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Décisions

CJCE, 3e ch., 31 octobre 1974, n° 16-74

COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES

Arrêt

Question préjudicielle

PARTIES

Demandeur :

Centrafarm (BV), Adriaan De Peijper

Défendeur :

Winthrop (BV)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Lecourt

Présidents de chambre :

MM. Dalaigh, Mackenzie Stuart

Avocat général :

M. Trabucchi.

Juges :

MM. Donner, Monaco, Mertens de Wilmars, Pescatore, Kutscher, Sorensen

CJCE n° 16-74

30 octobre 1974

LA COUR,

1. Attendu que, par arrêt interlocutoire du 1er mars 1974, parvenu à la Cour le 4 mars, le Hoge Raad der Nederlanden (Cour suprême des Pays-Bas) a, en vertu de l'article 177 du Traité CEE, posé certaines questions au sujet du droit de marques par rapport aux dispositions du traité et de l'acte relatif à l'adhésion des trois nouveaux Etats membres ;

2. Que le Hoge Raad, dans l'arrêt de renvoi, a précisé ainsi les éléments de fait et de droit national envisagés aux fins de la réponse aux questions posées:

- plusieurs entreprises appartenant au même groupe ont le droit d'utiliser la même marque pour designer dans divers Etats de la CEE un produit déterminé,

- des produits pourvus de cette marque, licitement commercialisés dans un de ces Etats membres par le titulaire de la marque, sont ensuite acquis et exportés par des tiers vers un des autres Etats, où ils sont commercialisés et revendus,

- la législation sur les marques de ce dernier Etat membre donne au titulaire de la marque le droit de s'opposer par voie de droit à ce que les produits y soient commercialisés sous cette marque par d'autres personnes, lors même qu'antérieurement une entreprise titulaire de la marque dans un autre pays et faisant partie du même groupe les a licitement commercialisés dans cet autre pays ;

Sur la question I a

3. Attendu que, par cette question, la cour est invitée à dire si, dans l'hypothèse envisagée, les règles du traité en matière de libre circulation des marchandises empêchent le titulaire de la marque de s'opposer à ce qu'un produit protégé par la marque soit commercialisé par d'autres personnes ;

4. Attendu que, par l'effet des dispositions du traité relatives à la libre circulation des marchandises et, en particulier, de l'article 30, sont prohibées entre Etats membres les mesures restrictives à l'importation et toutes mesures d'effet équivalent ;

5. Qu'aux termes de l'article 36, ces dispositions ne font cependant pas obstacle aux interdictions ou restrictions d'importation justifiées par des raisons de protection de la propriété industrielle et commerciale ;

6. Qu'il ressort cependant de cet article même, notamment de sa deuxième phrase, autant que du contexte que, si le traité n'affecte pas l'existence des droits reconnus par la législation d'un Etat membre en matière de propriété industrielle et commerciale, l'exercice de ces droits n'en peut pas moins, selon les circonstances, être affecté par les interdictions du traité ;

7. Qu'en tant qu'il apporte une exception à l'un des principes fondamentaux du Marché Commun, l'article 36 n'admet, en effet, des dérogations à la libre circulation des marchandises que dans la mesure où ces dérogations sont justifiées par la sauvegarde des droits qui constituent l'objet spécifique de cette propriété ;

8. Qu'en matière de marques, l'objet spécifique de la propriété commerciale est notamment d'assurer au titulaire le droit exclusif d'utiliser la marque, pour la première mise en circulation d'un produit, et de le protéger ainsi contre les concurrents qui voudraient abuser de la position et de la réputation de la marque en vendant des produits indûment pourvus de cette marque;

9. Qu'un obstacle à la libre circulation des marchandises peut résulter de l'existence, dans une législation nationale en matière de propriété industrielle et commerciale, de dispositions prévoyant que le droit du titulaire de la marque n'est pas épuisé par la commercialisation d'un produit, dans un autre Etat membre, sous la protection de la marque, de sorte que le titulaire peut s'opposer à l'importation dans son propre Etat du produit commercialisé dans un autre Etat;

10. Qu'un tel obstacle n'est pas justifié lorsque le produit a été écoulé licitement sur le marché de l'Etat membre d'où il est importé, par le titulaire lui-même ou avec son consentement, de sorte qu'il ne peut être question d'abus ou de contrefaçon de la marque;

