CJCE, 30 janvier 1985, n° 123-83
COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Bureau National Interprofessionnel du Cognac
Défendeur :
Clair
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Stuart
Présidents de chambre :
MM. Bosco, Kakouris
Avocat général :
M. Slynn
Juges :
MM. Koopmans, Everling, Bahlmann, Galmot
Avocats :
Mes de Roux, Kappelhoff-Lançon.
LA COUR,
1. Par jugement du 21 juin 1983, parvenu à la Cour le 1er juillet suivant, le Tribunal de grande instance de Saintes (France) a posé, en vertu de l'article 177 du traité CEE, trois questions préjudicielles relatives à l'interprétation de l'article 85 du traité CEE.
2. Ces questions ont été soulevées dans le cadre d'un litige opposant le Bureau National Interprofessionnel du Cognac (ci-après BNIC), dont le siège est à Cognac, qui avait assigné M. Guy Clair, gérant des Etablissements Clair et Cie, négociant à Brie-sous-Matha, en vue d'obtenir l'annulation des contrats d'achats des eaux-de-vie, que ce dernier avait conclus à des prix inférieurs à ceux fixés dans les conditions examinées ci-après.
3. Ainsi qu'il ressort du jugement de renvoi et du dossier de l'affaire, le BNIC est une organisation interprofessionnelle dans le secteur des vins et des eaux-de-vie de Cognac qui trouve son origine dans un arrêté du 5 janvier 1941. Les ressources du BNIC sont assurées par des taxes para-fiscales. Selon l'arrêté du ministre de l'agriculture du 18 février 1975 (JORF, 26 février 1975), en vigueur à l'époque des faits :
Le BNIC est composé de :
A - Deux personnalités, l'une représentant la viticulture, l'autre le commerce de la région délimitée par le décret du 1er mai 1909 ;
B - Sur présentation de listes établies par les organisations professionnelles intéressées :
- dix-neuf délégués des viticulteurs et des coopératives de distillation ;
- dix-neuf délégués des négociants et des bouilleurs de profession ;
- un délégué du syndicat des vins vinés ;
- un délégué des producteurs de pineau des Charentes ;
- un délégué des courtiers ;
- un délégué des industries annexes ;
- un délégué du personnel cadre et maîtrise (commerce) ;
- un délégué des ouvriers des chais de Cognac ;
- un technicien viticole ;
- un ouvrier viticole.
Aucune personne exerçant la profession de négociant, de courtier, de bouilleur ou une profession connexe ne peut représenter les producteurs et réciproquement.
Les membres du bureau sont nommés pour trois ans par arrêté du ministre de l'agriculture. Leur mandat est renouvelable.
Assistent aux délibérations du bureau et peuvent prendre part aux débats avec voix consultative :
- les directeurs départementaux de l'agriculture et les directeurs des services fiscaux de la Charente et de la Charente-Maritime ;
- l'inspecteur divisionnaire de la répression des fraudes ;
- les fonctionnaires chargés du contrôle économique et financier du bureau.
En outre, un président et un commissaire du Gouvernement sont nommés par le Ministre.
4. Le BNIC, selon l'article 5 de la loi n° 75-600 du 10 juillet 1975, relative à l'organisation interprofessionnelle agricole, complétée et modifiée par la loi n° 80-502 du 4 juillet 1980, peut bénéficier, à sa demande, de certaines dispositions de ladite loi.
5. Selon le règlement intérieur du BNIC, en vigueur au moment des faits litigieux au principal, ses membres sont regroupés en deux "familles", celle du négoce et celle de la viticulture. Ces familles, après avoir chacune arrêté leur position, suite à des négociations internes, à la majorité qualifiée, peuvent conclure un accord qui, selon la loi n° 75-600 du 10 juillet 1975 précitée, peut viser à favoriser : la connaissance de l'offre et de la demande, l'adaptation et la régularisation de l'offre, la mise en œuvre, sous le contrôle de l'Etat, des règles de mise en marché, des prix et des conditions de paiement, la qualité des produits, les relations interprofessionnelles dans le secteur intéressé et la promotion du produit sur les marchés intérieur et extérieur.
6. Selon l'article 5, précité, en combinaison avec l'article 2 de la même loi, suite à une demande de l'assemblée plénière du BNIC, l'accord conclu peut être "étendu" par arrêté ministériel. L'effet de cette extension est que l'accord devient obligatoire pour tous les membres des professions constituant cette organisation professionnelle.
