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Décisions

CA Aix-en-Provence, 9e ch. soc., 30 octobre 1995, n° 92-10700

AIX-EN-PROVENCE

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

Thévenon

Défendeur :

Dauphitex (Sté)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Fayolle

Conseillers :

MM. Labignette, Blanc

Avocats :

Mes Fargepallet, Palandre.

Cons. prud'h. Draguignan, sect. encadr.,…

26 mai 1992

FAIS ET PROCEDURE

Bernard Thévenon a été engagé, à compter du 17 janvier 1983, par contrat du 15 décembre 1982, en qualité de VRP multicartes, par la société Dauphitex, pour représenter la collection de vêtements d'enfants de marque Floriane. La lettre d'engagement prévoyait que le salarié devait faire connaître à son employeur toute modification de son portefeuille afin d'éviter qu'il ne prenne une nouvelle carte qui pourrait concurrencer la marque de la société Dauphitex.

Un avenant du 29 novembre 1988 indiquait qu'en sus des marques de la société Dauphitex, M. Thévenon représentait la marque Zoulouk et que devrait être demandée l'autorisation à l'employeur pour toute nouvelle représentation.

M. Thévenon a été licencié par lettre du 17 mai 1991.

L'employeur invoquait à l'appui de sa décision de congédiement les fautes lourdes suivantes :

- dépôt par le salarié d'une marque de vêtements d'enfants: "Une affaire d'enfants" ;

- diffusion de cette marque par une société "Libre Accès" que le salarié avait créée et dont il détenait 50 % des parts ;

- vente de cette marque à des clients de la société Dauphitex, le salarié se chargeant de la commercialisation ;

- présentation par M. Thévenon de la collection de vêtements aux clients de la société Dauphitex, d'une manière incomplète afin de favoriser la marque du salarié ;

Saisi par M. Thévenon, le Conseil de Prud'hommes de Draguignan, estimant que les faits reprochés au salarié étaient susceptibles de provoquer la perte de confiance de l'employeur, a, suivant jugement en date du 26 mai 1992, condamné la société Dauphitex à verser les sommes suivantes :

- indemnité de préavis : 45 000 F ;

- congés payés afférents au préavis : 4 500 F ;

Le salarié a, le 20 juin 1992, régulièrement relevé appel de cette décision.

MOYENS ET PRETENTIONS DES PARTIES

L'appelant fait valoir les moyens suivants :

Les motifs figurant dans la lettre de licenciement ne correspondant pas à ceux ayant été invoqués lors de l'entretien préalable, le licenciement doit être considéré comme dépourvu de cause réelle et sérieuse ;

Il y a eu dissimulation de la cause véritable du licenciement sous un motif inexact. En effet il avait engagé une instance prud'homale à l'encontre de la société Michel Bachoz qui l'avait licencié de manière injustifiée, cette société ayant été reprise par le groupe Zannier, dont faisait partie également la société Dauphitex.

Par ailleurs il était, dans le cadre d'une société Sorivel, associé avec M. Forissier, ancien Président Directeur Général de la société Dauphitex, et à la suite d'un conflit entre les actionnaires minoritaires et majoritaires de la société Sorivel une procédure avait été introduite par le salarié.

Selon lui, la cause véritable de son congédiement se trouve dans ces diverses instances et ce d'autant plus qu'aucun des griefs invoqués dans la lettre de licenciement n'est établi.

Le dépôt, avec son épouse, d'une marque dont le nom est "Une affaire d'enfants" ne démontre pas qu'il ait déployé une activité concurrente de la société Dauphitex.

De plus la création la société Libre Accès, pour permettre à son épouse d'exercer sa profession de styliste, était connue de la société Dauphitex puisque cette dernière société avait eu recours aux services de Mme Thévenon et M. Forissier avait constitué avec M. Thévenon la société Sorivel qui avait conclu un contrat avec la société Libre Accès.