11. Qu'en effet, si le titulaire de la marque pouvait interdire l'importation de produits protégés, commercialisés dans un autre Etat membre par lui ou avec son consentement, il aurait la possibilité de cloisonner les marchés nationaux et d'opérer ainsi une restriction dans le commerce entre les Etats membres, sans qu'une telle restriction soit nécessaire pour lui assurer la substance du droit exclusif découlant de la marque;

12. Qu'il y a donc lieu de répondre à la question posée en ce sens que l'exercice, par le titulaire d'une marque, du droit que lui confère la législation d'un Etat membre d'interdire la commercialisation, dans cet Etat, d'un produit commercialisé dans un autre Etat membre sous cette marque par ce titulaire ou avec son consentement serait incompatible avec les règles du Traité CEE relatives à la libre circulation des marchandises à l'intérieur du Marché Commun;

Sur la question I b

13. Attendu que cette question a été posée en vue de l'éventualité selon laquelle les règles communautaires ne s'opposeraient pas en toutes circonstances à ce que le titulaire de la marque exerce le droit, que lui confère la loi nationale, d'interdire l'importation du produit protégé ;

14. Qu'il résulte de la réponse donnée à la question I a ci-dessus que la question I b est devenue sans objet ;

Sur la question I c

15. Attendu que par cette question la cour est invitée à dire, en substance, si le titulaire peut, nonobstant la réponse donnée à la première question, s'opposer à l'importation des produits commercialisés sous la marque, lorsqu'il existe des différences de prix résultant de mesures prises par les pouvoirs publics dans le pays d'exportation en vue de contrôler les prix des produits;

16. Attendu qu'il entre dans la mission des autorités communautaires d'éliminer les facteurs qui seraient de nature à fausser la concurrence entre les Etats membres, notamment par l'harmonisation des mesures nationales tendant au contrôle des prix et par l'interdiction des aides incompatibles avec le Marché Commun, ainsi que par l'exercice de leurs pouvoirs en matière de concurrence ;

17. Que l'existence de tels facteurs dans un Etat membre, cependant, ne saurait justifier le maintien ou l'introduction par un autre Etat membre de mesures incompatibles avec les règles relatives à la libre circulation des marchandises, notamment en matière de propriété industrielle et commerciale ;

18. Qu'il convient donc de donner une réponse négative à la question posée;

Sur la question I d

19. Attendu que, par cette question, la cour est invitée à dire si le titulaire d'une marque, afin de pouvoir contrôler la distribution d'un produit pharmaceutique en vue de la protection du public contre les risques provenant de produits défectueux, est autorisé à exercer les droits que lui confère la marque, nonobstant les règles communautaires sur la libre circulation des marchandises;

20. Attendu que, la protection du public contre les risques dus à des produits pharmaceutiques défectueux étant une préoccupation légitime, l'article 36 du traité autorise les Etats membres à déroger aux règles sur la libre circulation des marchandises pour des raisons de protection de la santé et de la vie des personnes et des animaux ;

21. Que, cependant, les mesures nécessaires à cet effet doivent être prises en tant que mesures propres au domaine du contrôle sanitaire, et non par la voie d'un détournement des règles en matière de propriété industrielle et commerciale ;

22. Que, d'ailleurs, l'objet spécifique de la protection de la propriété industrielle et commerciale est distinct de l'objet de la protection du public et des responsabilités éventuelles qu'elle peut impliquer ;

23. Qu'il convient donc de donner une réponse négative à la question posée;

Sur la question I e

24. Attendu que par cette question la cour est invitée à dire si l'article 42 de l'acte relatif aux conditions d'adhésion des trois nouveaux Etats membres implique que les règles du traité en matière de libre circulation des marchandises ne peuvent être invoquées aux Pays-Bas avant le 1er janvier 1975, dans la mesure où les marchandises en cause proviennent du Royaume-Uni ;

25. Attendu que l'article 42 de l'acte d'adhésion dispose en son alinéa 1er que les restrictions quantitatives à l'importation et à l'exportation entre la Communauté dans sa composition originaire et les nouveaux Etats membres sont supprimées dès l'adhésion ;

26. Qu'aux termes de l'alinéa 2 du même article, plus particulièrement visé par la question, " les mesures d'effet équivalant à ces restrictions sont supprimées au plus tard le 1er janvier 1975 " ;

