CJCE, 27 mars 1974, n° 127-73
COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Belgische Radio en Televisie, Société belge des auteurs, compositeurs et éditeurs
Défendeur :
SV SABAM, NV Fonior
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Lecourt
Présidents de chambre :
MM. Donner, Sorensen
Avocat général :
M. Mayras.
Juges :
MM. Monaco, Mertens de Wilmars, Pescatore, Kutscher, O'Dalaigh, Mackenzie Stuart (Rapporteur)
LA COUR :
1. Attendu que, par jugement du 4 avril 1973, parvenu au greffe de la Cour le 19 avril 1973, le Tribunal de première instance de Bruxelles a, en vertu de l'article 177 du Traité CEE, posé plusieurs questions tendant à l'interprétation des articles 86 et 90, 2, dudit traité ;
2. Que ces questions doivent permettre au juge national d'apprécier la validité des contrats conclus en 1963 et 1967 entre la société belge des auteurs, compositeurs et éditeurs (" SABAM ") et deux auteurs, par lesquels ces derniers ont cédé à la SABAM certains de leurs droits ;
3. Attendu que, par la première question, il est demandé si une entreprise qui détient dans un État membre le monopole de fait de la gestion des droits d'auteur, exploite sa position dominante d'une façon abusive en exigeant la cession globale de tous les droits d'auteur sans distinguer, parmi ceux-ci, entre certaines catégories ;
4. Que, par la deuxième question, il est demandé si est susceptible de constituer un abus le fait qu'une entreprise stipule la cession par l'auteur de ses droits actuels et futurs et que, sans qu'aucune justification soit nécessaire, l'exercice des droits cédés reste réservé à cette entreprise pendant cinq années après la démission de l'associé ;
5. Qu'il ressort de l'ordonnance de renvoi que le juge national, ayant constaté que l'entreprise en question détenait effectivement un quasi-monopole sur le territoire belge et occupait, dès lors, une position dominante dans une partie substantielle du Marché Commun, a considéré qu'il lui restait à vérifier si cette entreprise exploitait abusivement cette position dominante par l'effet de ses rapports statutaires et contractuels avec ses adhérents ;
6. Attendu qu'aux termes de l'article 86, alinéa 2, a, du traité, il faut considérer comme pratique abusive, notamment, le fait d'imposer de façon directe ou indirecte des conditions de transaction non équitables ;
7. Qu'il convient donc de rechercher si la société de droits d'auteur, en vertu de ses statuts ou des contrats qu'elle conclut avec ses adhérents, impose directement ou indirectement à ceux-ci ou à des tiers, des conditions non équitables dans l'exploitation des œuvres dont la sauvegarde lui a été confiée ;
8. Que cette appréciation exige que soient pris en considération tous les intérêts en présence, dans l'équilibre à assurer entre le maximum de liberté pour les auteurs, compositeurs et éditeurs de disposer de leur œuvre et la gestion efficace de leurs droits par une entreprise à laquelle ils ne peuvent pratiquement éviter d'adhérer ;
9. Que, pour apprécier si, dans ces conditions, les pratiques mentionnées dans le jugement de renvoi constituent ou non un abus au sens de l'article 86 du traité, il faut cependant tenir compte du fait qu'une entreprise du type visé est une association dont le but est de sauvegarder les droits et intérêts de ses associés individuels vis-à-vis notamment des importants utilisateurs et distributeurs de musique, tels que les organismes de radiodiffusion et les producteurs de disques ;
10. Que la sauvegarde efficace de ses droits et intérêts suppose que l'association jouisse d'une position basée sur une cession en sa faveur, par les auteurs associés, de leurs droits, dans toute la mesure nécessaire pour donner à son action l'ampleur et l'importance requises ;
11. Qu'il convient, dès lors, d'examiner si les pratiques litigieuses dépassent les limites de ce qui est indispensable dans ce but, compte tenu également de l'intérêt que peut avoir un auteur individuel à ne pas voir sa liberté de disposer de son œuvre limitée plus que nécessaire ;
12. Qu'à cet égard, une cession obligatoire de l'ensemble de tous les droits d'auteur, actuels et futurs, sans distinguer parmi eux entre les différentes formes d'utilisation généralement reconnues, peut apparaître comme une transaction non équitable, surtout si cette cession est exigée pour une période prolongée, après la démission de l'associé ;
