CA Nancy, 2e ch., 6 juin 1988, n° 1255-88
NANCY
Arrêt
Confirmation
PARTIES
Demandeur :
Total (SA)
Défendeur :
Céramic Ardennes (SA)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Didierjean
Conseillers :
Mme Aldigé, M. Muller
Avoués :
Mes Millot, Grétéré
Avocats :
Mes Gaucher, Froussart.
EXPOSE DU LITIGE
Selon deux contrats conclus le 31 décembre 1980, la Société Anonyme Total CFD (ci-après dénommée Total), en contrepartie d'engagements exclusifs d'approvisionnement de carburants et de lubrifiants de marque "Total", a mis à la disposition de la SA Céramic Ardennes divers matériels de stockage, de distribution et de publicité, dont 4 cuves de carburants et 5 volucompteurs et lui a consenti 2 prêts, de 10.800 francs, respectivement 237.600 francs, destinés au financement de l'aménagement des locaux, remboursables sans intérêts au fur et à mesure des livraisons, le solde étant stipulé exigible à l'expiration des conventions.
En application du contrat d'approvisionnement en carburant le prêt du matériel a été concrétisé par un procès-verbal de réalisation d'installation signé contradictoirement le 1er octobre 1981.
Par lettre du 24 février 1984, la SA Céramic Ardennes a avisé Total de son refus d'accepter les nouveaux prix proposés pour les lubrifiants et de son intention de résilier le contrat d'approvisionnement en lubrifiants à défaut de maintien des tarifs antérieurs.
Par une lettre du 12 février 1985, la SA Céramic Ardennes a ensuite manifesté son désaccord avec les nouveaux tarifs fixés pour les carburants. Total a répondu en proposant à son co-contractant la conclusion d'un contrat de commission, proposition refusée par courrier du 26 mars 1985.
Total, prenant acte de ce refus, a fait délivrer le 2 mai 1985 à la SA Céramic Ardennes une sommation interpellative aux fins de savoir si celle-ci acceptait de lui restituer le matériel prêté. Monsieur Lefranc, Président Directeur Général de la Société Céramic Ardennes, s'y est opposé dans l'attente d'une décision judiciaire.
En cet état des relations des parties, Total a fait citer devant le Tribunal de Commerce de Nancy la SA Céramic Ardennes pour voir constater la rupture des deux contrats d'approvisionnement, obtenir restitution du matériel prêté et condamnation à lui payer 50.000 francs à titre de dommages-intérêts et 5000 francs par application de l'article 700 du Nouveau Code de Procédure Civile.
La Société Céramic Ardennes s'est opposée à cette demande en faisant valoir que la rupture est intervenue sans faute, mais conformément aux conventions, et en demandant au Tribunal de lui donner acte, d'une part, de son offre de restituer le petit matériel d'autre part, de son offre de racheter pour 35.000 francs, respectivement au prix déterminé par expertise, les réservoirs et volucompteurs.
Elle a formé une demande reconventionnelle en paiement d'une somme de 69.000 francs pour baisse de son chiffre d'affaires, de 50.000 francs pour concurrence déloyale et de 10.000 francs sur la base de l'article 700 du Nouveau Code de Procédure Civile.
Par jugement en date du 25 mai 1987, auquel il convient de se reporter pour plus ample exposé des faits, de la procédure, des moyens et prétentions des parties et des motifs énoncés par les premiers juges, le Tribunal de Commerce de Nancy a :
- constaté la rupture des contrats d'approvisionnement et déclaré cette rupture imputable aux agissements de Total,
- donné acte à la SA Céramic Ardennes de son offre de restituer le petit matériel et dit que cette mise à disposition devra s'effectuer dans le mois de la signification du jugement, sous astreinte de 500 francs par jour de retard,
- donné acte à la SA Céramic Ardennes de son offre de rachat des réservoirs et volucompteurs pour le prix de 35.000 francs et condamné ladite société à payer cette somme à Total, avec intérêts légaux à partir du 2 mai 1985,
- débouté Total du surplus de ses prétentions,
- débouté la SA Céramic Ardennes de sa demande reconventionnelle.
