Cour de contrôler l'exactitude des constatations de fait figurant à un jugement de renvoi.
25. Il y a lieu d'observer ensuite que la juridiction nationale s'intéresse au problème de l'existence éventuelle d'une position dominante de l'agence de distribution pour pouvoir vérifier si celle-ci a fait un abus de cette position dominante en contrôlant l'accès au réseau de distribution de périodiques de façon arbitraire. Or, cet abus et ce comportement arbitraire éventuels concernent l'accès au système de distribution sélective instauré par l'AMP. Dans ces conditions, il est préférable d'appréhender le problème de l'abus éventuel dans le cadre de l'examen de la compatibilité de ce système de distribution sélective avec les dispositions de l'article 85. Dès lors, il n'est pas nécessaire d'examiner le même comportement dans la perspective d'une violation de l'article 86.
26. Il résulte des considérations précédentes qu'il n'est pas nécessaire de répondre à la deuxième partie des première et deuxième questions.
C) Le système de distribution sélective
27. Selon l'AMP, la spécificité du marché de la distribution de la presse exigerait un réseau de distribution stable et équilibré faisant l'objet d'une répartition géographique adéquate. Pour étayer cette thèse, l'AMP invoque en particulier trois circonstances. D'abord, la possibilité de mise en vente des articles de presse varierait d'une journée - ou même quelques heures pour les quotidiens à plusieurs éditions par jour - à un mois au maximum ; pour cette raison, les éditeurs se verraient dans l'obligation de reprendre les invendus, ce qui occasionnerait des coûts considérables. Ensuite, la demande de produits de la presse vendus au magasin serait caractérisée par une grande inélasticité, qui serait encore plus marquée dans le cas des journaux étrangers. Enfin, le rôle social et culturel de la presse justifierait le maintien d'un réseau de distribution spécialisé permettant de mettre un assortiment représentatif de l'ensemble de la presse à la disposition du consommateur.
28. Binon fait valoir que l'instauration du système de distribution sélective en Belgique a conduit à une absence totale de concurrence, les détaillants s'étant installés dans un système, celui de l'AMP, qui fonctionnerait sur un organigramme de type administratif, sans émulation entre les diffuseurs.
29. La Commission rappelle la jurisprudence de la Cour relative à l'admissibilité, par rapport à l'article 85, des systèmes de distribution sélective. Pour échapper à l'interdiction prévue par le paragraphe 1 de cet article, de tels systèmes devraient être basés sur des exigences légitimes, comme le maintien d'un commerce spécialisé capable de fournir des prestations spécifiques en rapport avec la livraison de certains produits. En outre, l'accès à de tels systèmes devrait reposer sur des critères objectifs d'ordre qualitatif, parce que l'utilisation de critères quantitatifs serait par définition à considérer comme une restriction de la concurrence au sens de l'article 85 ; l'admissibilité de critères quantitatifs ne pourrait entrer en ligne de compte que dans le cadre d'une demande d'exemption au titre de l'article 85, paragraphe 3, pour laquelle la Commission est seule compétente.
30. A cet égard, il y a lieu de souligner d'abord que, dans le cas de l'espèce, l'accord entre l'agence de distribution et les détaillants-revendeurs n'a pas été notifié à la Commission, comme il ressort des renseignements fournis par celle-ci et par l'AMP. Dans ces conditions, il n'est pas nécessaire d'examiner l'applicabilité éventuelle de l'article 85, paragraphe 3, à un accord de ce type.
31. Il faut rappeler ensuite que, d'après la jurisprudence de la Cour, en particulier l'arrêt du 25 octobre 1977 (Metro, 26-76, Rec. p. 1875), les systèmes de distribution sélective constituent un élément de concurrence conforme à l'article 85, paragraphe 1, à condition que le choix des revendeurs s'opère en fonction de critères objectifs de caractère qualitatif, relatifs à la qualification professionnelle du revendeur, de son personnel et de ses installations, en rapport avec les exigences de la distribution du produit, et que ces critères soient fixés de manière uniforme à l'égard de tous les revendeurs potentiels et appliqués de façon non discriminatoire.
32. De tels systèmes peuvent, sans violer l'interdiction de l'article 85, paragraphe 1, être mis en place pour la distribution des produits de la presse, étant donné la nature spécifique, du point de vue de la distribution, de ces produits. En effet, comme l'AMP l'a souligné à juste titre, les journaux et périodiques ne peuvent, en règle générale, être vendus au détail qu'au cours d'une période extrêmement limitée, alors que le public s'attend à ce que tout diffuseur soit en mesure d'offrir une gamme représentative de la presse, en particulier de la presse nationale. De leur côté, les éditeurs s'engagent à reprendre les exemplaires invendus, ce qui donne lieu à des échanges continus de ces produits entre les éditeurs et les diffuseurs.
