CA Dijon, 1re ch. sect. 1, 13 novembre 1990, n° 1235
DIJON
Arrêt
Confirmation
PARTIES
Demandeur :
Vitry-Distribution (SA) - Centre Leclerc
Défendeur :
Parfums Christian Dior (SA)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Combes
Assesseurs :
MM. Martin, Ruyssen
Avoués :
SCP Fontaine Tranchand, SCP Avirl-Hanssen
Avocats :
Mes Jousset, Jourde.
Faits, procédure, prétentions et moyens des parties
Au motif que la SA Vitry Distribution, qu'elle n'avait pas agréée, vendait dans son magasin du Centre Leclerc de Vitry des parfums de luxe portant sa marque, la société des Parfums Christian Dior l'a assignée en référé pour faire cesser le trouble manifestement illicite que lui causait, selon elle, ces actes de concurrence déloyale ;
Retenant que la société Vitry Distribution n'établissait pas l'illicéité alléguée du réseau de distribution sélective de la société demanderesse et que les ventes incriminées tendaient à " ruiner le système de vente des parfums haut de gamme qui est une des conditions de leurs succès commerciaux en France et à l'étranger et à échapper aux contraintes imposées par un contrat dont elle nie qu'elles existent pour mieux s'en libérer elle-même ", le président du tribunal de commerce de Paris lui a fait défense, sous-astreinte de 10.000 frs par infraction constatée, de continuer à commercialiser les produits fabriqués et vendus par la société Christian Dior, a désigné un huissier de justice en qualité de séquestre de ces produits et l'a condamnée au paiement d'une somme de 5.000 frs pour frais de justice non taxables, par ordonnance du 6 juin 1985 que la société Vitry Distribution a frappée d'appel.
La Cour d'appel de Paris (14e chambre A) a confirmé cette décision, le 19 mars 1986, et a estimé que le contrat type liant le fabricant à ses distributeurs agréés répondait apparemment aux exigences de la jurisprudence française et de la Cour de justice des communautés européennes et que l'existence d'une contestation sérieuse, qui n'était pas évidente en l'espèce, n'était pas de nature à empêcher la constatation du trouble manifestement illicite résultant de la mise en vente des produits Christian Dior qui ne sont commercialisés que dans le cadre de la distribution sélective.
La Cour de cassation (chambre commerciale) a censuré cet arrêt le 31 janvier 1989, sous le visa des articles 873 du nouveau code de procédure civile et 1382 du code civil, au motif qu'en ayant ainsi statué, sans rechercher si la société Christian Dior, à qui incombait la charge de la preuve, établissait la licéité de son réseau de distribution sélective considéré dans l'ensemble des conventions s'y rapportant, dès lors qu'étaient cités l'avis de la commission de la concurrence et l'amende infligée en conséquence à cette société pour des pratiques contraires à la concurrence, la cour d'appel n'avait pas donné de base légale à sa décision.
Devant cette cour, désignée comme cour de renvoi, la société Vitry Distribution soutient, d'une part, qu'il appartient au fabricant d'établir la preuve de la licéité des réseaux et des contrats de distribution sélective et non aux grandes surfaces de faire la preuve contraire, dès lors que la distribution sélective est une exception au principe de la libre concurrence, que suivant la jurisprudence constante de la Cour de cassation ne doit pas être limitée la liberté du vendeur de fixer lui-même le prix de revente du produit et qu'en application de l'article 1315 du code civil celui qui réclame l'exécution d'une obligation doit la prouver, ce que ne fait pas la société Christian Dior, et d'autre part, qu'étant un tiers au regard des contrats conclus entre le fabricant et les distributeurs, sa responsabilité ne pourrait être engagée sur le fondement de l'article 1382 du code civil que tout autant qu'elle serait convaincue d'avoir aidé en connaissance de cause l'un des cocontractants de la société Christian Dior à enfreindre les obligations auxquelles il était tenu à son égard, qu'une telle preuve n'est pas rapportée, notamment celle d'un approvisionnement illicite, et que ne constitue pas un acte de concurrence déloyale la seule vente de produits en dehors du réseau organisé, ni que peut être considérée comme une publicité mensongère l'indication que ces produits ne peuvent être vendus que par des distributeurs agréés, dès lors que le vendeur n'est pas l'auteur de ce message publicitaire. Elle prétend aussi que le fabricant ne saurait invoquer l'imminence d'un dommage susceptible de justifier la saisine de la juridiction des référés, alors que n'est pas établie l'existence d'une faute d'où résulterait une diminution du prestige attaché à la marque et une baisse constante du chiffre d'affaire et que le juge d'appel doit se placer pour apprécier l'imminence du dommage invoqué à la date où il statue et non à celle de la décision déférée.
Elle conclut donc à la réformation en toutes ses dispositions de l'ordonnance critiquée et à l'allocation d'une somme de 20.000 frs pour frais non compris dans les dépens.
La société Parfums Christian Dior soutient pour l'essentiel qu'est étanche son réseau de distribution sélective en ce qu'aucune livraison de ses produits ne peut être faite licitement à un commerçant n'ayant pas souscrit un contrat lui interdisant la revente en dehors du réseau. Elle affirme aussi qu'il est licite au regard du droit de la concurrence, qu'il s'agisse des dispositions du droit positif interne ou de celles du Traité de Rome. Elle estime qu'est caractérisé le trouble manifestement illicite qu'elle invoque, dès lors que les conditions de commercialisation de la société Vitry Distribution dans un cadre peu valorisant sont de nature à porter atteinte au prestige de sa marque et révèlent une pratique de vente sans stock, de marque d'appel et de publicité mensongère, circonstances justifiant la décision du juge des référés dont elle sollicite la confirmation ;
La cause a été communiquée au ministère public.