La Société Total, Compagnie française de Distribution, appelante, conclut à la confirmation du jugement en ce qui concerne la restitution du petit matériel et à son infirmation pour le surplus.
Elle demande à la Cour de déclarer que la rupture du contrat est imputable à la SA Céramic Ardennes et de condamner celle-ci à lui payer une somme de 50.000 francs à titre de dommages-intérêts pour résistance abusive, préjudice commercial et concurrence déloyale.
Elle fait valoir qu'aucun abus de droit ne peut lui être reproché et sollicite également l'infirmation du jugement en ce qu'il a donné acte à la SA Céramic Ardennes de son offre de rachat des réservoirs et volucompteurs. Elle estime que le Tribunal ne peut modifier la volonté des parties, telle qu'elle résulte des contrats, et demande à la Cour de condamner la SA Céramic Ardennes à lui restituer les 4 réservoirs et les 5 volucompteurs dans les huit jours de l'arrêt à intervenir, sous astreinte définitive de 1000 francs par jour de retard et à lui payer la somme de 5000 francs au titre de l'article 700 du Nouveau Code de Procédure Civile.
La Sté Céramic Ardennes, intimée, conclut à la confirmation du jugement entrepris en ses dispositions rejetant la demande principale et, selon appel incident, sollicite de la Cour la condamnation de Total à lui verser la somme de 119.000 francs à titre de dommages-intérêts et celle de 10.000 francs sur le fondement de l'article 700 du Nouveau Code de Procédure Civile.
Elle soutient que la rupture des contrats a été provoquée par les abus de droit de Total et ses pratiques qui aboutissaient à favoriser d'autres stations-services. En effet, Total a refusé de lui consentir un rabais de 17 centimes, de sorte qu'elle aurait eu intérêt à aller s'approvisionner chez un concurrent, ce qui établit bien sa politique dominante et discriminatoire, dont le but était de s'approprier le fonds de commerce de l'intimée.
Elle estime également que c'est faire preuve d'abus de droit et de position dominante que d'exiger la restitution des cuves et volucompteurs dans la mesure où cela nécessiterait la démolition de la station, entraînant des frais hors de proportion avec la valeur résiduelle des cuves et volucompteurs.
MOTIFS DE L'ARRET
SUR LA RUPTURE DES CONVENTIONS D'APPROVISIONNEMENT
En application du contrat d'approvisionnement en lubrifiants, la SA Céramic Ardennes, par lettre du 24 février 1984, a manifesté son désaccord sur les nouveaux prix des lubrifiants proposés par Total (tarif n°5l), se considérant comme affranchie du contrat à défaut de maintien en vigueur du tarif antérieur.
Par un second courrier du 8 mars 1984, elle a pris note du refus de Total et, toujours en application du contrat, a adressé un chèque de 5.284,80 francs soldant le prêt de 10.800 francs qui lui avait été consenti.
De même, par lettre du 12 février 1985, la SA Céramic Ardennes a manifesté son désaccord avec les nouveaux tarifs de carburants proposés par Total (tarifs des 6 et 12 février 1985) et a cessé de s'approvisionner auprès de Total.
Il apparaît donc clairement que c'est la SA Céramic Ardennes qui a pris l'initiative de la rupture des contrats d'approvisionnement.
Pour imputer néanmoins la responsabilité de cette rupture à Total, la SA Céramic Ardennes invoque trois arguments : politique de prix discriminatoire, abus de droit et abus de position dominante.
S'agissant du premier argument, il convient d'observer, d'une part, que Total a adressé à son co-contractant des tarifs qui s'appliquaient à l'ensemble des stations-service exploitées sous l'enseigne Total, d'autre part, que, si Maître Roussel, huissier de justice à Charleville-Mézieres, a dressé le 6 octobre 1985 un constat des prix des carburants pratiqués dans 4 autres stations- service, ce constat, établi postérieurement à la rupture des contrats, ne mentionne pas qu'il s'agissait de stations exploitées sous l'enseigne Total et, au surplus, se contente d'indiquer un prix à la pompe et non le prix de vente consenti à l'exploitant de la station par l'entreprise pétrolière.
