CCE, 1 décembre 1976, n° 76-915
COMMISSION DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES
Décision
Miller International Schallplatten GmbH
LA COMMISSION DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES,
Vu le traité instituant la Communauté économique européenne, et notamment son article 85, vu le règlement nº 17 du Conseil du 6 février 1962 (1), et notamment ses articles 3 et 15, vu la décision de la Commission du 23 février 1976, d'engager une procédure à l'encontre de l'entreprise Miller International Schallplatten GmbH, à Quickborn près de Hambourg, après audition de cette entreprise en application de l'article 19 paragraphe 1 du règlement nº 17 et du règlement nº 99-63-CEE (2), vu l'avis du comité consultatif en matière d'ententes et de positions dominantes, recueilli conformément à l'article 10 du règlement nº 17, le 6 juillet 1976,
I. Les faits
1. Considérant que les faits sont les suivants : l'entreprise Miller International Schallplatten GmbH, à Quickborn, ci-après dénommée "Miller", produit des disques, bandes magnétiques et musi-cassettes, qu'elle distribue sous les marques "Europa" et "Sonic". Une troisième marque "Somerset", utilisée jusqu'à présent par Miller a été retirée du marché;
2. Tous les disques, bandes et cassettes que produit Miller sont des articles à bas prix, qui sont actuellement vendus aux consommateurs finals à un prix ne dépassant pas 12,80 marks allemands. Un prix aussi bas s'explique par le fait que les articles produits pas Miller contiennent des reproductions d'interprètes pratiquement inconnus. En effet, Miller renonce pour ses enregistrements à utiliser des vedettes internationales ou des artistes connus et fait plutôt copier ceux-ci moyennant une rémunération unique par des interprètes anonymes qui respectent le ton et les paroles;
3. Le répertoire de Miller se compose essentiellement de musique légère, notamment de disques pour enfants en langue allemande, lesquels représentent environ la moitié de l'éventail de titres proposés, de "hit-parades" allemands, de musique folklorique allemande, et, dans une mesures moindre, d'un programme de chants en anglais ainsi que de musique instrumentale;
4. Miller a chiffré à ... % en pièces sa part de l'ensemble du marché des supports de son dans la République fédérale d'Allemagne en 1975 et à ... % en pièces sa part dans les exportations allemandes pour la même année.
Miller appartient intégralement à la société de disques américaine MCA Records Inc., qui est à son tour contrôlée par la MCA Inc. à Universal City;
5. Miller a conclu des accords d'exclusivité pour la distribution de ses produits sur le territoire de l'Alsace et de la Lorraine et aux Pays-Bas. L'accord signé avec le concessionnaire exclusif français le 11 juin 1971, contient, au point 5, la clause suivante:
"Pour toute la gamme des produits Miller, il existe en principe une interdiction d'exporter d'Alsace-Lorraine vers d'autres pays".
L'accord signé avec le concessionnaire exclusif néerlandais, le 15 novembre 1973, contient, au point 9, les dispositions suivantes, qui toutefois ne sont pas entrées en vigueur à la suite d'un avenant à cet accord:
"Conformément aux prescriptions CEE relatives aux droits sur les marchandises et l'exportation des marchandises, Delta (concessionnaire exclusif) et Miller conviennent ce qui suit:
étant donné que Miller accorde à Delta un droit exclusif pour le territoire couvert par le contrat, Delta renoncera, conformément à l'esprit de l'accord, à exporter les produits désignés au contrat sans l'autorisation expresse de Miller, afin de ne pas porter préjudice aux importateurs ou aux licenciés de Miller en dehors des Pays-Bas".
À l'intérieur du marché commun, en dehors des deux concessionnaires exclusifs précités, des importateurs exclusifs travaillent pour Miller, sans base contractuelle formelle, en Belgique, au grand-duché de Luxembourg et au Danemark. Pour l'Italie, Miller avait accordé, jusqu'au 31 décembre 1975, une licence exclusive pour la fabrication et la distribution de sa gamme de produits "Europa" et "Somerset";
6. Miller faisait figurer, depuis 1970 environ, la clause suivante au point 9 (ventes à l'étranger) de ses conditions de vente et de livraison concernant le marché intérieur:
"Il est interdit d'exporter tous les disques portant l'une de nos marques. En cas d'infraction, nous nous réservons le droit de ne plus approvisionner l'acheteur et de le mettre en cause en cas de réclamation en dommages-intérêts émanant de l'étranger qui nous serait adressée à la suite d'une telle exportation".