La gamme de vêtements "Une affaire d'enfants", qu'il n'a jamais présentée aux clients de son employeur, est complètement différente de celle commercialisée par la société Dauphitex.

Se fondant sur ces moyens, M. Thévenon conclut à la confirmation de la décision déférée en ce qui concerne l'indemnité de préavis et les congés payés sur préavis. Il forme en outre les demandes suivantes :

- indemnité pour licenciement sans cause réelle et sérieuse: 150 000 F ;

- indemnité de clientèle: 350 000 F ;

- indemnité sur le fondement de l'article 700 du Nouveau Code de Procédure Civile : 10 000 F

La société Dauphitex conclut à la réformation du jugement entrepris et à la condamnation du salarié à lui verser une somme de 10 000 F en application de l'article 700 du Nouveau Code de Procédure Civile.

La société intimée expose les moyens suivants :

Le dépôt par M. Thévenon, sans aviser son employeur, d'une marque de vêtements d'enfants, établit bien que le salarié s'est livré à une activité concurrente. M. Thévenon a de plus exploité cette marque par l'intermédiaire de la société Libre Accès. II a distribué sur son secteur sa propre marque au préjudice des produits de la société Dauphitex.

Les différents litiges ayant existé entre le salarié et le groupe Zannier et l'ancien Président Directeur Général de la société Dauphitex sont étrangers au licenciement de M. Thévenon auquel il n'a jamais été reproché d'être un mauvais représentant. A été constatée une baisse du chiffre d'affaires de la société Dauphitex alors que celui de la société Libre Accès connaissait un accroissement.

MOTIFS DE LA DECISION

Attendu que si en application de l'article L. 122-14-2 du Code du Travail l'absence d'énonciation, par l'employeur, du ou des motifs du licenciement dans la lettre de rupture doit amener à considérer que le licenciement est sans cause réelle et sérieuse, il en est autrement lorsque sont énoncés, dans cette lettre, des griefs qui n'ont pas été exposés lors de l'entretien préalable ; que dans ce cas il s'agit d'une irrégularité de procédure qui est sans incidence sur l'appréciation du bien-fondé du licenciement ;

Attendu qu'en l'espèce il est constant que la société Dauphitex a fait connaître les motifs du congédiement dans la lettre de 17 mai 1991; que dès lors il convient d'examiner les griefs allégués par l'employeur ;

Attendu que l'employeur produit une attestation dans laquelle Madame Servais affirme qu'elle a eu une conversation téléphonique avec Mme Ossolières ; que cette dernière lui a rapporté qu'un client de la société Dauphitex, M. Migliorero, gérant de la boutique Rose Câlin à Saint-Tropez, lui avait déclaré que M. Thévenon proposait une collection de sa femme qui comportait deux parkas et avait prétendu qu'il n'existait aucune canadienne dans la marque Floriane ;

Attendu que Mme Ossolieres atteste que Mme Migliorero lui avait téléphoné pour obtenir des renseignements sur la marque Floriane ; qu'à cette occasion Mme Migliorero lui avait confié que M. Thévenon ne lui avait pas présenté des articles de cette marque mais lui avait fait commander des articles d'une autre marque qu'il représentait également ;

Attendu que M. Migliorero, gérant de la boutique Rose Calin, dans son attestation précise qu'il n'a jamais commandé de vêtements d'hiver et notamment de parkas sous la marque "Une affaire d'enfants" distribuée par la société Libre Accès ; que M. Thévenon lui a présenté complètement les collections Dauphitex parmi lesquelles il a exclusivement choisi les modèles vendus dans sa boutique ;