La preuve n'est donc pas rapportée que Total ait pratiqué à l'égard de la SA Céramic Ardennes une politique discriminatoire de prix.
S'agissant des autres arguments, il y a lieu de relever que la SA Céramic Ardennes ne fournit aucun élément permettant de mettre en évidence un abus de droit ou de position dominante. En effet, elle a librement souscrit les deux contrats d'approvisionnement et Total était parfaitement en droit d'en exiger le respect.
Il aurait pu y avoir abus de droit ou de position dominante si elle avait tenté de contraindre son co-contractant à accepter une modification du contrat en le menaçant de rompre ses relations avec lui ou de les rendre plus difficiles.
Tel n'est pas le cas en l'espèce puisque c'est la SA Céramic Ardennes qui a rompu les contrats en raison du refus légitime de Total d'accepter une modification de ceux-ci.
En conséquence, il convient d'infirmer le jugement entrepris et de déclarer que les contrats ont été résiliés à l'initiative de la SA Céramic Ardennes, mais conformément aux dispositions conventionnelles fixées par les parties, qui prévoyaient expressément la possibilité pour l'exploitant de refuser le nouveau tarif proposé par Total.
SUR LA RESTITUTION DES CUVES ET DES VOLUCOMPTEURS
L'article X du contrat (RM 7) d'approvisionnement en carburants stipule qu'en cas de cessation anticipée ou de résiliation de l'accord pour toute cause quelconque non imputable à Total, la SA Céramic Ardennes devra restituer le matériel appartenant à Total, et ce dans le mois, les travaux d'ouverture des fosses et de vidange des réservoirs devant être effectués par la SA Céramic Ardennes.
Pour s'opposer à l'application de cette clause, la SA Céramic Ardennes invoque, d'une part, un abus de droit, les travaux entraînant la démolition de la station-service, ce qui est hors de proportion avec la valeur résiduelle des cuves, d'autre part, le fait que la commune intention des parties était que la dénonciation du contrat soit aussi avantageuse ou peu dommageable pour l'une que pour l'autre des parties.
<Au vu des stipulations contractuelles qui sont dépourvues de toute ambiguité et ne sont pas susceptibles d'interprétation, la SA Céramic Ardennes ne peut exiger aux lieu et place de la restitution à laquelle elle est tenue, la vente par Total des cuves et volucompteurs litigieux.
Tout d'abord, il s'agirait d'une vente forcée, en l'absence de tout accord des parties sur la chose et sur le prix, par laquelle le Tribunal modifierait la volonté des parties, clairement exprimée dans leurs conventions.
Par ailleurs, ce n'est pas par abus de droit, mais dans un intérêt légitime que Total sollicite la restitution des cuves et volucompteurs.
En effet, la réutilisation de ce matériel par un de ses concurrents conférerait à celui-ci un avantage injustifié puisqu'il serait dispensé des investissements et travaux que Total a dû supporter pour la vente de son carburant.
Au surplus, la clause litigieuse, qui est stipulée de manière générale dans le type de contrat de distribution de carburants dont s'agit, n'a pas pour effet d'empêcher, de restreindre ou de fausser le jeu de la concurrence.
En conséquence, c'est à tort que les premiers juges ont rejeté la demande en restitution des cuves et volucompteurs.
Il convient donc d'infirmer sur ce point le jugement entrepris et d'ordonner la restitution dudit matériel dans les trois mois de la signification de l'arrêt, sous astreinte de 500 francs par jour de retard, passé ce délai, étant observé par ailleurs qu'il n'existe plus de contestation en ce qui concerne l'obligation de restituer le petit matériel.
SUR LES DOMMAGES-INTERETS RECLAMES PAR TOTAL
Le Tribunal a rejeté, sans motivation, la demande de Total en paiement de la somme de 50.000 francs pour résistance abusive, préjudice commercial et concurrence déloyale.
Par jugement du Tribunal correctionnel de Charleville-Mézières du 17 mars 1986, Monsieur Lefranc, Président-Directeur Général de Céramic Ardennes, a été condamné à payer à Total une somme de 3000 francs à titre de dommages-intérêts pour atteinte à la marque et privation d'un profit sur vente de carburants achetés à la concurrence.