13. Que le caractère excessif de telles stipulations doit être apprécié par le juge, compte tenu de l'effet produit par ces clauses tant en vertu de leur nature intrinsèque que de leur combinaison ;
14. Qu'il appartient également au juge d'apprécier si, et dans quelle mesure, les pratiques abusives éventuellement constatées se répercutent sur les intérêts des auteurs ou des tiers concernés en vue d'en tirer les conséquences sur la validité et l'effet des contrats litigieux ou de certaines de leurs clauses ;
15. Qu'il y a donc lieu de conclure que le fait qu'une entreprise chargée de l'exploitation de droits d'auteur, occupant une position dominante au sens de l'article 86, imposerait à ses adhérents des engagements non indispensables à la réalisation de son objet social et qui entraveraient ainsi de façon inéquitable la liberté d'un adhérent dans l'exercice de son droit d'auteur, peut constituer une exploitation abusive;
16. Attendu que, par la troisième question, il est demandé d'interpréter l'expression " entreprise chargée de la gestion de services d'intérêt économique général " et de dire, en particulier, si cette notion implique que l'entreprise doit bénéficier de certains privilèges qui sont refusés à d'autres entreprises ;
17. Que, par la dernière question, il est demandé si les dispositions de l'article 90, paragraphe 2, du traité, engendrent, au profit des particuliers, des droits que le juge national doit sauvegarder ;
18. Qu'il ressort de l'ordonnance de renvoi que la troisième question est posée en vue de savoir si une société chargée par ses membres de la gestion de leurs droits d'auteur, peut être visée par cette expression ;
19. Attendu que, s'agissant d'une disposition qui permet, dans certaines circonstances, une dérogation aux règles du traité, la définition des entreprises qui peuvent l'invoquer doit être d'interprétation stricte ;
20. Que, si des entreprises privées peuvent relever de cette disposition, elles doivent cependant être chargées de la gestion de services d'intérêt économique général par un acte de la puissance publique ;
21. Que ceci ressort clairement du fait que la référence à la " mission particulière qui leur est impartie " vise également les entreprises ayant un caractère d'un monopole fiscal ;
22. Qu'il appartientdonc au juge national de rechercher si une entreprise qui invoque les dispositions de l'article 90, 2, pour se prévaloir d'une dérogation aux règles du traité, a été effectivement chargée par l'État membre de la gestion d'un service d'intérêt économique général;
23. Que tel ne peut être le cas pour une entreprise que l'État n'a chargée d'aucune mission et qui gère des intérêts privés, même s'il s'agit de droits de propriété intellectuelle protégés par la loi;
24. Qu'en conséquence, une réponse à la dernière question est superflue ;
25. Attendu que les frais exposés par la Commission des Communautés européennes et par le Gouvernement de la République fédérale d'Allemagne, qui ont soumis leurs observations à la Cour, ne peuvent faire l'objet d'un remboursement ;
26. Qu'à l'égard des parties au principal, la procédure revêtant le caractère d'un incident soulevé devant la juridiction nationale il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens ;
LA COUR,
statuant sur les questions à elle soumises par le Tribunal de première instance de Bruxelles dans son jugement du 4 avril 1973, dit pour droit :
1. A) Le fait qu'une entreprise chargée de l'exploitation de droits d'auteur, occupant une position dominante au sens de l'article 86, imposerait à ses adhérents des engagements non indispensables à la réalisation de son objet social et qui entraveraient ainsi de façon inéquitable la liberté d'un adhérent dans l'exercice de son droit d'auteur, peut constituer une exploitation abusive ;
B) Il appartient au juge d'apprécier si, et dans quelle mesure, les pratiques abusives éventuellement constatées se répercutent sur les intérêts des auteurs ou de tiers concernés en vue d'en tirer les conséquences sur la validité et l'effet des contrats litigieux ou de certaines de leurs clauses ;
2. Une entreprise que l'État n'a chargée d'aucune mission et qui gère des intérêts privés, même s'il s'agit de droits de propriété intellectuelle protégés par la loi, ne relève pas des dispositions de l'article 90, paragraphe 2, du Traité CEE.