Attendu que cette dernière attestation est formellement contredite par le constat établi le 13 mai 1991 par Maître Martin, huissier de justice, qui a envoyé une tierce personne qui a acheté, dans la boutique Rose Câlin, un bermuda portant la marque "Une affaire d'enfants" ; que c'est donc inexactement que M. Migliorero affirme qu'il se fournissait seulement auprès de la société Dauphitex ; que par ailleurs ce constat confirme le contenu des attestations de Mmes Ossolieres et Servais, peu important, en l'espèce, que la première soit liée par des relations d'affaires à la société Dauphitex et que la seconde soit salariée de cette société

Attendu qu'ainsi pour ce client de la société Dauphitex il est établi que M. Thévenon a représenté les vêtements de la marque "Une affaire d'enfants" et n'a pas commercialisé de manière complète les articles de son employeur;

Attendu par ailleurs qu'il ressort de ces documents que la marque de la société Libre Accès était bien un produit concurrentiel des vêtements de la société Dauphitex puisque ce client a préféré les articles de la première marque à ceux de l'employeur de M. Thévenon; que de plus aucune des pièces soumises à la Cour ne permet de vérifier l'affirmation du salarié suivant laquelle d'une part la gamme des vêtements "Une affaire d'enfants" est beaucoup plus chère que celle de la société Dauphitex et d'autre part la société Dauphitex travaille sur des imprimés exclusifs une grande partie de la collection, ce qui lui apporterait une clientèle fidèle ;

Attendu qu'il résulte des statuts de la société Libre Accès que M. Thévenon en a été l'un des créateurs avec son épouse et qu'il détenait une partie des parts sociales ;

Attendu que l'employeur connaissait l'existence de cette société, et le fait que le salarié en était porteur de parts puisque M. Forissier, Président Directeur Général de la société Dauphitex, était membre de la société Sorivel; que cette société avait, le 23 juin 1987, passé un contrat de styliste avec la société Libre Accès, étant remarqué qu'à cette époque M. Forissier était déjà le Président Directeur Général de la société Dauphitex ; que de plus la société Dauphitex assurait la gestion administrative et comptable de la société Sorivel ; qu'elle avait donc, par ce biais, connaissance du contrat passé avec la société Libre Accès et de la participation du salarié à cette dernière société ;

Attendu que ces divers éléments sont mis en évidence par de l'examen du rapport, produit aux débats, de M. Meunier, expert qui avait été commis par décision du 9 mars 1989 Tribunal de Commerce de Lyon ;

Attendu que dans ces conditions la tolérance de l'employeur ne pouvait porter que sur le seul fait de l'appartenance du salarié à la société Libre Accès ;

Attendu que le 11 avril 1990 les époux Thévenon ont déposé auprès de l'lNPI de Nice la marque "Une affaire d'enfants"; qu'il n'est pas établi que l'employeur ait eu connaissance de ce fait et l'ait toléré; que ce n'est que postérieurement au licenciement du 17 mai 1991, que les époux Thévenon ont cédé cette marque à la société Libre Accès elle-même, conclu un contrat de licence de fabrication et de distribution avec la société Tex-Team ;

Attendu que le fait, au demeurant non prouvé, que les époux soient mariés sous le régime de la communauté, est sans incidence sur l'appréciation du grief invoqué par l'employeur ; qu'en effet quelles que soient les règles de son régime matrimonial le salarié a manqué à son obligation de loyauté en déposant une marque concurrente de celle de son employeur;

Attendu qu'en présentant à un client les vêtements de cette marque concurrente il n'a pas respecté la clause de son contrat prévoyant qu'il devait aviser son employeur lorsqu'il représenterait une marque susceptible de concurrencer celle de son employeur; que ce fait est fautif, même s'il ressort des diverses correspondances que M. Thévenon produit qu'il a effectué normalement dans d'autres magasins une représentation de la marque de son employeur sans proposer les vêtements de la société Libre Accès;

Attendu qu'à la suite de son licenciement par la société Michel Bachoz, dont M. Zannier est le Président Directeur Général, il lui a été alloué une indemnité de clientèle par arrêt de la Cour d'appel de Paris du 9 novembre 1990 ; que pour obtenir le paiement de cette indemnité il a fait délivrer à cette société, le 25 janvier 1991 un commandement de payer ;