Il apparaît donc que la concurrence déloyale causée à Total par la vente dans la station-service exploitée par la SA Céramic Ardennes sous l'enseigne "Total" de carburants provenant d'un concurrent a déjà été indemnisée.
Par ailleurs, la résistance de la SA Céramic Ardennes ne peut être qualifiée d'abusive, celle-ci ayant pu se méprendre sur l'étendue de ses droits.
Il convient donc, pour ces motifs, de confirmer le rejet par les premiers juges de cette demande en dommages-intérêts.
SUR LES DOMMAGES-INTERETS RECLAMES PAR LA SA CERAMIC ARDENNES
La SA Céramic Ardennes, par appel incident, a repris sa demande reconventionnelle en paiement d'une somme de 119.000 francs à titre de dommages-intérêts, soit 69.000 francs pour baisse de son chiffre d'affaires en raison des agissements de Total et 50.000 francs pour concurrence déloyale.
Ainsi qu'il a déjà été exposé précédemment, la SA Céramic Ardennes n'a pas démontré qu'elle avait été victime d'une politique discriminatoire de prix de la part de Total, ou d'autres agissements fautifs de celle-ci.
En effet, les prix de vente des carburants ont successivement été acceptés par la SA Céramic Ardennes, conformément aux dispositions contractuelles, jusqu'à la rupture de la convention d'approvisionnement en carburant et ne peuvent donc, jusqu'à cette date, être considérés comme excessifs.
Au surplus, la baisse éventuelle du chiffre d'affaires, dont la réalité et l'étendue ne sont pas démontrées par des pièces probantes, s'expliquerait parfaitement par l'évolution des prix du pétrole à l'époque.
Par ailleurs, la SA Céramic Ardennes n'indique pas en quoi, hors la prétendue politique discriminatoire de prix, elle aurait été victime d'une concurrence déloyale.
Pour l'ensemble de ces motifs, il y a lieu de confirmer le rejet de la demande en dommages-intérêts de la Société Céramic Ardennes.
SUR L'ARTICLE 700 DU NOUVEAU CODE DE PROCEDURE CIVILE ET LES DEPENS
L'équité n'impose pas de faire application des dispositions et l'article 700 du Nouveau Code de Procédure Civile au profit de l'une ou l'autre des parties, le jugement entrepris sera confirmé sur ce point.
La SA Céramic Ardennes, qui succombe dans l'ensemble de ses prétentions, devra supporter l'intégralité des dépens d'instance et d'appel.
Par ces motifs : LA COUR, statuant contradictoirement, Déclare recevables en la forme l'appel principal et l'appel incident, Au fond, confirme le jugement entrepris en ses dispositions par lesquelles il a : - déclaré recevable la demande formée par la Société Total Compagnie française de Distribution, - donné acte à la Société Céramic Ardennes de son offre de restituer deux candélabres, un lampadaire, un bandeau orange, un mât de 6 mètres, un caisson lumineux, un portique, quatre limitateurs de remplissage et du petit matériel et dit que la mise à disposition devra s'effectuer dans le mois de la signification du jugement, sous astreinte, - débouté la Société Total CFD de sa demande en dommages-intérêts et en remboursement de frais non répétibles, - débouté la SA Céramic Ardennes de sa demande reconventionnelle ; l'infirmé pour le surplus, et, statuant à nouveau : condamne la SA Céramic Ardennes à restituer dans les conditions contractuelles à la Société Total CFD 4 réservoirs de carburants et 5 appareils volucompteurs tels que figurant au procès-verbal de réalisation d'installation du 1er octobre 1981, dans les 3 mois de la signification de l'arrêt, et ce sous astreint de 500 francs (cinq cents) par jour de retard, passé ce délai ; Condamne la SA Céramic Ardennes aux dépens d'instance et d'appel, et autorise, pour ces derniers, Maître Millot, avoué, à faire application de l'article 699 du Nouveau Code de Procédure Civile.