33. Dès lors, l'admissibilité d'un système de distribution sélective dans ce domaine, au regard de l'article 85, paragraphe 1, dépend en particulier des critères qui régissent le choix des diffuseurs. Ces critères doivent être objectifs et de caractère qualitatif. Ne relève pas de cette catégorie la limitation du nombre de points de vente, par exemple sur la base d'un critère relatif à un nombre minimal d'habitants du voisinage par point de vente.
34. Il faut rappeler, en effet, que l'application d'un critère d'ordre quantitatif rend un système de distribution sélective contraire à l'interdiction de l'article 85, paragraphe 1.Seule la Commission a compétence pour examiner, dans le cadre d'une demande d'exemption au titre de l'article 85, paragraphe 3, si un tel critère peut être justifié au regard des exigences posées par cette disposition.
35. Il y a donc lieu de répondre à la troisième partie des première et deuxième questions qu'un système de distribution sélective de produits de la presse qui affecte le commerce entre Etats membres est interdit par l'article 85, paragraphe 1, du traité, si le choix des revendeurs est régi par des critères d'ordre quantitatif, mais que la Commission peut examiner, dans le cadre d'une demande d'exemption au titre de l'article 85, paragraphe 3, si, dans un cas d'espèce, de tels critères peuvent être justifiés.
D) L'application du système de distribution en pratique
36. La quatrième question, qu'il convient d'examiner maintenant, pose le problème de savoir si l'application, par une agence de distribution faisant partie d'un groupe d'entreprises, de critères d'agréation moins sévères à l'égard de diffuseurs appartenant au même groupe d'entreprises qu'à l'égard des autres détaillants, dans le cadre d'un système de distribution sélective qui est en principe compatible avec l'article 85, constitue un comportement qui rend ce système incompatible avec cette disposition.
37. Il découle déjà des considérations précédentes, ainsi que, d'ailleurs, de la jurisprudence constante de la Cour, qu'un système de distribution sélective ne peut être considéré comme compatible avec l'article 85, paragraphe 1, du traité qu'à condition que les critères régissant le choix des revendeurs soient objectifs et uniformes et qu'ils soient appliqués de façon non-discriminatoire. On ne saurait qualifier de non discriminatoire une application de ces critères qui est moins sévère à l'égard des entreprises appartenant au même groupe d'entreprises dont relève l'agence de distribution.
38. Par conséquent, il convient de répondre à la quatrième question qu'un système de distribution sélective des produits de la presse qui affecte le commerce entre Etats membres est interdit par l'article 85, paragraphe 1, du traité si l'application des critères régissant le choix des revendeurs s'effectue de façon moins sévère à l'égard des entreprises appartenant à un certain groupe d'entreprises qu'à l'égard d'autres détaillants.
E) Les prix imposés
39. La troisième question, enfin, porte sur le point de savoir si le fait d'exiger, dans le cadre d'un système de distribution sélective de produits de la presse, le respect de prix imposés rend ce système incompatible avec les interdictions prévues par l'article 85 du traité.
40. L'AMP fait valoir, à cet égard, que les prix des journaux et périodiques sont fixés par les éditeurs et non, comme la juridiction nationale paraît l'estimer, par l'agence de distribution. Le respect, par les détaillants, des prix fixés par les éditeurs serait fonction des particularités, ci-dessus évoquées, de la distribution des produits de la presse.
41. Le gouvernement de la république fédérale d'Allemagne, intervenu au litige dans le seul but de soumettre des observations relatives à la troisième question, considère que la liberté de la presse, en tant que droit fondamental protégé par l'ordre constitutionnel des Etats membres et par la jurisprudence de la Cour, implique la liberté de contribuer à la formation de l'opinion publique. Pour cette raison, les produits de la presse aussi bien que leur distribution seraient caractérisés par des traits particuliers. La nature des produits de la presse exigerait en effet une distribution extrêmement rapide de ces produits, étant donné la période très limitée au cours de laquelle ils sont vendables et pas encore démodés ; à l'issue de cette période, dont la durée est d'ailleurs variable en fonction du produit spécifique en question, les journaux et périodiques n'auraient pratiquement aucune valeur. A cela s'ajouterait l'hétérogénéité des produits de la presse et le manque d'élasticité de la demande, chaque journal ou périodique disposant plus ou moins de sa propre clientèle.
42. Le gouvernement allemand en conclut que, du point de vue de la concurrence, la situation du marché des produits de la presse est si particulière qu'on ne saurait y transposer tels quels des principes développés dans de tout autres contextes. Si l'on n'admettait pas la possibilité de prix imposés pour les produits de la presse, tout système de distribution approprié en cette matière serait incompatible avec les règles de concurrence et produirait des effets désastreux pour la pluriformité et la liberté de la presse. Dans cette perspective, il ne serait pas sans importance de savoir que des systèmes de prix imposés en matière de distribution des produits de la presse sont admis dans la législation de la plupart des Etats membres ou y sont pratiqués sans se heurter à des difficultés.