7. Selon l'article 4 de la législation nationale susmentionnée, un contrat de fourniture passé entre personnes privées, qui n'est pas conforme aux dispositions d'un accord ainsi adopté et étendu, est nul de plein droit et l'organisation interprofessionnelle concernée a la possibilité de demander aux tribunaux la constatation de cette nullité ainsi qu'une indemnité en réparation du préjudice qu'elle pourrait avoir subi.
8. En application des dispositions et de la procédure précitées, le BNIC a adopté à l'unanimité, le 7 novembre 1980, un texte intitulé " Accord interprofessionnel relatif aux prix de vins blancs distillables et des eaux-de-vie de Cognac ". Ce texte, qui disposait qu'il serait applicable sur tout le territoire de la France métropolitaine, fixait un prix minimum des vins de distillation, le prix des eaux-de-vie distillées en 1980 et antérieurement, ainsi qu'un prix minimum pour le Cognac. Il prévoyait la nullité de tout contrat passé en transgression de ses dispositions ainsi que les sanctions prévues par l'article 4 de la loi du 10 juillet 1975 précitée. Il a été signé par les représentants des deux " familles " au sein de l'assemblée du BNIC, et par son directeur et il a été "étendu", au sens précité, par arrêté du Ministre de l'agriculture du 27 novembre 1980.
9. M. Clair ayant acheté à divers viticulteurs des eaux-de-vie de Cognac à des prix inférieurs à ceux fixés par l'arrêté en question, le BNIC l'a assigné devant le Tribunal de grande instance de Saintes en vue d'obtenir l'annulation des contrats en cause.
10. M. Clair, partie défenderesse au principal, a contesté le bien-fondé de cette demande en nullité car elle se serait fondée sur un accord incompatible avec les articles 85 et 86 du traité. De son côté, le BNIC a soutenu, d'une part, que le Cognac échapperait aux dispositions précitées du traité, et, d'autre part, que l'arrêté ministériel, pour la violation duquel M. Clair était poursuivi, était un acte administratif dont la validité ne pouvait être appréciée par les juridictions de l'ordre judiciaire.
11. Le Tribunal de grande instance de Saintes a considéré comme acquis que les eaux-de-vie de Cognac sont des produits industriels et que, par conséquent, les articles 85 et 86 du traité CEE étaient en principe applicables. La juridiction nationale a aussi estimé que, si le BNIC a un caractère para-administratif et si l'arrêté d'extension du 27 novembre 1980 constitue un acte administratif, l'accord concerné a toutefois été conclu et signé en dehors de toute intervention du commissaire du gouvernement auprès du BNIC, par les représentants des deux " familles " au sein de cet organisme, et que cet accord est distinct de l'arrêté d'extension, même s'il est pris en présence du président du BNIC qui ne dispose pas d'un pouvoir réglementaire.
12. Sur la base de ces éléments, le Tribunal de grande instance de Saintes, par jugement du 21 juin 1983, a sursis à statuer et a saisi la Cour des trois questions préjudicielles visant à savoir si :
" 1°) La réunion, au sein du Bureau National Interprofessionnel du Cognac, de la famille de la viticulture et de la famille du négoce doit être considérée comme une association d'entreprises, l'accord passé entre elles ayant été signé également par le Président du Bureau National Interprofessionnel du Cognac.
2°) La fixation entre la famille des viticulteurs et la famille du négoce d'un prix minimum d'achat des eaux- de-vie doit être considérée comme pratique concertée.
3°) La fixation d'un prix minimum d'achat des eaux-de-vie doit être considérée comme susceptible d'affecter le commerce entre Etats membres et d'avoir pour effet ou pour objet d'empêcher, de restreindre ou de fausser le jeu de la concurrence à l'intérieur du Marché commun alors que les eaux-de-vie concernées par l'accord du 7 novembre 1980 répondant à l'appellation d'origine contrôlée du Cognac, compte tenu de la nature du Cognac eaux-de-vie de raisin qui se boit quasi-exclusivement pur. "
Sur la première question
13. Par la première question, la juridiction nationale vise, en substance, à savoir si un accord, signé dans le cadre d'un organisme et selon une procédure tels que décrits ci-dessus, entre dans le champ d'application de l'article 85, paragraphe 1er, du traité et plus précisément si un accord conclu entre les deux " familles " de la viticulture et du négoce est un accord conclu entre entreprises ou associations d'entreprises.