Il convient de se reporter pour plus ample exposé aux décisions précitées et aux conclusions des parties devant la cour de renvoi.
Motifs de la décision :
Attendu que l'appréciation de la licéité d'un réseau de distribution sélective implique l'analyse des obligations réciproques des contractants, celle des conditions de l'agrément du revendeur qui doit avoir été choisi en fonction de critères objectifs de caractère qualitatif relatifs à sa qualification professionnelle, à celle de son personnel et à l'agencement de ses installations, en vue d'assurer au consommateur une prestation de meilleure qualité - sans qu'il en résulte une restriction de la liberté du revendeur de fixer lui-même le prix de vente des produits ; qu'elle requiert aussi l'étude du contexte économique et du fonctionnement de l'ensemble du réseau tant sur le territoire national que dans les pays de la Communauté économique européenne (CEE) que dans ceux qui n'en font pas partie ainsi que la vérification du libre jeu de la concurrence entre fabricants de produits de marque différente et entre distributeurs de produits de même marque ;
Attendu qu'en raison de sa complexité une telle analyse constitue une contestation sérieuse excédant la compétence du juge des référés alors surtout qu'en ce qui concerne la société intimée la commission de la concurrence a estimé, le 1er décembre 1983, qu'elle avait ainsi que d'autres parfumeurs enfreint les dispositions de l'article 50 de l'ordonnance n° 45-1483 du 30 juin 1945 en ayant participé à des actions concertées ou à des ententes tacites visant les activités de distributeurs qui pratiquaient des rabais ; que s'il est vrai que le Conseil d'Etat a annulé le 13 juin 1988 la décision par laquelle le ministre de l'économie, des finances et du budget a, sur l'avis de la commission, infligé à cette société une amende de 125.000 frs au motif que les documents sur lesquels était fondé cet avis ne revêtaient pas une valeur probante suffisante pour affirmer que l'action du fabricant procédait d'un objectif de nature anticoncurrentielle, il n'en demeure pas moins que le paragraphe de l'avis critiqué relatif aux prix conseillés, suivant lequel la société Christian Dior se livrait " à une fréquence significative à des pressions... pour faire respecter les prix conseillés " n'a pas encouru de ce chef la censure du Conseil d'Etat qui a seulement considéré que cette circonstance n'était pas de nature à justifier l'application d'une sanction pécuniaire, dès lors qu'étaient écartés les griefs principaux retenus par la commission ;
Mais attendu qu'en tenant même pour établie à la date de ce jour, à laquelle doit se placer la Cour statuant en matière de référé, la licéité invoquée, comme le soutient non sans quelque raison la société Christian Dior au vu notamment d'une lettre de classement de la Commission des communautés européennes et de plusieurs décisions judiciaires, il reste à rechercher si est caractérisé le trouble manifestement illicite dont elle se plaint ;
Attendu, en effet, que le juge des référés tient de l'article 873 du nouveau code de procédure civile le pouvoir de prescrire en référé, même en présence d'une contestation sérieuse, des mesures conservatoires ou de remise en état qui s'imposent soit pour prévenir un dommage imminent soit pour faire cesser un trouble manifestement illicite ;
Attendu que selon la société intimée l'illicéité manifeste de ce trouble résulte en particulier des conditions dévalorisantes dans lesquelles la société Vitry Distribution commercialise les produits de sa marque ; qu'elle verse au débat un procès-verbal de constat en date du 25 février 1985 d'où il ressort que des produits portant la marque Christian Dior n'étaient pas présentés à la vente au rayon parfumerie mais dans deux armoires vitrées situées à l'extrémité du rayon alimentation, que ces vitrines étaient fermées à clé, que le client devait s'adresser au "point information" pour en faire l'achat mais en régler le prix au rayon boulangerie situé à l'extrémité du magasin ;
Attendu que si la mise en place d'un réseau de distribution sélective ne peut avoir pour effet de faire obstacle à l'admission d'autres modalités de vente nécessairement différentes de celles imposées aux distributeurs agréés, encore faut-il que les distributeurs n'appartenant pas au réseau s'attachent à commercialiser des produits de luxe dans des conditions compatibles avec la qualité " haut de gamme " de ces produits ;
Attendu, en l'espèce, que l'exposition en vue de la vente d'un flacon atomiseur contenant une eau de toilette et de savons portant le nom de Christian Dior dans une vitrine située non point au rayon parfumerie mais à l'extrémité du rayon alimentation, la nécessité pour l'acheteur de s'adresser à un préposé du stand information situé près de la sortie du magasin, de retourner avec lui à la vitrine d'exposition et d'aller régler le prix au rayon boulangerie à l'autre extrémité du magasin sont autant de difficultés qui empêchent le service d'une prestation de qualité, qui sont dévalorisantes pour la marque considérée et qui constituent un manquement aux usages loyaux du commerce ; que ces circonstances caractérisent, dans le cas particulier, le trouble manifestement illicite invoqué de nature à justifier les mesures conservatoires prescrites par le premier juge dont doit être approuvée la décision ;
Décision
Par ces motifs : La Cour, Confirme en toutes ses dispositions l'ordonnance attaquée ; Laisse les entiers dépens à la charge de la société Vitry Distribution.