Cette clause a été formulée dans les termes suivants au point IX (ventes à l'étranger) des conditions de vente, de livraison et de paiement valables à partir du 1er août 1974 pour tous les acheteurs résidents et étrangers:
"Il est normalement interdit à l'acheteur de revendre à l'étranger les articles que nous lui avons fournis. En cas d'infraction, nous nous réservons expressément le droit de cesser d'approvisionner l'acheteur défaillant, ainsi que de nous retourner contre lui pour les réclamations en dommages-intérêts qui nous seraient adressées par des ayant-droits étrangers";
7. après l'intervention de la Commission à la suite d'une plainte portant sur l'interdiction d'exporter contenue dans les conditions de vente et de livraison (marché intérieur), Miller a fait savoir, par lettre du 7 mai 1975, qu'elle n'imposerait plus, à l'avenir, de telles interdictions et qu'elle délierait ses clients de l'obligation correspondante dans la mesures où de telles interdictions existeraient encore dans d'anciens contrats.
Par lettre du 3 novembre 1975, Miller a soumis à la Commission une nouvelle version de ses conditions de vente, de livraison et de paiement, qui ne contient plus ces interdictions;
8. Par ces interdictions, l'entreprise Miller International Schallplatten GmbH cherchait à empêcher l'exportation de disques, bandes ou cassettes dans d'autres pays, notamment dans d'autres pays de la Communauté, afin de protéger les importateurs exclusifs ou les licenciés qu'elle y possédait contre d'éventuels désavantages d'ordre concurrentiel;
II. Applicabilité de l'article 85 paragraphe 1 du traité instituant la CEE
9. considérant que, d'après l'article 85 paragraphe 1 du traité, sont incompatibles avec le marché commun et interdits tous accords entre entreprises qui sont susceptibles d'affecter le commerce entre États membres et qui ont pour objet ou pour effet d'empêcher, de restreindre ou de fausser le jeu de la concurrence à l'intérieur du marché commun;
10. considérant que l'accord conclu par Miller avec le concessionnaire exclusif français est un accord entre entreprises ; qu'il en va de même des conditions de vente appliquées par Miller, puisqu'elles font nécessairement l'objet des contrats passés par cette entreprise avec chacun de ses acheteurs;
11. considérant que ces accords avaient pour objet et pour effet d'empêcher l'exportation des produits désignés aux contrats vers les autres pays de la Communauté; qu'ils avaient de ce fait pour objet et pour effet de restreindre le jeu de la concurrence qui aurait pu être introduite dans les autres pays de la Communauté par les acheteurs de Miller grâce à leurs exportations de produits visés aux contrats;
12. considérant que, pour apprécier la restriction de concurrence en cause, on ne peut pas se baser sur la part que détient Miller de l'ensemble du marché des disques, bandes et cassettes ; qu'en effet, Miller produit essentiellement des disques, bandes et cassettes de musique légère qu'en raison de leurs caractéristiques particulières, musique légère et musique classique ne sont interchangeables que dans une faible mesure ; que les disques, bandes et cassettes de musique légère constituent par conséquent un marché distinct ; que si l'on considère que, en République fédérale d'Allemagne, environ 90 % de l'ensemble des ventes intérieures portent sur des disques, bandes et cassettes de musique légère, la part unitaire de marché détenue par Miller, qui s'élève à ... % l'ensemble du marché des disques, bandes et cassettes, se situe donc à environ ... % du marché des produits de musique légère en République fédérale d'Allemagne;
13. considérant qu'il faut tenir compte du fait que la production de Miller est constituée pour la moitié environ d'un programme pour enfants et que, sur ce marché, Miller détient en République fédérale d'Allemagne une position prééminente;