14. Le BNIC a fait valoir à titre liminaire qu'il est inutile de s'interroger sur la nature agricole ou industrielle des eaux-de-vie de Cognac au regard du traité CEE. En toute hypothèse, l'article 85 du traité ne serait pas applicable car le Cognac présenterait une importance économique considérable pour les agriculteurs de la région concernée. Les revenus de 63 000 viticulteurs seraient en effet directement dépendants du prix des eaux-de-vie de Cognac. Or, depuis 1973, la viticulture charentaise se serait lourdement endettée. De plus, elle devrait faire face à un déséquilibre structurel entre l'offre et la demande. Dans ces conditions, la fixation d'un prix minimum pour les eaux-de-vie de Cognac aurait pour objectif de garantir un revenu minimum aux agriculteurs charentais.
15. Cet argument doit être rejeté. En effet, les eaux-de-vie, ainsi qu'il ressort de l'annexe II du traité (ex. 22.09), sont expressément exclues de la catégorie des produits agricoles. Par suite, elles doivent être regardées comme des produits industriels et cette qualification n'est pas de nature à être remise en cause par l'importance économique que ces produits peuvent présenter pour les agriculteurs de la région concernée.
16. Le BNIC soutient que l'accord entre les deux " familles " n'est pas conclu à l'initiative des entreprises mais dans le cadre du BNIC et suivant la procédure prévue par le règlement intérieur de cette institution, qui, selon la jurisprudence administrative française, constitue un organisme de droit public, compte tenu des modalités de sa création, de son financement, de son organisation, de son fonctionnement, de la nomination de ses membres ainsi que de la mission de service public qui lui est impartie. Par conséquent, son activité ne serait pas visée par l'article 85 du traité.
17. Cette argumentation ne saurait être retenue. L'article 85 s'applique, selon ses propres termes, à des accords entre entreprises et à des décisions d'associations d'entreprises. Comme l'ont observé à juste titre la partie défenderesse au principal et la Commission, le cadre juridique dans lequel s'effectue la conclusion de tels accords et sont prises de telles décisions, ainsi que la qualification juridique donnée à ce cadre par les différents ordres juridiques nationaux sont sans incidence sur l'applicabilité des règles communautaires de la concurrence et notamment de l'article 85 du traité.
18. Le BNIC observe que les membres de son assemblée plénière qui ont négocié et conclu l'accord faisant l'objet du litige au principal ont tous été nommés par le Ministre de l'agriculture. Ils ne représenteraient donc pas les différents organismes professionnels dont ils sont issus et l'accord passé entre eux ne saurait être regardé comme intervenu entre des associations d'entreprises.
19. Cet argument ne peut être accueilli. L'article 85 doit être interprété comme visant un tel accord, dès lors qu'il a été négocié et conclu par des personnes qui, bien que nommées par l'autorité publique, avaient fait l'objet, à l'exception des deux nommées directement par le ministre, de propositions de désignation par les organisations professionnelles directement concernées et qui, par suite, devaient être regardées, en fait, comme représentant ces organisations lors de la négociation et de la conclusion de cet accord.
20. Il y a lieu d'ajouter qu'un accord conclu par deux groupements des opérateurs économiques tels que les deux " familles " des viticulteurs et des négociants, doit être considéré comme un accord entre entreprises ou associations d'entreprises. La circonstance que ces groupements se réunissent au sein d'un organisme comme le BNIC n'a pas pour effet de soustraire leur accord à l'application de l'article 85 du traité.
21. Le BNIC allègue par ailleurs que les accords signés dans son sein n'ont pas d'effets obligatoires et que son rôle est purement consultatif à l'égard des autorités publiques centrales qui, seules, peuvent rendre lesdits accords obligatoires au moyen d'arrêtés ministériels.
22. Il importe de relever, à cet égard, qu'aux fins de l'application de l'article 85, paragraphe 1er, la prise en considération des effets concrets d'un accord est superflue, dès lors que celui-ci a pour objet de restreindre, empêcher ou fausser le jeu de la concurrence. Or, par sa nature même, un accord fixant un prix minimum pour un produit et transmis à l'autorité publique en vue de faire entériner ce prix minimum, aux fins de le rendre obligatoire pour l'ensemble des opérateurs économiques intervenant sur le marché en cause, a pour objet de fausser le jeu de la concurrence sur ce marché.