Attendu que le fait que M. Zannier soit également administrateur de la société Dauphitex ne fait pas ressortir que le licenciement de M. Thévenon soit la conséquence directe du litige qui l'a opposé à la société Michel Bachoz ;

Attendu que pour l'instance qu'il a introduite, à l'encontre de M. Forissier et de la société Sorivel, le seul acte qui est versé aux débats, le rapport d'expertise de M. Meunier, a été établi en novembre 1989, c'est-à-dire bien antérieurement au congédiement du salarié; que ne peut être établie de relation entre ce licenciement et le procès intenté contre la société Sorivel ;

Attendu que dans ces conditions le salarié est mal fondé, sur ces seuls éléments, à prétendre que son congédiement avait en fait pour cause ces deux instances antérieures ;

Attendu que la présentation à un client d'une marque concurrente, sans l'autorisation de son employeur, et le dépôt de cette marque constituent de la part du salarié non une faute lourde, en l'absence d'une intention de nuire caractérisée, mais une faute grave qui rendait impossible son maintien dans l'entreprise même pendant le temps limité du préavis;

Attendu que M. Thévenon sera débouté de ses demandes d'indemnité pour licenciement sans cause réelle et sérieuse et d'indemnité de clientèle ; que sera réformé le jugement déféré qui lui accordé une indemnité de préavis et des congés payés sur le préavis ;

Attendu qu'en sollicitant l'indemnisation de l'ensemble du préjudice que lui avait causé son licenciement, le salarié demandait nécessairement réparation du dommage lié à l'irrégularité de la procédure de congédiement ;

Attendu que dans la lettre de convocation à l'entretien préalable l'employeur mentionnait seulement qu'il envisageait une mesure de congédiement; qu'en l'absence d'autres éléments il n'apparaît pas qu'avant l'entretien préalable l'employeur ait déjà arrêté sa décision de licencier M. Thévenon ;

Attendu que Madame Mechakou, qui a assisté à l'entretien préalable, indique qu'il a été reproché au salarié d'avoir représenté la marque "Une affaire d'enfants" sans avoir prévenu l'employeur, et d'être propriétaire de cette marque avec son épouse ;

Attendu que l'entretien préalable n'a pas porté sur le quatrième grief visé par la lettre de licenciement : présentation incomplète de la collection de vêtements de la société Dauphitex à certains clients afin de favoriser la propre marque du salarié ;

Attendu que pour réparer le préjudice résultant de cette irrégularité, la société Dauphitex devra payer à M. Thévenon une somme de 1 000 F à titre de dommages-intérêts ;

Attendu que M. Thévenon ne chiffre pas sa demande au titre de l'intéressement et n'explicite pas les raisons pour lesquelles il estime ne pas avoir été rempli de ses droits; qu'il sera débouté de ce chef de demande ;

Attendu que l'équité en la cause commande de condamner M. Thévenon, en application de l'article 700 du Nouveau Code de Procédure Civile, à payer à la société Dauphitex la somme de 6 000 F au titre des frais exposés et non compris dans les dépens ;

Attendu que M. Thévenon, qui succombe supportera les dépens et sera débouté de sa demande fondée sur l'article 700 du Nouveau Code de Procédure Civile ;

Par ces motifs, LA COUR, statuant publiquement, contradictoirement et en matière prud'homale, Réforme le jugement déféré ; Condamne la société Dauphitex à payer à Thévenon la somme de 1 000 F à titre de dommages-intérêts pour irrégularité de la procédure ; Déboute M. Thévenon de ses demandes plus amples ou contraires ; Condamne M. Thévenon à supporter les dépens et à payer à la société Dauphitex une somme de 6 000 F en application de l'article 700 du Nouveau Code de Procédure Civile.