14. considérant que bien que la gamme de produits fabriqués par Miller se compose pour moitié environ de disques pour enfants en langue allemande et, pour le reste, essentiellement d'enregistrements de "hit-parade" allemands et de musique folklorique allemande, les acheteurs de Miller auraient été en mesure de faire de la concurrence en exportant les produits en cause dans les autres pays de la Communauté, car les ventes de ces produits ne se limitent pas, pour des raisons linguistiques, par exemple, au seul territoire de la République fédérale d'Allemagne, comme en témoigne d'ailleurs la part unitaire de ... % que Miller s'est adjugée dans les exportations allemandes de disques en 1975 ; que d'autres pays de la Communauté sont en fait susceptibles d'importer ces produits, du fait que la population de ces pays, ne fût-ce que dans les régions ayant des frontières communes avec la République fédérale d'Allemagne, comprend en général suffisamment la langue allemande;
considérant que la compréhension de la langue allemande ne joue vraisemblablement qu'un rôle secondaire dans la vente de disques, bandes et cassettes de "hit-parades" allemands et de musique folklorique allemande (par exemple, chansons en dialecte et airs de carnaval) dans les autres pays de la Communauté ; qu'au demeurant, des acheteurs d'autres pays de la Communauté peuvent avoir intérêt à réimporter les produits de l'entreprise en République fédérale d'Allemagne;
15. considérant que le jeu de la concurrence s'en trouvait restreint d'une manière sensible;
16. considérant que, pour les raisons précitées, les interdictions d'exporter étaient également susceptibles d'affecter de manière sensible le commerce entre États membres ; qu'elles dressaient entre les pays de la Communauté des obstacles artificiels au commerce des produits visées aux contrats ; qu'elles exerçaient de ce fait une influence directe sur les courants d'échange entre États membres d'une manière qui pouvait nuire à la réalisation des objectifs d'un marché unique;
17. considérant que l'accord de distribution exclusive et les conditions de vente considérés tombaient par conséquent sous le coup de l'interdiction édictée à l'article 85 paragraphe 1;
III. Inapplicabilité de l'article 85 paragraphe 3 du traité instituant la CEE
18. considérant que, d'après l'article 85 paragraphe 3, les dispositions de l'article 85 paragraphe 1 peuvent être déclarées inapplicables aux accords qui contribuent à améliorer la production ou la distribution des produits ou à promouvoir le progrès technique ou économique, tout en réservant aux utilisateurs une partie équitable du profit qui en résulte, et sans
a) imposer aux entreprises intéressées des restrictions qui ne sont pas indispensables pour atteindre ces objectifs,
b) donner à ces entreprises la possibilité, pour une partie substantielle des produits en cause, d'éliminer la concurrence;
19. considérant que le bénéfice de l'article 85 paragraphe 3 ne peut être accordé ne fût-ce que parce que les interdictions d'exporter n'ont pas été notifiées à la Commission conformément à l'article 4 paragraphe 1 du règlement nº 17;
considérant que les interdictions d'exporter ne bénéficient pas non plus de l'application de l'article 4 paragraphe 2 point 1 du règlement nº 17 puisqu'elles concernent l'exportation entre États membres;
considérant que l'article 85 paragraphe 3 n'est donc pas applicable en l'espèce;
IV. Applicabilité de l'article 15 paragraphe 2 sous a) du règlement nº 17
20. considérant que l'article 15 paragraphe 2 sous a) du règlement nº 17 prévoit que la Commission peut, par voie de décision, infliger aux entreprises des amendes de mille unités de compte au moins et d'un million d'unités de compte au plus, ce dernier montant pouvant être porté à 10 % du chiffre d'affaires réalisé au cours de l'exercice social précédent par chacune des entreprises ayant participé à l'infraction, lorsque, de propos délibéré ou par négligence, ces entreprises commettent une infraction aux dispositions de l'article 85 paragraphe 1 du traité instituant la CEE ; que, pour déterminer le montant de l'amende, il y a lieu de prendre en considération non seulement la gravité de l'infraction mais aussi la durée de celle-ci;