43. Pour la Commission, toute clause de fixation de prix est en elle-même restrictive de la concurrence et, comme telle, visée par l'interdiction de l'article 85, paragraphe 1. La spécificité des produits de la presse et de leur mode de distribution n'est pas niée par la Commission, mais celle-ci estime que cette spécificité ne peut pas conduire à une exclusion de ces produits et de leur distribution du champ d'application de l'article 85, paragraphe 1, du traité. Cette spécificité devrait, par contre, être mise en avant, par les entreprises qui s'en prévalent, dans le cadre d'une procédure d'exemption au titre de l'article 85, paragraphe 3.
44. Il y a lieu d'observer d'abord que les clauses qui fixent les prix à observer dans des contrats avec des tiers sont en elles-mêmes restrictives de concurrence au sens de l'article 85, paragraphe 1. Cette disposition cite des accords consistant à fixer les prix de vente comme un exemple d'une entente défendue par le traité.
45. Dans ces conditions, lorsqu'un accord qui établit un système de distribution sélective et qui affecte le commerce entre Etats membres comporte de telles clauses, une dérogation à l'interdiction de l'article 85, paragraphe 1, du traité ne pourrait être accordée qu'en vertu d'une décision prise par la Commission dans les conditions fixées par le paragraphe 3 du même article.
46. Si, en matière de distribution de journaux et de périodiques, la fixation par les éditeurs du prix de détail constitue le seul moyen pour supporter la charge économique qui découle de la reprise des invendus, et si cette reprise des invendus constitue la seule méthode pour arriver à mettre à la disposition des consommateurs un large assortiment des produits de la presse, il appartient à la Commission d'en tenir compte lors de son examen d'un accord au titre de l'article 85, paragraphe 3.
47. Il convient, dès lors, de répondre à la troisième question que le fait d'exiger, dans le cadre d'un système de distribution sélective de produits de la presse qui affecte le commerce entre Etats membres, le respect de prix imposés rend ce système incompatible avec l'article 85, paragraphe 1, du traité, mais que la Commission peut examiner, lors de l'examen d'une demande d'exemption au titre de l'article 85, paragraphe 3, si, dans un cas d'espèce, un tel élément d'un système de distribution peut être justifié.
Sur les dépens
48. Les frais exposés par le gouvernement de la république fédérale d'Allemagne et par la Commission, qui ont soumis des observations à la Cour, ne peuvent faire l'objet d'un remboursement. La procédure revêtant, à l'égard des parties au principal, le caractère d'un incident soulevé devant la juridiction nationale, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens.
Par ces motifs, LA COUR,
Statuant sur les questions à elle soumises par le président du Tribunal de commerce de Bruxelles, par jugement du 21 octobre 1983, dit pour droit :
1) L'article 85, paragraphe 1, du traité CEE doit être interprété en ce sens qu'il s'applique à un ensemble d'accords entre une agence spécialisée de distribution des journaux et périodiques dans un Etat membre et dont les produits sont distribués dans le premier Etat membre, et la grande majorité des éditeurs de ces produits qui sont établis sur le territoire de cet Etat membre, ainsi que certains éditeurs établis dans d'autres Etats membres, si cet ensemble d'accords a pour résultat de laisser, en fait, l'agréation des points de vente au détail à l'appréciation de cette agence ou d'un organisme créé par elle dans le cadre de ces accords.
2) Un système de distribution sélective des produits de la presse qui affecte le commerce entre Etats membres est interdit par l'article 85, paragraphe 1, du traité, si le choix des revendeurs est régi par des critères d'ordre quantitatif, mais la Commission peut examiner, dans le cadre d'une demande d'exemption au titre de l'article 85, paragraphe 3, si, dans un cas d'espèce, de tels critères peuvent être justifiés.
3) Un tel système est interdit par l'article 85, paragraphe 1, si l'application des critères régissant le choix des revendeurs s'effectue de façon moins sévère à l'égard des entreprises appartenant à un certain groupe d'entreprises qu'à l'égard d'autres détaillants.
4) Le fait d'exiger, dans le cadre d'un système de distribution sélective des produits de la presse qui affecte le commerce entre Etats membres, le respect de prix imposés rend ce système incompatible avec l'article 85, paragraphe 1, mais la Commission peut examiner, lors de l'examen d'une demande d'exemption au titre de l'article 85, paragraphe 3, si, dans un cas d'espèce, un tel élément d'un système de distribution peut être justifié.