27. Que, dans le contexte, cette disposition ne peut viser que celles des mesures d'effet équivalent à des restrictions quantitatives qui, entre les anciens Etats membres, devaient être supprimées, au terme d'une période de transition, en vertu des articles 30 et 32 à 35 du Traité CEE ;

28. Qu'il apparaît dès lors que l'article 42 de l'acte d'adhésion n'a pas d'incidence sur les interdictions d'importation résultant d'une législation nationale relative à la propriété industrielle et commerciale ;

29. Que cette matière est dès lors soumise au principe inhérent au traité et à l'acte d'adhésion et selon lequel les dispositions des traités instituant les Communautés européennes, relatives à la libre circulation des marchandises et, en particulier, de l'article 30, sont applicables, dès l'adhésion, aux nouveaux Etats membres, sauf s'il y est expressément dérogé ;

30. Qu'il en résulte que l'article 42 de l'acte d'adhésion ne saurait être invoqué pour faire obstacle à l'importation, aux Pays-Bas, même avant le 1er janvier 1975, de marchandises écoulées dans les conditions ci-dessus spécifiées sur le marché du Royaume-Uni par le titulaire d'une marque ou avec son consentement ;

Sur la question II

31. Attendu que par cette question la cour est invitée à dire s'il s'agit d'une pratique concertée interdite par l'article 85 du traité du moment qu'une entreprise appartenant à un groupe utilise ses droits de marque pour s'opposer à la commercialisation par un tiers d'un produit qui a été antérieurement mis en circulation dans un autre pays par une entreprise titulaire de la marque dans cet autre pays et appartenant au même groupe ;

32. Que l'article 85 ne vise pas des accords ou pratiques concertées entre des entreprises appartenant au même groupe en tant que société mère et filiale, si les entreprises forment une unité économique à l'intérieur de laquelle la filiale ne jouit pas d'une autonomie réelle dans la détermination de sa ligne d'action sur le marché, et si ces accords ou pratiques ont pour but d'établir une répartition interne des tâches entre les entreprises ;

33. Attendu que les frais exposés par la Commission des Communautés européennes, qui a soumis des observations à la cour, ne peuvent faire l'objet d'un remboursement ;

34. Que, la procédure revêtant à l'égard des parties au principal le caractère d'un incident soulevé au cours du litige pendant devant le Hoge Raad der Nerderlanden, il appartient à celui-ci de statuer sur les dépens ;

Par ces motifs,

LA COUR,

Statuant sur les questions à elle soumises par le Hoge Raad der Nederlanden, par arrêt interlocutoire du 1er mars 1974, dit pour droit :

1) L'exercice, par le titulaire d'une marque, du droit que lui confère la législation d'un Etat membre d'interdire la commercialisation, dans cet Etat, d'un produit commercialisé dans un autre Etat membre sous cette marque par ce titulaire ou avec son consentement serait incompatible avec les règles du Traité CEE relatives à la libre circulation des marchandises à l'intérieur du Marché Commun.

2) Il est, à cet égard, sans importance qu'il existe, entre l'Etat membre d'exportation et celui d'importation, des différences de prix résultant de mesures prises par les pouvoirs publics dans l'Etat d'exportation en vue de contrôler le prix du produit.

3) Le titulaire d'une marque portant sur un produit pharmaceutique ne saurait se soustraire aux règles communautaires sur la libre circulation des marchandises pour contrôler la distribution du produit en vue de la protection du public contre les produits défectueux.

4) L'article 42 de l'acte relatif aux conditions d'adhésion et aux adaptations des traités ne saurait être invoqué pour faire obstacle, aux Pays-Bas, même avant le 1er janvier 1975, à l'importation de marchandises écoulées sur le marché du Royaume-Uni par le titulaire de la marque ou avec son consentement.

5) L'article 85 du traité ne vise pas des accords ou pratiques concertées entre des entreprises appartenant au même groupe en tant que société mère et filiale, si les entreprises forment une unité économique à l'intérieur de laquelle la filiale ne jouit pas d'une autonomie réelle dans la détermination de sa ligne d'action sur le marché, et si ces accords ou pratiques ont pour but d'établir une répartition interne des taches entre les entreprises.