21. considérant que c'est de propos délibéré que Miller a enfreint l'article 85 paragraphe 1 ; qu'elle savait que l'interdiction d'exporter empêchait ses acheteurs de se porter concurrents dans les autres pays de la Communauté pour les produits désignés au contrat, et qu'elle souhaitait qu'il en fût ainsi ; qu'elle savait également que l'interdiction d'exporter violait le droit communautaire, ou du moins qu'elle a passé outre délibérément au doute qu'elle avait à ce sujet ; que cela résulte de la référence aux prescriptions de la CEE insérée dans la formulation de l'interdiction d'exporter - qui n'a pas été mise en vigueur - figurant dans l'accord avec le concessionnaire exclusif néerlandais, ainsi que de la déclaration fait par le directeur de l'entreprise lors de l'audition de celle-ci au sujet de l'interdiction d'exporter, à savoir qu'il savait qu'on ne peut pas imposer purement et simplement une interdiction d'exporter ; qu'au surplus, le fait que l'interdiction d'exporter constitue une infraction grave aux dispositions de l'article 85 du traité instituant la CEE, est connu depuis la décision de la Commission du 23 septembre 1964 dans l'affaire Grundig-Consten (3) et depuis l'arrêt de la Cour de justice du 13 juillet 1966 dans les affaires jointes 56 et 58-64 - Grundig/Consten (4) ; que, de plus, par sa décision du 22 décembre 1972 dans l'affaire WEA-Filipacchi Music SA (5), la Commission a constaté que les interdictions d'exporter des disques de cette entrepris constituaient une infraction aux dispositions de l'article 85 paragraphe 1 et a infligé pour ce motif une amende à l'entreprise en question;
22. considérant que, en infligeant l'amende, il y a lieu de prendre en considération la gravité et la durée de l'infraction, ainsi que la position de l'entreprise:
a) que les interdictions d'exporter constituent une infraction grave aux dispositions de l'article 85 du traité instituant la CEE, car elles empêchent la réalisation d'un marché unique;
que les interdictions d'exporter imposées par Miller International Schallplatten GmbH affectaient un grand nombre de revendeurs au sein de la Communauté ; qu'il faut néanmoins tenir compte du fait que Miller a eu connaissance de quelques cas d'exportations dans d'autres pays de la Communauté, mais sans avoir pris de sanctions à leur égard;
b) que Miller faisait figurer les interdictions d'exporter dans ses conditions de vente et de livraison depuis 1970 environ et qu'elle les avaient incluses dans son accord avec le concessionnaire exclusif français passé le 11 juin 1971 ; qu'elle a maintenu ces interdictions d'exporter jusqu'en mai 1975 ; que la durée des infractions a donc été longue;
c) que Miller International Schallplatten GmbH est une entreprise de taille moyenne qui, certes, fait partie du groupe américain MCA, mais qui, prise pour elle-même, ne réalise pas un chiffre d'affaires important;
23. considérant que, pour ces motifs, la Commission estime qu'il convient, dans le cas présent, d'infliger à l'entreprise une amende de 70 000 unités de compte,
A ARRÊTÉ LA PRÉSENTE DÉCISION:
Article premier
Il est constaté que les interdictions d'exporter des disques, bandes et cassettes que l'entreprise Miller International Schallplatten GmbH a introduites jusqu'au 7 mai 1975 dans son accord de distribution exclusive du 11 juin 1971, ainsi que dans ses conditions de vente et de livraison (marché intérieur) applicables jusqu'au 31 juillet 1974 et dans ses conditions de vente, de livraison et de paiement appliquées depuis le 1er août 1974, constituaient des infractions aux dispositions de l'article 85 paragraphe 1 du traité instituant la Communauté économique européenne.
Article 2
Une amende de 70 000 UC (soixante-dix mille unités de compte) soit 256 200 DM (deux cent cinquante-six mille deux cents marks allemands) est infligée à l'entreprise Miller International Schallplatten GmbH pour les infractions constatées à l'article 1er. Elle doit être payée dans un délai de trois mois à partir de la notification de la présente décision.
Article 3
La présente décision forme titre exécutoire conformément aux dispositions de l'article 192 du traité instituant la Communauté économique européenne.
Article 4
La présente décision est destinée à l'entreprise Miller International Schallplatten GmbH, à Quickborn, Justus von Liebig-Ring 2-4.
(1) JO nº 13 du 21.2.1962, p. 204/62.
(2) JO nº 127 du 20.8.1963, p. 2268/63.
(3) JO nº 161 du 20.10.1964, p. 2545/64.
(4) Jur. Cour de justice des Communautés européennes XII 322.
(5) JO nº L. 303 du 31.12.1972, p. 52.