23. Quant à l'intervention d'un acte de l'autorité publique, destiné à conférer un effet obligatoire à cet accord vis-à-vis de l'ensemble des opérateurs économiques concernés, même s'ils n'ont pas été partie à l'accord, elle ne saurait avoir pour effet de soustraire celui-ci à l'application de l'article 85, paragraphe 1er, ainsi que l'ont souligné à juste titre la partie défenderesse au principal et la Commission.
24. Enfin, la juridiction nationale demande à la Cour si la circonstance que l'accord interprofessionnel ainsi conclu a été signé par le président du Bureau National Interprofessionnel du Cognac a une incidence sur la qualification juridique de cet accord au regard de l'article 85 du traité.
25. La circonstance que le président ou le directeur d'un organisme dans le cadre duquel est conclu un accord ayant pour objet d'empêcher le libre jeu de la concurrence, appose sans que cela soit prévu par la loi nationale, sa signature au bas de cet accord, est sans incidence sur l'applicabilité à cet accord des dispositions de l'article 85, paragraphe 1er, du traité.
26. De l'ensemble de ce qui précède, il résulte qu'il y a lieu de répondre à la première question, que l'article 85, paragraphe 1, du traité doit être interprété en ce sens qu'entre dans son champ d'application un accord interprofessionnel de fixation d'un prix minimum d'un produit comme les eaux-de-vie de Cognac, conclu par deux groupements d'opérateurs économiques, dans le cadre et selon la procédure d'un organisme tel que le BNIC.
Sur la deuxième question
27. La juridiction nationale demande par ailleurs si la fixation des prix minima d'achat des eaux-de-vie doit être considérée comme une pratique concertée au sens de l'article 85. Etant donné la réponse apportée à la première question, une réponse à la deuxième question n'est plus nécessaire.
Sur la troisième question
28. Il ressort du dossier et des débats devant la Cour que le problème posé par la troisième question concerne essentiellement la fixation des prix de l'eau-de-vie utilisée dans la fabrication du Cognac, c'est-à-dire d'un produit semi-fini qui n'est normalement pas expédié hors de la région de Cognac. La juridiction nationale pose en substance la question de savoir si la fixation d'un prix minimum d'achat pour un tel produit est susceptible d'affecter le commerce entre Etats membres et a pour objet ou pour effet de restreindre la concurrence, compte tenu de ce que le produit fini, le Cognac, bénéficie d'une appellation d'origine.
29. Il échet à cet égard d'observer que tout accord ayant pour objet ou pour effet de restreindre la concurrence par la fixation des prix minima d'achat d'un produit semi-fini est susceptible d'affecter le commerce intracommunautaire, même si ce produit semi-fini ne fait pas lui-même l'objet d'un commerce entre les Etats membres, lorsqu'un tel produit constitue la matière première d'un autre produit commercialisé ailleurs dans la Communauté. Le fait que le produit fini bénéficie d'une appellation d'origine est sans pertinence.
30. Il y a lieu par conséquent de répondre à la troisième question que la fixation d'un prix minimum d'achat pour un produit semi-fini est susceptible d'affecter le commerce entre Etats membres lorsque ce produit constitue la matière première d'un autre produit qui est commercialisé ailleurs dans la Communauté, sans égard au fait que ce produit fini bénéficie d'une appellation d'origine.
Sur les dépens
31. Les frais exposés par la Commission des Communautés européennes, qui a soumis des observations à la Cour, ne peuvent faire l'objet d'un remboursement. La procédure revêtant, à l'égard des parties au principal, le caractère d'un incident soulevé devant la juridiction nationale, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens.
Par ces motifs,
LA COUR
statuant sur les questions à elle soumises par le Tribunal de grande instance de Saintes, par jugement du 21 juin 1983, dit pour droit :
1) L'article 85, paragraphe 1er, du traité doit être interprété en ce sens qu'entre dans son champ d'application un accord interprofessionnel de fixation d'un prix minimum d'un produit comme les eaux-de-vie de Cognac, conclu par deux groupements d'opérateurs économiques, dans le cadre et selon la procédure d'un organisme tel que le BNIC.
2) La fixation d'un prix minimum d'achat pour un produit semi-fini est susceptible d'affecter le commerce entre Etats membres lorsque ce produit constitue la matière première d'un autre produit qui est commercialisé ailleurs dans la Communauté, sans égard au fait que ce produit fini bénéficie d'une appellation d'origine.